Difficile, impossible peut-être, d’expliquer l’humour de DAVA : comme Jerry Lewis, certains memes très élaborés ou l’œuvre protéiforme de Tim Heidecker, leur comédie semble condamnée à être inexplicable, inanalysable, seulement comprise ou incomprise, fonctionnant même sur le fait d’être difficile à comprendre. Ils n’échappent peut-être pas à un soupçon de snobisme – ils font du snobisme total, aristocratique, la fondation de leur humour, ils le poussent au point de l’auto-contradiction. Il y a quelque chose d’anti-comique chez DAVA, drôle parce que ce n’est pas drôle, donc pas drôle, donc drôle ; quand on rit devant DAVA on sent bien, aussi, que l’on arrive au bout de quelque chose, un point de non-retour ou au moins un point de résistance de l’humour, de la comédie. Drôle de plan de carrière que de rechercher l’hermétisme et de circonscrire le plus possible le public « de niche » qu’ils visent malgré tout. Mais le fait même qu’ils cherchent la complexité, la résistance, prouve que les mécanismes de leur humour ne sont pas ineffables : leur humour est codé, mais le chiffrement n’est pas inviolable.
Disons que leur objet est, en premier lieu, la langue. Française, mais pas seulement : Augustin Shackelpopoulos manie régulièrement un étrange anglais, notamment, dans cette nouvelle vidéo, dans le cadre d’une superbe imitation d’Emmanuel Macron, imaginé au téléphone avec son camarade « Volodymyr », c’est-à-dire – c’est ce qui rend cette imitation si excellente – dans un cadre à la fois « présidentiel » (il s’agit d’une discussion entre deux chefs d’état) et presque intime (ils discutent comme deux amis proches). Cependant, pour paraphraser un des plus fameux passages de TALIS QUALIS (2022), on pourrait se demander : « Mais quelle langue ? Il y en a tant. » Ce qu’ils utilisent et moquent, c’est la langue, ou plutôt la parole « médiatique » – celle des journalistes de télévision et de radio particulièrement, mais aussi celle des hommes politiques, des start-upers, des YouTubers, des « stars ». Ils n’hésitent d’ailleurs pas, dans leur écriture, à reprendre les mots et à imiter la diction de personnalités de seconde zone, oubliées et oubliables – qu’il s’agisse de moments de télé très « années 2000 » ou de pseudo-stars d’internet (la fameuse interview du « gaulliste social » qui clôt TALIS QUALIS s’inspire de la sphère « souverainiste » du YouTube francophone). DAVA est, enfin et peut-être surtout, une forme très française de « cringe comedy », genre plus souvent américain.
TYBALT, publiée en mai, consiste une fois de plus en un « champ-contrechamp simultané », le plus souvent découpé en split-screen, filmé dans une maison de campagne, en l’occurrence en Bretagne, où Augustin Shackelpopoulos et Sacha Béhar se retrouvent pour discuter d’enjeux liés à l’actualité politico-médiatique immédiate. Leurs discussions, cependant, finissent toujours par retomber sur les mêmes sujets : la politique française, le suicide, la pédocriminalité, l’extrême droite… Autant de sujets réputés « difficiles » à propos desquels ils répètent des éléments de langage médiatiques (impossibles à identifier formellement tant ils sont banals) en les ponctuant de chutes absurdes, sèches et volontiers choquantes – d’autant plus drôle qu’elles sont complètement gratuites. Il est d’ailleurs possible qu’une certaine répétition se dessine : l’auto-référentialité, qui va ici jusqu’au titre (« Moi, mon chat, il s’appelle Tybalt ! », disait Sacha Béhar dans plusieurs vidéos) a toujours été la marque de fabrique du duo, mais la machine comique semble ici peiner à trouver de nouveaux référentiels – répétition d’autant plus regrettable que leur dernier spectacle, DAVA 9, était quant à lui particulièrement créatif et surprenant.
La moquerie de la doxa nous semble ainsi moins fine qu’à l’accoutumée, et les mots-réflexes et autres éléments de langage ici imités semblent choisis avec moins de subtilité. Alors que dans leurs précédentes vidéos, le duo avait travaillé avec des expressions que leur public pouvait partager (« confinements successifs »), poussant la moquerie vers une critique d’une certaine langue « majoritaire », TYBALT pousse moins loin la recherche, jouant avec des jeux langagiers trop unanimement reconnus comme ridicules (la discussion Zoom qui ouvre la vidéo par exemple, et le live TikTok à sa suite). Certaines blagues très drôles de TYBALT restent langagières, mais elles sont plutôt écrites que parlées ; on peut penser aux fausses dates de naissance et de mort ou au discret et très bref « [Subs_by_Alligat0r] » qui apparaît quelques instants dans l’un des premiers plans, et qui pourrait presque passer sous nos yeux comme une habitude. Le duo a d’ailleurs l’habitude de travailler la langue écrite, leurs premiers faits d’armes étant les « Fiches de lecture », qui ont connu une forme publiée – leur monde est sans doute fait pour aboutir à un beau livre.
Les vidéos de DAVA ont, certes, toujours été plus qu’une captation de leurs spectacles, et plus, même, qu’une « version augmentée » de ceux-ci. Pas parce qu’elles sont ponctuées de mises en scène et de courts moments de fiction (faux spots publicitaires, pseudo-happenings…), qu’ils incorporent déjà dans leurs spectacles, mais pour la « mise en situation » qu’elles impliquent : il y a une vraie patte DAVA dans cette manière d’installer les personnages face à face, dans différents décors (souvent assez beaux), d’imaginer une multitude d’entrées et de sorties de champ, de « ménager une place » au spectateur (comme on le dit des grands documentaristes), mais une place peu confortable, étrange, impossible. Leurs vidéos semblent gagner en précision formelle, en autonomie esthétique, et tout simplement en professionnalisme – la lumière est plus belle, les plans plus tenus, les raccords moins maladroits, et les parties « fictionnelles » ne sont plus seulement des pastiches idiots mais de véritables expériences formelles. Une des trouvailles comiques les plus étrange de TYBALT est par exemple l’apparition silencieuse absurde d’Augustin Shackelpopoulos derrière l’épaule de Sacha Béhar, alors qu’ils discutent face à face, bousculant encore plus l’impression d’irréalité inhérente au dispositif de DAVA : ce qui est rompu n’est plus seulement la cohérence du discours, le pacte fictionnel, mais la logique du temps et de l’espace.
On sait que les membres de DAVA sont des cinéphiles – Sacha Béhar a créé son podcast d’anti-critique de cinéma, Parasite, il y a quelques mois (après deux vidéos « bilan » des films de 2022 et des Césars 2023). Ce que TYBALT, par son assise formelle, affirme, c’est une progression vers le cinéma d’auteur : le dernier plan, par sa durée, son découpage sonore (le point d’écoute est très localisé alors que le cadrage est très large), est un beau plan de cinéma. Il faut bien faire attention à ces deux mots, le mot « plan » et le mot « cinéma », pour ne pas dire ce qui est faux : TYBALT n’est pas tout à fait un film, DAVA n’est pas tout à fait un duo de réalisateurs, mais leur œuvre filmée relève bien de ce quelque chose qui existe encore et que l’on peut appeler cinéma (elle en est peut-être même une des incarnations les plus vivantes aujourd’hui).
TYBALT est aussi saturé d’étranges plans décadrés qui s’attardent sur des fleurs, avant de revenir aux personnages. Cette insistance sur les fleurs et les plantes, comme un herbier, m’a rappelé un film revu il y a quelques semaines, celui d’un autre artiste à l’humour étrange, lui aussi obsédé par le langage, l’écriture et la parole, lui aussi à la frontière de ce qu’on appelle cinéma, qui s’appelle Jean-Luc Godard. Il fut l’auteur d’un film au montage à peu près aussi anarchique, où il montrait des bouquets de fleurs et s’intéressait à un chien et non pas à un chat, qui s’appelle Adieu au langage. Et dans le délire que le visionnage d’une vidéo de DAVA provoque inévitablement, je me suis retrouvé à inverser les perspectives ; j’ai pensé que les sautes d’humeur incompréhensibles, les citations criées du film de Godard, pourraient être des blagues de DAVA. Que le duo pourrait, par exemple, reprendre tel quel, puisqu’après tout c’est leur habitude, ce cri prononcé par un des personnages d’Adieu au langage, exténué par l’accumulation de citations, « Encore un allemand ! »