Megalopolis, Francis Ford Coppola

Ego-Théo-Kolossal

Pierre Jendrysiak : J’espère que je ne paraîtrai pas trop prétentieux en évacuant d’office ce que je me permets de considérer comme un cliché critique : Megalopolis ne me semble pas « fou », mais plutôt raisonnable ; le film n’est pas malade ni délirant (ou bien il est d’un beau délire), il n’est pas difforme, il n’est pas incohérent. Il est, au contraire, plutôt univoque, linéaire, affirmé ; il est pétri d’idéal classique, débordant d’idées mais d’une organisation que j’ose qualifier de rigoureuse ; certes, il gagne à être revu, mais dès le premier visionnage, l’horizon exprimé est clair, dès les premières minutes. C’est l’histoire d’une société en crise, qui est en même temps l’Amérique contemporaine et la Rome antique, où se dégage une figure univoquement géniale, qui rêve de bâtir un monde nouveau, Cesar Catalina (Adam Driver), un architecte capable d’arrêter le temps.

Si le film gagne à être revu, c’est pour une raison presque physiologique – il contient tout simplement trop d’informations et de stimuli (l’un par l’autre, l’autre par l’un) pour être saisi du premier coup. Mais cela ne veut pas dire qu’il serait flou : il est seulement surmenant – ou bien il est infatigable, mais au sens légèrement ironique que Roland Barthes donnait à ce mot dans un de ses cours au Collège de France (« À chaque fois qu’on dit que c’est infatigable ça veut dire que c’est fatigant [11] [11] La phrase, qui n’est certes qu’une parenthèse, n’est pas retranscrite in extenso dans Le Neutre tel qu’il est publié par les Éditions du Seuil, mais est bien prononcée par Barthes dans le cours du 1er avril 1978, et audible sur l’enregistrement. »). Cela n’est pas, non plus, un défaut : c’est une qualité, au sens neutre, c’est-à-dire une caractéristique. Une scène, en revoyant le film, m’a semblé exemplaire : celle de la parade du maire, où, dans le même mouvement et dans la même série de raccords, les musiciens discutent du satellite soviétique qui ne va pas tarder à exploser en traversant l’atmosphère, tandis que Clodio (Shia LaBeouf) recrute un des musiciens, Aram (Balthazar Getty), comme bras droit. Deux moments importants du film sont ainsi esquissés, mais dans un fragment temporel si cassant qu’on ne les appréhende tous les deux qu’à moitié – et quand les fameux événements arriveront, on se dira d’abord « Ah, oui, c’est vrai, je n’avais pas bien compris. » Inévitablement nous sommes perdus, confondus ; et pourtant, comme dans le cinéma classique, dit « transparent », tout est annoncé, expliqué, puis répété. Nous nous perdons, mais sur un chemin tout droit, et les digressions de Francis Ford Coppola sont peut-être, comme disait encore Barthes dans sa Leçon inaugurale au Collège de France, des « excursions [22] [22] Leçon, Seuil (Points), 1978, p. 42. », mais elles ne perdent jamais de vue le sentier principal.

Megalopolis a bien un « message » (en fait il en a plusieurs, ou plutôt il n’en a qu’un mais que l’on peut verbaliser de nombreuses manières), univoque mais assourdissant : l’art a des pouvoirs, des droits, des devoirs infinis (je ne doute pas qu’on y reviendra). Mais la visée du film n’est pas seulement de dire le message, mais de le provoquer – comme le répète sans cesse Cesar Catalina, il s’agit non pas d’imaginer l’utopie, mais de la discuter, ce qui la provoquerait, la ferait « déjà advenir ». Et l’art, comme l’utopie, doit venir d’une irruption inarrêtable, il doit être un bloc, un constat – une bombe perceptive, comme la bombe que posait Gary Cooper dans Le Rebelle de King Vidor (il me semble incontestable que Vidor, celui de La Foule comme celui du Rebelle, est le cinéaste dont Coppola s’inspire ici le plus), comme la bombe de Mallarmé (« Je ne sais pas d’autre bombe, qu’un livre »). Mais l’explosion de l’évidence peut aussi se faire d’une manière moins violente, moins romantique, plus comique, plus sentimentale ; à travers les quelques pas d’un enfant, par exemple, dans le génial dernier plan[33] [33] Pouvoirs infinis de l’artiste, ébranlement par l’innocence enfantine, esthétique à la fois grotesque et grandiose, cinéma fantasmé : Megalopolis a décidément beaucoup à voir avec Annette de Leos Carax, lui aussi mené par Adam Driver, sur lequel nous étions déjà revenus en groupe. .

Coppola imagine aussi, il me semble, un·e spectateur·ice qui serait au cœur de l’explosion mais qui joyeusement y résisterait. Un·e spectateur·ice infini·e, capable de tout comprendre, de tout voir, de tout emmagasiner et retenir. Vieux fantasme cinéphile que Coppola n’est pas le premier à remettre sur la table, fantasme qu’en tant que cinéphile orthodoxe, répondant à la commande, je peux partager, et même imaginer de le voir réalisé. Disons que par instants, dans certains raccords, certains fragments de scènes invraisemblables, j’avais l’impression que le film touchait au but – qu’il soit réussi ou raté, beau ou laid, il touchait du bout des doigts son évidence fantasmée. Nous citerons, j’imagine, beaucoup d’exemples de ces fragments étranges et invraisemblables, où les personnages semblent trouer le tissu du film, entrouvrir la boîte de Pandore. J’en citerai deux, auxquels je repense beaucoup : les images sidérantes des colosses animés qui s’effondrent et se fracassent sur le sol ; et le plan où Adam Driver, sur les échafaudages qui survolent la maquette de la ville, jette un stylo vers la caméra, suspendant semble-t-il, non plus seulement le cours du temps, mais du film lui-même.

Élias Hérody : Le refrain de Brassens de Médine répète la phase « J’fais pas de rap pour qu’on l’écoute mais pour qu’on le réécoute » près d’une dizaine de fois. C’est à peu près à la même fréquence que l’on entend à l’égard de Megalopolis qu’il est impératif de le revoir, étant compris qu’une seule projection ne suffirait pas à l’ampleur de sa nouveauté – certains l’ont même vu quatre fois. Dans l’injonction au revisionnage de Megalopolis, il y a un peu d’inactualité, signe d’un décalage à l’égard du cours actuel que prend un cinéma hollywoodien marqué par des superproductions toujours plus calibrées. Autoproduit à hauteur de 120 millions de dollars, le film a connu un tournage mouvementé tant par sa méthode, basée sur l’improvisation, que par sa légende noire – Coppola s’est vu accusé d’agressions sexuelles. Il en résulte un rythme en contrepoint où les catastrophes nous parviennent par touches impressionnistes – c’est le cas de la destruction de New Rome – et les événements anodins ou l’introspection donnent lieu à des effets spectaculaires à l’instar d’une conférence de presse tenue au-dessus de la maquette de New Rome lors de laquelle on déclame du Shakespeare.

Indiscutablement, Megalopolis est un film de Francis Ford Coppola. On y repère des thématiques si présentes dans son œuvre qu’elles frôlent l’autoparodie, à commencer par la famille. Évidemment, l’aristocratie décadente de New Rome se résume à quelques lignées qui dirigent la ville sans qu’on saisisse trop comment on leur accorde autant de pouvoir. Cette fin de race de patriciens se dispute un empire par l’intrigue, la violence, dans la lignée des empereurs conspirateurs des Annales de Tacite. Les patronymes de ces familles, ces gentes pour revenir à la métaphore romaine, offrent différentes combinaisons – l’architecte Cesar Catilina tombe amoureux de Julia, fille du procureur Cicéron qui l’a accablé du meurtre de sa femme. On y lit une déclinaison de la décadence de la République romaine : Catilina, conjurateur accusé par Cicéron, se lie à César, dont le cognomen deviendra un attribut impérial, abrogateur de la République et promulgateur d’un pouvoir personnel. Tantôt Cesar, tantôt Catilina, telle est l’ambivalence du personnage principal, un bâtisseur qui a tendance à s’autodétruire.

Paradoxalement, c’est en se parant des oripeaux de l’Empire romain que ce futur, ce « tomorrow » scandé par Cesar pendant tout le film, se construit. Au béton promu par ses adversaires, Cesar défend le Mégalon, substance indéfinie, qui sert autant à soigner l’organisme qu’à bâtir sa cité rêvée [44] [44] Notons que les premiers usages du betun sont repérés dans la Rome antique, achevant le parallèle entre la chute de la civilisation du béton et celle de la République romaine. . Ces matières antagonistes, dont l’une est caractéristique de l’architecture moderne, opposent l’éphémère à l’éternel. Cet idéal architectural post-moderne devient le symbole d’un retour au classicisme, à la valeur immortelle de l’œuvre d’art. Par le biais d’une métaphore vitaliste – Julia tombe enceinte lors de la construction de la ville – ce projet architectural veut perpétuer une espèce jusqu’ici stérile.

Mais ces quelques pistes données au fil du film ne permettent pas d’en rendre la structure, si tant est qu’il y en ait une. Si l’on devait discerner un fil rouge, il se nouerait autour de la figure assez générale, et relativement convenue, du démiurge – associé à la figure du réalisateur lui-même, celle d’un être doté de la faculté de transformer son environnement, pour l’éternité. Cette figure, traitée au sein du film par le biais d’antinomies (le pater familias veuf, le modernisateur antiquisant, etc.), échoue cependant à me convaincre. On regrette que, contrairement au building classé que Cesar fait exploser à l’ouverture du film, Coppola ne rompe jamais franchement avec ses références patrimoniales. Elles signalent, en définitive, une sorte d’obstacle épistémologique propre à la démarche de Francis Ford Coppola : sa conception classique de l’artiste, qui s’effrite au regard des innovations que son tournage et la facture du film cherchent à développer, devient éculée, contradictoire avec le projet-même du film. Sans doute est-ce parce que ce que dit Megalopolis ne nous suffit pas qu’on cherche à ce qu’il nous le redise.

Juliette Couvreur : Si la structure narrative de Mégalopolis est en effet difficile à percevoir, le soin qu’apporte Coppola à l’ouverture et à l’épilogue de son histoire permettent néanmoins de contenir ce film qui nous surprend par la multitude de ses personnages, de ses split-screens et même de ses ratios d’image. Pour entrer dans cet univers si gigantesque aux figures aristocratiques inaccessibles, porté par un cinéaste à la filmographie tout aussi immense, je crois qu’il faut accepter de passer par la petite porte. À notre place de spectateur·ice, l’enjeu est de savoir où se placer pour observer les drames qui se jouent à New Rome.

L’usage traditionnel est de filmer les personnages à hauteur d’yeux lorsque ceux-ci parlent, ce qui semblerait particulièrement justifié dans un film aussi bavard. Or, Coppola use énormément de cadrages en plongée, comme pour écraser cette ville sur le déclin – l’humanité toute entière – dans un seul regard. En fin de compte, ce rêve de grandeur loge dans le creux d’une main divine, ces tourments aristocratiques demeurent une farce qui nous déroute, et où le·a spectateur·ice reste maître. Cependant, cette prétendue supériorité du spectateur·ice, juché.e à hauteur de gratte-ciel, est lentement abandonnée au cours du film, et nous sommes amenés à descendre de plusieurs étages. La fin du film et son dernier plan me sont notamment restés en mémoire car la grammaire de l’image semble alors avoir évolué : la famille Catilina/Cicero est filmée en contre-plongée, comme si nous étions devenus leurs inférieurs, comme si ce happy end venait consacrer l’autorité de ces grands autocrates. Nous ne pouvons que nous soumettre et nous tordre le cou pour observer cette famille toute puissante.

Dans ce petit monde tourné sur lui-même et aussi marqué par la science-fiction que le péplum, l’analogie qui saute aux yeux serait celle de l’univers du cirque qui nous donne à voir mille couleurs et spectacles au cœur d’un immense chapiteau. L’emploi des split-screens qui fragmentent l’écran en trois parties amplifie cette impression de fourmillement, et cette logique en trois temps nous entraîne dans une danse qui nous éblouit et nous distrait du récit. Comme le disait Pierre, ce trop-plein d’informations marque véritablement la singularité du film, faisant même à mon avis office de structure narrative. De même, nous assistons au fil de l’intrigue à de longs échanges entre Cesar Catilina et Julia Cicero, puis entre Julia Cicero et son père Franklyn Cicero, puis entre Franklyn Cicero et Clodio Pulcher, etc. La parole est ici comme un bâton de relais que les personnages se transmettent, et ce flot continu de mots et d’idées nous pousse à accepter ce rythme frénétique, au risque d’y perdre la compréhension des enjeux politiques qui secouent la ville.

Coppola fait de nous des enfants émerveillés par le chaos, il s’amuse avec  notre regard comme dans un tour de magie. Depuis les plans en plongée sur la ville au début du film jusqu’à ce plan final en contre-plongée, le réalisateur joue avec notre taille : de « spectateur·ice infini·e » et divin, nous dégringolons à hauteur de nourrisson. Le génie et la toute-puissance sont d’ailleurs des notions qui traversent tout le film, et qui seraient peut-être un des fils rouges que nous tentons ici de débusquer. L’intelligence de Coppola se trouve peut-être dans le fait de montrer aux spectateur·ice·s les limites de son propre film, notamment avec des raccords étranges dans des scènes de discussions pourtant très classiques. Le montage semble envoyer valser les conventions habituelles, les positions des personnages varient légèrement d’un plan à l’autre, leurs expressions également, créant des à-coups dans la fluidité des échanges qui nous sortent d’une illusion d’unité de temps au sein d’une scène – comme un rappel que nous assistons à un produit de cinéma avec ses propres artifices. Cette idée de truquer le temps au moment du montage, en passant sans cesse d’un axe à un autre, fait un habile écho au pouvoir de Cesar Catilina. Au lieu d’être le maître du temps, cet architecte de génie aurait tout aussi bien pu être monteur.

Façonné par le regard de multiples personnages, ce film se construit grâce à diverses perceptions qui diffèrent d’une unique réalité objective. La scène entre Julia et Cesar, juchés sur une sorte d’échafaudage qui surplombe la ville, assimile finalement cet art de l’illusion à un cinéma que vise au fond Coppola : une machine à rêves accessible à celles et ceux qui acceptent de jouer le jeu les yeux fermés. Lorsque Cesar montre à Julia sa maquette d’éco-école futuriste faite de rouleaux en carton et de cônes de chantier, celle-ci déambule les paupières closes au milieu de ce bric-a-brac et parvient à percevoir l’école utopique grâce au pouvoir de son imagination et à la confiance qu’elle place en Cesar. Ainsi, les personnages de Coppola représentent peut-être le génie humain, mais l’intelligence revient au spectateur qui se frotte à ce monde avec les yeux d’un enfant, tout en ayant la connaissance des limites de celui-ci. La magie naît de la confiance que le public tisse avec le Conteur de l’histoire, quitte à ce que ce dernier perde le fil du récit. Cette connaissance, certes, tend à nous couper d’un rapport plus sensible au film, où souvent les émotions et les tourments des personnages échouent à m’émouvoir, sans doute parce que l’attention y est saturée par les artifices et trucages visibles de la mise en scène.

Jules Conchy : Je suis d’accord, mais je ne sais pas s’il s’agit d’un échec. Ce défaut d’identification aux personnages et cette saturation attentionnelle peuvent aussi être compris comme un effort de distanciation – au sens brechtien [55] [55] « Au lieu de s’identifier au héros, le public doit plutôt apprendre à s’étonner des circonstances dans lesquelles il se meut. […] Cette découverte (distanciation) des états de choses se fait par interruption des déroulements. » Walter Benjamin, Essais sur Brecht, 1955 (trad. Philippe Ivernel, La Fabrique, 2003) .  Dans Megalopolis, le moindre geste est scandé par des interruptions plus ou moins discrètes, qui peuvent expliquer le rythme si exigeant du film : ce n’est pas que « ça va vite » ou que « ça part dans tous les sens », c’est que ça n’arrête pas de buter, de trébucher, de couper. Juliette parlait de la défamiliarisation liée aux raccords. On pourrait également convoquer tous les moments où un personnage vient suspendre le cours de l’action pour imposer sa parole, ses règles, ses images [66] [66] Quelques exemples piochés au hasard des souvenirs du film : Catilina s’avançant sur l’échafaudage et volant la vedette au maire ; Wow Platinum arrêtant l’ascenseur en marche pour mettre les choses au clair avec Julia Cicero ; Clodio Pulcher interrompant la performance de Vesta Sweetwater en diffusant de fausses images compromettantes. . Si l’on ajoute à cela les interruptions médiatiques, les images de télévision, les enregistrements radiophoniques (l’un des nombreux clins d’oeil à Welles, autre grand média-mégalomane) et les interruptions musicales, véritables « numéros » visuels et sonores, on peut dire que Coppola passe maître dans l’art de l’interruption. César Catilina, sorte de portrait du cinéaste en jeune homme, pratique cet art de façon plus littérale encore : comme le savant fou de Paris qui dort (René Clair, 1925), il est capable d’interrompre le temps lui-même, et d’immobiliser la ville entière.

Si l’interruption du temps peut devenir la métaphore du geste créateur, c’est qu’il s’agit de produire un choc, d’interrompre un flux, et de valoriser l’inachèvement du geste. Le projet colossal de Coppola, tout autant que celui de son avatar architecte, se frotte à la question de la monumentalité et de l’inachèvement. Megalopolis (le film et la ville) est appelée, attendue, et le geste créateur s’inscrit dans un schéma ouvertement messianique. La question n’est pas de savoir si la prophétie de l’œuvre se réalisera ou non. Il s’agit plutôt de repérer ce qui, dans le processus même de sa réalisation, fait signe vers l’incomplétude, le manque. Les croquis de Catilina, feuilletés à toute vitesse, donnent forme à son œuvre tout en assumant de n’en être qu’un brouillon. Ces quelques « Carnets de notes pour Mégalopolis »[77] [77] Carnets de notes pour une Orestie africaine (Appunti per un’orestiade africana, 1970) est un film de Pier Paolo Pasolini. Il s’agit d’essais filmés préparatoires pour une adaptation de l’Orestie en Afrique, finalement jamais réalisée. Si les Appunti de Pasolini demeurent célèbres pour avoir donné une forme cinématographique au geste de l’inachèvement, un autre de ses projets inachevés semble toutefois plus proche de Mégalopolis : Porno-Théo-Kolossal. Ce projet interrompu par la mort de Pasolini en 1975, que nous connaissons à travers les étapes de scénario publiées par Mimésis, mériterait en effet d’être rapproché du film de Coppola sur plusieurs points : un schéma messianique, le mélange anachronique d’antique et de moderne, une comète qui apporte l’apocalypse, etc. pourraient tout aussi bien être ceux de Coppola lui-même, et cette séquence l’annonce d’un making-of légendaire sur les étapes d’écriture et de fabrication du film. Le Mégalon inventé par l’architecte, substance biomorphique à l’aspect végétal, en génération continue, défie la rigidité du marbre et semble être le matériau idéal pour une œuvre indéfinie.

Pourtant, Mégalopolis est finalement réalisée et le triomphalisme de la mise en scène dans la séquence finale cadre mal avec une poétique du brouillon ou de l’esquisse. Le film cultive une certaine ambiguïté autour de l’œuvre de Catilina : comme le remarquait Élias, celle-ci renoue étrangement avec la monumentalité antique et la pérennité du marbre en sautant par-dessus la parenthèse du béton. Ce qui n’interroge pas seulement sur la vision de l’art de Coppola, mais aussi sur l’ambition politique de son film et sur le sens de son discours sur le totalitarisme. J’ai du mal à concevoir que le cinéaste puisse monter (dans l’espoir de dénoncer le totalitarisme) des images d’archives d’Hitler et de Mussolini sans être au moins attentif à leur arrière-plan : les édifices monumentaux construits sous leur supervision. Que ce soit par ignorance ou par ironie morbide, ce montage montre l’inverse de ce qu’il prétend dire : Hitler espérait que les édifices de Germania (sa ville rêvée, son grand œuvre) soient suffisamment pérennes pour que leurs ruines puissent être contemplées des millénaires après sa disparition. Comme celles de Mégalopolis, les ruines nazies se conjuguent au futur.

Je ne me résous pas à opposer, comme je l’ai souvent lu (dans les Cahiers par exemple) la forme effectivement passionnante du film à un message éculé dont on pourrait faire abstraction. Le découpage participe à construire les antagonismes ou à les dissoudre. Il suffit de revoir les hallucinantes scènes de colère populaire, qui n’ont rien à envier aux plus réactionnaires traités de « psychologie des foules » : les « petites gens » n’apparaissent jamais qu’au travers d’un grillage, sorte de médiation symbolique qui indique déjà de quel côté se place la caméra. On peut d’abord croire (ou espérer) que les champs-contrechamps qui opposent les descendants de Crassus III et le peuple affamé, sont une expression schématique de la lutte des classes. Mais la fin du film balaye cette interprétation : Catilina monte sur le podium et le peuple redevient sage derrière sa grille pour l’écouter discourir sur la nécessité d’un « grand débat » citoyen (vocabulaire d’entrepreneur-politicien tristement familier…). Le film assume ce parti aristocratique, cet idéal d’homme providentiel : « Il est à la portée de tout homme audacieux de renverser une structure sociale. » L’antagonisme de classe est dissout dans la « grande famille de l’humanité », mise sous silence et pacifiée (le principe est d’ailleurs gravé dans le marbre de l’intertitre final : « une seule Terre, indivisible »).

C’est l’autre versant, moins radieux, de la « théâtralité » du film [88] [88] Coppola entretient avec le théâtre des rapports étroits : en plus d’y avoir commencé sa carrière, il revendique une pratique hybride entre théâtre et cinéma, comme dans son récent ouvrage sur le live cinema : Live Cinema and its Technique, Liveright, 2017 : la politique se déroule exclusivement on stage, et sa réussite se mesure au consentement unanime du public – invité à participer, mais seulement depuis la place qu’on lui a préalablement réservée. Le seul personnage du film à tenter de déplacer la politique, à descendre des planches, est d’ailleurs un affreux populiste corrompu.

Lors des premières séances de projections du film, un·e acteur·ice caché·e parmi les spectateur·ice·s devait interpeller l’orateur depuis la salle. Coppola avait même imaginé pousser le dispositif jusqu’à utiliser une intelligence artificielle pour adapter les réponses de Catilina à un échange libre avec le public. Même si cette tentative d’interactivité a finalement été évacuée de la version standard du film[99] [99] La scène ne conserve de la version originale qu’un surprenant changement de taille de l’image, qui occupe seulement la partie inférieure de l’écran le temps de la conférence de Catilina. , elle nous renseigne sur un certain découpage de l’espace de la polis. De toute évidence, la forme idéale de la politique chez Coppola ressemble à une grande conférence de presse ou un meeting

Hugo Kramer : Un mot n’a pas encore été prononcé, alors que Coppola l’adosse à son titre pharaonique, celui de fable ; terme à entendre à la fois comme récit des faits et légendes antiques, et court exposé à visée morale. Ce petit mot glissé au générique impulse une variation d’échelles, du gigantisme de la représentation newyorko-romaine à la petitesse de son schématisme. La fable au vernis doré qui sert d’enveloppe à Megalopolis a parfois la forme d’une peau ingrate – et je parle là de son décorum et de ses personnages symboliques, non de ses visions plastiques hallucinantes ; et ce qu’elle gagne en démesure, elle le perd en profondeur, voire en beauté. Non seulement on a souvent du mal à se passionner pour ce trop plein narratif qui use de l’Antique pour dépeindre le contemporain (l’éternelle obsession coppolienne du retour temporel), mais il arrive à l’ambition formelle démesurée d’en pâtir, entre deux trouées visionnaires. Le temps mythologique façonné par le cinéaste, au passage totalement lisible (tu l’as dit Pierre, le récit n’a rien de particulièrement complexe), semble être la doublure d’un autre, celui des joutes romaines, les deux finissant par s’annuler mutuellement. Il faut alors une certaine prise de hauteur, ces plans magnifiques juchés sur les échafaudages évoqués par Juliette, pour que la fable dégonfle, s’arrache aux courses de chars et aux perversions de l’image, et touche du doigt la fragilité de l’art.

Comme cela a été mentionné, Coppola n’invente rien de neuf vis-à-vis de la toute puissance à visée harmonieuse de l’art. Il faut donc se pencher sur la matière même de ce dernier, car c’est par elle que transite sa part la plus enivrante, beauté étourdissante d’un film ayant du mal à se défaire de certaines boursouflures. Si le Mégalon est tourné vers le passé, il l’est à seul dessein de confronter les créateurs à leurs propres deuils – l’image de l’épouse défunte de Cesar qui traverse la matière. Certes doué de propriétés infinies – à tel point que je finis par me demander si son accomplissement architectural n’aurait pas dû rester caché, fantasmé, alors que Coppola s’évertue à le représenter –, le matériau, boule de cristal qui se déploie en un kaléidoscope impur, est avant tout fait des souvenirs, des remords et des regrets. Se confronter au Mégalon, ce rêve d’une cité mouvante, revient avant tout à faire face aux fantômes qui le peuplent, créatures à même de faire vaciller l’édifice des rêves. Megalopolis arrive après un long silence, mais il succède surtout à deux long-métrages particulièrement personnels, Tetro (2009) et, surtout, Twixt (2012), qui figurait le tragique décès de son fils Gian-Carlo. Encore une fois, donc, tourner en boucle pour que les morts poignent à la surface. Et, à partir de ce mouvement bouleversant, mettre à nu – ou sur le métier dans Megalopolis – son cœur brisé, à l’image des facettes réfléchissantes d’un Mégalon comme prêt à imploser.

Il est une tarte à la crème dont on nous gave particulièrement ces dernières années, exemplairement avec le récent Babylon de Damien Chazelle, à savoir la « déclaration d’amour au cinéma ». Concevoir des épopées sous stéroïdes, seules capables d’être à la hauteur de l’Histoire du cinéma et de sa transmission. Si Megalopolis en est une, elle est destinée à la fabrication filmique – même si on peut noter que peu d’artistes en sont capables grâce à leurs propres économies, qui plus est pour 120 millions de dollars [1010] [1010] À ce titre, que Coppola arrive à réaliser son propre rêve de cinéma en philanthrope, force presque l’admiration, sans en faire un critère de jugement. . Et plutôt que certaines orgies visuelles, néanmoins dénuées de toute vanité et surtout pas envahissantes, je retiens du film les plans où Cesar fait traverser à ses collaborateurs la maquette de son fantasme, parc pour enfant semblable à ces villes miniatures que l’on enjambe, et les esquisses du projet, rafales de brouillons en split-screen. C’est-à-dire non pas l’illustration d’une grandeur achevée, mais sa projection, à vivre comme expérience physique et mentale. Définition même du projet American Zoetrope qui, avec Megalopolis, retrouve un élan vital : considérer le plateau comme une aire de jeu à risques, où certains effets plastiques se conçoivent en direct, complétés par une post-production tout aussi expérimentale. Et même si l’idée d’un imaginaire irréalisable, d’une citadelle impossible à concevoir, non pas tant parce que les rêves seraient disproportionnés et orgueilleux mais naïfs et inépuisables, se dilue dans le happy end, reste en mémoire toutes les tentatives qui auront précédé, et toutes celles à venir.

Megalopolis, un film de Francis Ford Coppola, avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel, Aubrey Plaza, Shia LaBeouf, Jon Voight...

Scénario : Francis Ford Coppola / Image : Mihai Mălaimare Jr. / Montage : Cam McLauchlin, Glen Scantlebury / Musique : Osvaldo Golijov

Durée : 2h18.

Sortie française le 25 septembre 2024.