Au Boulot !, Gilles Perret et François Ruffin

Les Yeux sans visages

par ,
le 13 novembre 2024
Au Boulot !, Gilles Perret et François Ruffin, 2024

Avertissement

Pour les besoins de sa critique, l’auteur a préféré concentrer le mauvais esprit dont il est capable sur le seul paragraphe introductif. Il entend ainsi évacuer d’emblée le ton sarcastique que, sans cela, il serait tenté de tenir tout du long. À rebours des trouble-fêtes, prompts en accusations de « populisme » et de « caricature », il s’est d’ailleurs reconnu dans les émouvants propos de cette journaliste sortie du dernier film du duo Ruffin-Perret « avec un amour des autres, de tous ces gens, de tous ceux qui… qu’on ne voit jamais, qu’on ne regarde jamais… et qui font la France.[11] [11] Natacha Polony, « Pourquoi les films de François Ruffin sont indispensables », Marianne, 24 octobre 2024 : https://youtu.be/uuCoXYXOnDM?si=lldNWUWv1JZ0FlKF&t=318 » Il se demande simplement, et en toute bonne foi, de quoi cet « amour » est fait.

Il ne s’agira pas d’agiter un vieil épouvantail critique (les « dangers » de l’émotion en politique), mais de s’intéresser simplement à la stratégie rhétorique du film et à son énonciation : qui parle ? qui voit ? qui montre quoi à qui ? pour quelles raisons ? Pour qui prend la peine de lire attentivement la citation ci-dessus, l’exercice se révèle instructif : « On » n’est pas impersonnel. Il comprend la journaliste, ses spectateur·ice·s ainsi que celleux de Au boulot !, comprendre : l’autre partie des « gens », « ceux qui voient » et « ceux qui regardent ». « On » s’identifie comme sujet voyant en même temps qu’« on » reconnaît son aveuglement. Plus encore, « on » sent que le film nous remplit d’amour pour ceux qu’il rend enfin visibles, en somme : « « On » n’aime bien que ce(ux) que l’« on » voit. »

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« Vous faites pitié », discours de François Ruffin à l’Assemblée Nationale, 7 mai 2023

Ces dernières années, Ruffin a fait de ce credo le fondement de son style en politique. Sa rhétorique pourrait presque être résumée à un élément : les prénoms. Dans le discours à l’assemblée du 7 mai 2023 (l’un des plus populaires du député sur YouTube), le prénom de « Véronique, auxiliaire de vie » devient un nom commun, Ruffin saluant « toutes les véroniques qui ont tenu le pays debout »[22] [22] François Ruffin, « Vous faites pitié », discours du 7 mai 2023 : https://youtu.be/uuCoXYXOnDM?si=lldNWUWv1JZ0FlKF&t=318 . Le prénom ne sert pas seulement à distinguer la travailleuse, devenue l’incarnation d’un groupe indéfini (un corps de métier ? une classe sociale ? un genre ? les trois à la fois ?) mais aussi (et surtout) l’orateur lui-même. Il permet de se débarrasser de l’ethos technique associé au discours politicien et de valoriser, au-delà de l’expérience de la travailleuse, celle du député, qui apparaît comme un homme simple, proche du terrain et capable de parler à tout le monde.

Mais c’est peut-être au cinéma, avec Merci Patron !, en 2016, que la rhétorique ruffinienne s’est cristallisée. Rappelons qu’à l’époque le film avait suscité l’engouement en dépassant les cercles de l’habituel public cinéphile/militant et en participant à l’essor du mouvement « Nuit debout »[33] [33] « Nuit debout, histoire d’un ovni politique », Raphaëlle Besse Desmoulières, Le Monde, 6 avril 2016.  https://www.lemonde.fr/politique/article/2016/04/06/nuit-debout-histoire-d-un-ovni-politique_4896808_823448.html . Le cinéma offrait à Ruffin les moyens d’une rhétorique à la fois plus forte et plus subtile, qui devait « construire un langage qui permet de sortir de l’entre-soi et de rencontrer d’autres classes sociales ». C’est qu’au cinéma, les « gens qu’on ne voit jamais » retrouvent non seulement un prénom, mais aussi un visage, un corps.

Ceux qui peuplent Au boulot ! représentent les divers métiers (livreur, cuisinier, ouvrier.e dans une usine de poisson, auxiliaire de vie, femme de ménage, entre autres) que découvre l’avocate Sarah Saldmann au fil du programme de « réinsertion sociale des riches » auquel Ruffin l’a conviée. Pas question de faire du « tourisme social » : le député prend la peine d’interroger les travailleur.euse.s sur leur parcours et de déjouer certains préjugés (sur l’immigration, la réussite scolaire, l’égalité de genre, entre autres).

Cependant, le film ne parvient pas tout à fait à éviter un certain exotisme, son dispositif donnant une place plus importante aux deux personnages en contre-champ. Saldmann, d’abord, dont la maladresse et l’ignorance constituent le principal ressort comique du film (il y aurait d’ailleurs à interroger l’insistance sur ce ridicule genré, fait de talons hauts et de robes Balmain, qui frôle – certes involontairement – la misogynie). Ruffin, ensuite, qui incarne l’ethos opposé : très à l’aise, il moque (gentiment) la bourgeoise en connivence avec les travailleur·euse·s et, à l’occasion de discrets regards lancés vers son chef op Gilles Perret, en complicité avec les spectateur·ice·s. Le cinéaste cultive d’ailleurs cette proximité en mettant en scène, comme dans ses précédents films, son goût pour la culture populaire – ce dont témoigne par exemple la bande-originale du film, digne des plus fameux karaokés, ainsi qu’une surprenante séquence d’insertion dans un club de foot féminin[44] [44] Cette façon de « faire peuple » (comment la nommer autrement ?) était déjà manifeste dans les déclarations du cinéaste en  2016 : « Dans le film, j’avais d’ailleurs été très attentif à glisser tout un tas de références culturelles très popus afin que tout le monde puisse s’y reconnaître : ça allait du maroilles à La petite maison dans la prairie. » « François Ruffin “Nuit Debout n’est pas un mouvement spontané, il a fallu l’organiser” », Télérama, 6 avril 2016. .

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Comment comprendre que ce qui constitue supposément le centre du film (les visages du travail) n’apparaisse finalement que comme un prétexte pour mettre en valeur ces deux attitudes ? C’est que, chez Ruffin, le prénom et le visage sont les éléments d’une stratégie rhétorique éprouvée, que les traités oratoires du premier siècle avant Jésus Christ nommaient l’« évidence ». Il s’agit pour l’orateur de « mettre sous les yeux » de son auditoire l’objet de son discours[55] [55] « C’est une grande qualité que de présenter les choses dont nous parlons avec une telle clarté qu’elles semblent être sous nos yeux. » Quintilien, Institution oratoire, circ. 92, VIII, 3, 62 afin de le concrétiser et de provoquer l’émotion.

Plutôt que de parler abstraitement de la condition ouvrière, mieux vaut donc inviter dans le discours l’image émouvante et singulière d’un·e ouvrier·ère. Les gros plans de Ruffin et Perret assument cette fonction perlocutoire, comme dans la séquence où Saldmann devient la stagiaire de Louisa, auxiliaire de vie. Après avoir (modestement) contribué à la toilette d’une personne âgée, l’avocate s’entretient avec la travailleuse. Subitement contaminée par l’émotion, Saldmann sort de la pièce et s’isole pour pleurer à chaudes larmes, dos à la caméra. Gilles Perret la suit, et tandis que l’avocate sort de nouveau de la pièce et martèle son refus d’être filmée, Ruffin insiste : « Mais non, c’est ça qu’il faut filmer ! » Pas tant les visages eux-mêmes, donc, que l’émotion qu’ils réussissent à susciter chez l’avocate.

Comme dans toutes les bonnes recettes de rhétorique, l’orateur travaille avec la mémoire de son auditoire. Plus loin dans le film, il s’attarde sur le visage de Nathalie, alors que la femme de ménage explique qu’elle n’aime pas son apparence depuis qu’elle a perdu la dentition de sa mâchoire supérieure. « Est-ce que tu peux encore prononcer le mot assisté à la télévision sans penser au visage de Nathalie ? » Saldmann est assise à côté de l’infirmière au visage abîmé, mais ne semble pas s’arrêter à l’indécence de la question de Ruffin : « Je nuancerai peut-être un peu le propos. » Nathalie n’est pas invitée à réagir (de fait, les pièces d’un discours le sont rarement).

Ruffin se rend compte qu’il y a encore du progrès à faire. Et ce progrès se fait attendre longtemps… En fait, jusqu’à la fin du film, où l’on découvre – sans surprise aucune – que Saldmann ne sort pas fondamentalement changée par ce qu’elle a vu.

Au Boulot !, Gilles Perret et François Ruffin, 2024

On dira que l’espoir de Ruffin était naïf. Il n’en est rien. La stratégie est consciente, et son postulat demeure le même depuis Merci Patron ! : le conflit politique n’est que l’effet d’une rencontre manquée. En amenant les gens à se rencontrer, à se voir enfin, à se parler, il serait possible de résoudre le malentendu et d’arriver progressivement au consensus. Pourtant, la rencontre échoue toujours, et les images peinent à produire le déclic espéré. C’est que l’évidence n’existe pas, et tous les visages de tous.tes les travailleur.euse.s de France n’y sont pour rien : le visible n’impose jamais de signification par lui-même. On peut choisir de ne pas voir, de ne pas accorder de crédit à ce que l’on nous demande de voir (Godard : « On ne veut pas voir quand on a peur de perdre sa place »[66] [66] Cité par Alain Bergala dans Nul mieux que Godard, Paris, Éd. des Cahiers du Cinéma, 1999, p. 29 ). Saldmann aura beau revenir sur ses déclarations outrancières durant la promotion du film, elle n’en démordra pas : Ruffin lui a fait rencontrer des travailleur.euse.s exemplaires – elle, elle parlait des autres, de celleux qui ne sont pas dans le film, qui ne foutent rien et ne veulent pas travailler.

À la fin du film, sur la plage où les réalisateurs font le constat de leur échec, Gilles Perret mentionne les paroles infectes de l’avocate sur Gaza. Ce n’est un autre problème qu’en apparence : il concerne encore le choix de voir ou de ne pas voir. L’ignorance du massacre est une ignorance entretenue, cultivée, choisie. Elle n’est pas « faute d’images » : elle s’accommode de ce qu’elle voit en construisant des régimes de vérité alternatifs.

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Au Boulot !, Gilles Perret et François Ruffin, 2024

Dans Merci Patron !, Ruffin usait d’un masque pour mieux découvrir la vérité des rapports de classes. Il incarnait un fan absolu de Bernard Arnault (« I <3 Bernard »), persuadé de la bonne volonté du milliardaire. Il affirmait – ironiquement – que celui-ci n’avait pas dû être informé de l’effet de ses relocalisations sur les travailleur·euse·s de Poix-du-Nord, qu’il suffirait de lui parler de la famille Klur pour toucher son grand cœur. Personne n’était dupe, et la supercherie assez géniale de Ruffin mettait précisément en lumière l’impossibilité du dialogue. Alors, que s’est-il passé depuis pour que le même cinéaste souhaite organiser la rencontre de la bourgeoisie et du travail dans l’espoir de rétablir par l’émotion un lien prétendument coupé ?

La question n’est pas de savoir si Ruffin est, cette fois, dupe de son propre dispositif. Il s’agit plutôt de constater ce qui a changé dans sa stratégie. Au piégeur duplice et sournois, qui savait ménager une longueur d’avance sur ses adversaires, s’est substitué un réconciliateur bienveillant et de bonne foi, jouant sans ironie le jeu de la réconciliation. Ruffin aura beau leur dérouler un tapis rouge et clamer son amour pour eux, les travailleur.euse.s de son film n’obtiendront cette fois aucune compensation financière, tout au plus la joie de se voir représenté.e.s et d’avoir pu démentir les préjugés qui pesaient sur elleux (ce qui est encore accepter le cadre posé dès le début par Saldmann). La famille Klur, dans Merci Patron !, n’inspirait pas seulement l’amour et la compassion : on se frottait les mains, avec elle, d’imaginer Arnault emmerdé. Le film faisait place aux sentiments négatifs, à la mauvaise foi, à la roublardise. Ces sentiments ont quasiment disparu du cinéma de Ruffin. Encore une fois, il ne peut s’agir de « naïveté » : c’est que son ambition politique s’est progressivement infléchie, jusqu’à tourner le dos à un cinéma de lutte, en espérant peut-être trouver la solution d’un problème mal posé (« la France en entier, pas à moitié »). Gageons qu’il n’y a rien à espérer de ce côté-là.

François Ruffin en 2016 dans Libération (photo Isabelle Rimbert)
Au boulot !, un documentaire de Gilles Perret et François Ruffin

Scénario : Gilles Perret et François Ruffin / Image : Gilles Perret, Anna Sauvage, Benjamin Mercui / Montage : Cécile Dubois

Durée : 1h24.

Sortie française le 6 novembre 2024.