Certains films semblent directement écrits en romans. De vrais personnages, de vrais amis, de vrais amants les peuplent et donnent matière, sur l’écran, à quelque chose de romanesque. À son image, le film de l’Ajaccien Thierry de Peretti, sorti début septembre, est de ceux-là. Et s’il est romanesque, ce n’est pas seulement parce qu’il est l’adaptation réussie du roman éponyme de Jérôme Ferrari, c’est parce que ses personnages — avec en tête Antonia, la photographe libre et butée de Corse matin — son rythme (plus de dix ans en un peu moins de deux heures) et sa structure (savamment organisée autour d’ellipses efficaces) participent d’un seul souffle, d’un seul élan enlevé qui a à voir avec la vie.
C’est d’abord le « tragique » qui prend toute sa place, dans À son image et dans une Corse en proie à la terreur des hommes cagoulés du F.L.N.C. — dont fait partie Pascal, le petit ami d’Antonia. Dès la séquence d’ouverture, alors qu’un rideau mécanique tombe lentement à la fenêtre et plonge Antonia dans l’obscurité de sa petite chambre d’hôtel, c’est déjà un destin fatal qui s’annonce. La fin de la première partie du film le confirme : la jeune femme, fatiguée par son nouveau travail de photographe de mariage et par une soirée trop arrosée, meurt à trente-trois ans d’un accident de voiture, sur une route de Calvi.
Mais précisément, dans À son image, le tragique (le mot revient souvent — « tu aurais dû écrire des tragédies » lâche Antonia à son père qui la sermonne) est déjà consommé à l’ouverture du film (la mort du personnage principal, le rideau qui tombe comme au théâtre) et cède vite sa place à la vie d’Antonia, au banal des existences (les disputes entre amis, avec les parents, avec les amants, au parloir comme au bistro), à « l’absence totale de tragique » (l’expression est de Simon, le narrateur ami et amant d’Antonia) et, finalement, au romanesque. Se déploient alors les expériences, les aventures, les passions qui font les bons romans capables d’exciter l’imagination. Les multiples personnages discutent, se retrouvent, se réjouissent et existent ensemble, à l’image de ces polyphonies corses qui résonnent lors de la scène de fête où les coups de feu tirés en l’air et les chants nationalistes contre l’État français sonnent encore gaiement pour la bande d’amis d’enfance. La séquence en plan large où la foule se presse dans un mouvement régulier de balancier et où la bière coule à flots dans les gosiers est à cet égard une vraie réussite, dans la lignée des mariages chez Cimino : le mouvement de la fête concentre et embrasse le film choral pour un bref instant d’insouciance (« c’est la meilleure soirée de ma vie » déclare Simon à ses amis hilares, tout en vomissant sa calzone).
Alors seulement le romanesque, malgré la violence, les morts, les allers-retours en garde à vue et en prison, remplace le tragique sans jamais ronronner, toujours relancé par cette force consciente de ses « capacités » qu’est Antonia, jeune femme toujours décidée (décidée à rejoindre le front de « haute intensité » en Yougoslavie, lassée des faits-divers corses et des conférences de presse folkloriques avec cagoules et voix trafiquées ; décidée à ne plus suivre Pascal dans le cercle sans fin de son militantisme ; décidée à avorter aussi, contre l’avis de Simon…), toujours inquiète (pour Pascal, pour elle-même, pour la morale de son métier quand elle photographie des cadavres…). Libre et butée, Antonia est un grand personnage de roman, toujours projetée vers l’avant, à la recherche du tragique authentique qui lui manque tant. Constamment en mouvement, elle regarde peu ses photos, les brûle parfois. C’est alors qu’elle devient un grand personnage de cinéma, incarnée par l’étonnante Clara-Maria Laredo, une jeune actrice corse de vingt ans seulement.
Si le film semble directement écrit en roman, c’est aussi pour sa grande fluidité, ou mieux, son souffle tendu qui évite l’écueil de toute adaptation, celui de la marche forcée d’un scénario qui court après une trame pré-existante pour la décalquer (que dire du Roman de Jim des frères Larrieu, adaptation manquée du roman-mélodrame de Pierric Bailly qui semblait pourtant « directement écrit en film » pour reprendre la formule de Bazin !). Les fondus enchainés et les fondus au noir (rejouant le baisser de rideau inaugural, qui plongeait l’espace et l’image dans le noir avant le carton-titre) sont l’image de cette fluidité virtuose, celle qui fonde la temporalité du récit dans son unité (de Calvi à Ajaccio en passant par Belgrade, de la fin des années 80 au début des années 2000) et dans son foisonnement (les personnages nombreux — Jean-Jo, Simon, Laetitia… et les autres — les sous-intrigues multiples, amoureuses, familiales, professionnelles…). Le tout est beau parce qu’il est un, et de la polyphonie corse naît un chœur de personnages, mené par les deux voix de Simon et d’Antonia.
Antonia est photographe, mais Thierry de Peretti prend soin d’éviter tout discours théorique lourdaud sur le rapport, déjà assez exploré et exploité, entre cinéma et photographie (demeurent seulement quelques remarques inutiles de Simon sur la photographie elle-même, sur la « vérité » des photos de famille). De façon remarquable, les clichés de la personnage principale, insérés à de rares occasions dans le film comme autant de photogrammes, ne figent rien et, avec les vidéos d’archives (bien utiles pour le spectateur dont la connaissance du nationalisme corse « canal historique » se résume à peu près, du moins pour l’auteur de ces lignes, à la lecture de l’Enquête corse de Pétillon) appuient la fluidité, l’étayent pour faire perdurer le souffle de la fiction jusqu’au bout (le film s’achève sur les tirages posthumes des photos de la reporter). Il ne s’agit plus de « faire romanesque », ou pire, d’illustrer le roman de Ferrari : c’est par l’intelligence intime des pouvoirs du cinéma que le réalisateur donne du souffle à l’image. La structure par répétition aussi (les disputes savoureuses avec les parents, tout en « francorse », où les phrases commencent en corse et s’achèvent en français, ou inversement ; les rendez-vous avec son parrain, figure morale du curé, incarné par Peretti lui-même…), loin de ressasser le récit, cadre l’intrigue et la relance toujours.
C’est sans doute par les éléments qui proviennent le plus directement et le plus évidemment du roman que le film semble parfois perdre de son efficacité. La voix off de Simon, trop présente, nous apparaît souvent superflue (nous voyons bien qu’Antonia reçoit une lettre de Pascal, nous voyons bien qu’Antonia est triste et seule à cette soirée), commente trop l’image, et explicite parfois des métaphores que la mise en scène pouvait à elle seule suggérer (les hommes cagoulés comme de « gros insectes aux yeux jaunes » nous précise Simon). On pourrait regretter des discours aussi, parfois trop transparents et prescriptifs (le curé qui a le dernier mot, regrettant la « haine » de ses ouailles qui virent nationalistes), parfois explicatifs et même pédagogiques au sens propre (Simon, devenu professeur d’histoire, met en garde quatre collégiens sur les dangers des guerres intestines après un cours sur la Guerre de 14). Alors seulement le projet d’un film authentiquement romanesque — et romanesque par ses propres moyens — perd sa force première, et la voix conclusive de Simon gâte la profondeur des images simples. Mais ces écarts n’empêchent pas le souffle de souffler, ils n’entachent pas la grande fresque déployée pour se fixer dans notre mémoire, à l’image de ce superbe plan séquence où de légers mouvements de caméra se posent sur Pascal au téléphone, suivent Antonia qui lui tourne lentement autour avec son appareil, à la recherche de l’angle juste. Le tout au son du morceau des Bérurier Noir dans son intégralité, « Salut à toi » (« Salut à toi, le peuple corse, / Salut aux filles du Crazy Horse »), qui fait résonner la solitude du militant face à toutes les luttes à mener, et l’abîme qui sépare la jeune femme du monde masculin du F.L.N.C.. Finalement, Antonia enclenche le retardateur et embrasse Pascal avant de se figer devant son objectif. Cette scène chorégraphiée, comme une pose longue, résume À son image : c’est le mouvement par-delà la photographie, et c’est le cinéma par-delà le roman.