Michel Chion (2/2)

Inventaires

par ,
le 4 décembre 2024
Conversation secrète, Francis Ford Coppola, 1974

Suite de la première partie.

Débordements : Comment définiriez-vous l’acoulogie ? En quoi s’agit-il d’une science interdisciplinaire, et qu’a-t-elle à gagner dans l’étude du cinéma ?

Michel Chion : L’acoulogie est un mot que j’ai pris à Schaeffer, et qu’il a inventé et défini comme science du son entendu. Le mot « son » dans le langage courant désigne à la fois une vibration et quelque chose que l’on entend. Si un arbre tombe dans la forêt sans humain ni autre animal pour l’entendre, est-ce un son ? Oui au sens de vibrations de l’air, et non au sens perceptif. Il faudrait un mot spécifique pour la chose entendue, pour laquelle je parle dans l’un de mes livres d’auditum. J’ai voulu poursuivre l’acoulogie, en la généralisant, au-delà de l’idée schaefferienne concentrée sur une finalité musicale. La bonne question qu’il a posée est : y a-t-il des lois de perception permettant une musique universelle basée sur les propriétés naturelles de l’oreille ? Ce côté naturel est contesté à notre époque très culturaliste, mais il est vrai qu’il y a des universaux sonores, par exemple les intervalles comme la quinte. Schaeffer cherchait des universaux au-delà de la question des hauteurs, pour faire une musique qui dans son idée allait devenir de plus en plus abstraite. Cette idée n’a pas été poursuivie, alors qu’il aurait fallu toute une équipe de travail.

Par la suite, les centres de recherche musicale, dont l’IRCAM, ont basculé dans le technicisme, c’est-à-dire l’obsession des moyens techniques avec lesquels créer les sons, ce qui est pour moi une question secondaire, puisqu’on peut créer des sons avec n’importe quoi. Un des aspects de ce technicisme, c’est « le numérisme », la croyance que le numérique a tout changé au son, à la musique ou au cinéma. J’ai tendance à penser que le cinéma n’a guère changé depuis la fin du tournage sur pellicule – un support prétendument analogique, une notion créée a posteriori pour désigner ce qui a précédé les moyens numériques.

L’acoulogie telle que je l’ai généralisée, et qui n’est plus réservée à la seule question d’une nouvelle musique, est forcément pluridisciplinaire parce qu’elle doit incorporer la connaissance des systèmes musicaux (j’ai suivi des cours de musique traditionnelle indienne, japonaise et vietnamienne), celle des acquis de la linguistique (notamment pour qu’on ne confonde pas phonétique et phonologie), et bien sûr la connaissance et la conscience des liaisons sensorielles, sensori-motrices, et de ce que j’appelle la « trans-sensorialité ». Enfin, elle doit travailler sur la question des mots et des sons, à travers la diversité des langues, et c’est l’objet de mon Livre des sons, rebaptisé Trésor des sons.

Du point de vue acoulogique, le cinéma est un cas particulier, dans lesquelles on a des relations reconstruites et synchronisées différant de celles qui prévalent dans la vie réelle. Le cinéma recompose le rapport audio-visuel, par rapport au théâtre par exemple, parce que c’est fixé et que c’est chronographique (ce que le cinéma n’a été qu’à partir du son synchrone). Dans la réalité, notre écoute est toujours centrée sur quelque chose, centrée sur nos paroles et sur nos propres actions. Ce pour quoi je ne crois pas à l’idée de « paysage sonore », ça me paraît purement théorique, et ne correspond à rien d’humain.

L’acoulogie ne peut pas considérer le son comme une perception complètement à part et tout à fait détachée des autres et du sujet percevant, qui est aussi un sujet parlant et agissant. Il y a des contextes, et dans chaque contexte cela s’articule à toutes sortes de sensations autres, ce qu’on voit, ce qu’on renifle, mais aussi les sensations thermiques, la thermoception. Je pense que la division des cinq sens est à revoir, je veux en faire un petit livre appelé La Redivision sensorielle. Il y a plus de cinq sens : prenez la thermoception, par exemple, cruciale pour le plaisir de manger. Si je pense pouvoir apporter quelque chose à l’étude de la sensorialité c’est par cette attention à la corrélation des sensations, mais en cela je reprends des idées méconnues venant d’autres chercheurs comme Pradines, et Claude Bailblé. Nous ne sommes pas une combinaison de magnétophone, de caméra et de senseurs. Donc le son est toujours en situation. Dans mon livre Le Son, je démontre que le son est bisensoriel, dans bien des cas. Si l’on entend des basses, on sent les ondes vibrer dans le corps. C’est une autre sensation – une co-vibration. Le son n’est pas qu’auditif. C’est emmêlé, mais pas n’importe comment. Il y a encore d’autres sensations au cinéma, en partie portées par le son, que j’appelle les sensations phoriques, voisines de celle que l’on ressent dans un train ou une voiture. Au cinéma, on les retrouve sous une forme stylisée ou amoindrie dans les déplacements de la caméra,

D. : Le point commun au cinéma et à la musique concrète, l’un de vos autres champs d’expertise, si l’on peut dire (vous en êtes à la fois le théoricien et un praticien reconnu), c’est la « sonofixation ». Comment expliqueriez-vous la spécificité qu’engage cette fixation ? Est-ce que cela ouvre à un continent spécial et isolé au sein de l’acoulogie ? Et qu’est-ce que cela engage pour l’étude du son ?

M. C : Les sons, pendant des milliers d’années, sont restés événementiels, éphémères. Le son est le produit de causes tellement complexes qu’on peut très difficilement reproduire un même son. Il y a eu un monde pré-électroacoustique et un monde post-fixation. En 1877, il y a eu la phonographie. C’est très intéressant de voir qu’à ce moment-là son apport n’était pas du tout perçu de la même façon qu’aujourd’hui. Dans mon Trésor des sons, en voie d’achèvement, je cite des lignes du Journal d’Edmond Goncourt (le survivant des deux frères), qui pensait que le phonographe devait permettre d’enregistrer les dernières paroles des grands hommes. C’était vu comme la continuation de la mémoire des grandes voix. On ne s’est pas intéressé dès le début à l’idée d’enregistrer par exemple le son d’un homme qui marche. Les musiciens eux-mêmes n’ont pas vu l’intérêt de la phonographie au départ, même encore aujourd’hui, où l’on veut à tout prix du son produit « en temps réel », sur le moment.

Deux écrivains pourtant ont eu des intuitions précoces, Jean Cocteau et Henri Michaux. Il y a quelques lignes formidables de Cocteau datées de 1930, dans Opium dans lesquelles il dit qu’on pourrait faire des disques qui seraient des « objets auditifs », quelque chose en soi et pas seulement la reproduction d’une musique préexistante. Finalement, c’est le cinéma qui a exploité le premier les possibilités créatrices de la phonographie, à partir de 1926. La musique concrète, phonographique par nature, n’est arrivée qu’en 1948, encore est-ce grâce à un homme, Schaeffer.

D. : Vous parlez souvent du son comme d’une « valeur ajoutée », expression qui peut paraître problématique, car elle donne l’impression que le son est second. Est-ce que vous pourriez expliquer ce que vous entendez par là ?

M. C. : L’expression vient de Marx et dans l’emploi que j’en fais, elle ne s’applique au son que dans le cadre précis de la combinaison audio-visuelle. Elle désigne la valeur ajoutée par le son à l’image cadrée du cinéma. Si on repense à la séquence du Silence dont je parlais tout à l’heure, il y a ce bruit hors champ de quelqu’un qui râle, et certains de mes étudiants qui entendaient ce son hors champ projetaient sur le visage de l’enfant qu’on voit en gros plans des sentiments d’inquiétude. Alors que sans le son on ne voit aucune expression spécifique sur ce visage. Voilà un exemple de valeur ajoutée : projeter de la psychologie sur un visage sans expression précise. C’est de l’effet Koulechov non conscientisé. Donc la valeur ajoutée, c’est dire que l’on a souvent l’impression de voir dans l’image ce qui en fait est induit par le son (et la réciproque est également vraie, l’image nous fait entendre différemment). À mon avis, Adorno et Eisler sont victimes de cette illusion de redondance, alors qu’il ne peut pas y en avoir dans la mesure où le son et l’image sont des choses trop différentes. Tout le rapport audiovisuel ne se réduit bien sûr pas à la valeur ajoutée. Il y a quantité d’autres effets et d’apports du son qui n’en relèvent pas.

D. : Dans votre livre sur La Musique concrète, art des sons fixés, vous avancez que nous sommes encore loin d’avoir répertorié toutes les qualités sensibles du son. Quels domaines reste-t-il à arpenter, en la matière ? Et comment inventorier ces qualités, à partir de quelle nomenclature, ou classification ?

M. C. : C’est une vaste question. Schaeffer a commencé ce travail que j’ai continué en partie, mais qu’il faudrait relancer. Ce que j’ai trouvé c’est que certaines de ces qualités sonores sont trans-sensorielles, autrement dit n’appartiennent pas à un sens en particulier (par exemple la qualité de rythme, commune aux sens du toucher, de la vue, et de l’audition). C’est disparate, empirique. L’audible est majoritairement événementiel, le visible majoritairement objet. Quand on fixe l’audible, ça devient un objet, mais d’une autre nature que l’objet visuel. Sa texture, sa matière sont, même quand il est fixé, liées inextricablement à la durée qu’il occupe. Il n’y a pas de recul temporel sur le son.

Il y a une autre chose essentielle pour le son, c’est la parole. Car sauf cas très particuliers d’enfants sauvages, nous sommes dans le langage, dans les phonèmes. On entend les phonèmes et non le son. Dès que nous écoutons du langage dans une langue que nous comprenons, nous ne faisons plus attention au son.

D. : Sauf erreur, vous êtes un des seuls auteurs à avoir collaboré aussi bien à Positif qu’aux Cahiers. L’un des héritages de ces revues, c’est bien connu, est l’auteurisme si ancré dans la cinéphilie française. Vous y souscrivez d’une façon qui se veut critique : d’un côté, vous avez publié nombre de monographies d’auteurs, de l’autre vous entendez décentrer l’analyse en allant chercher du côté des collaborateurs – c’est en tout cas ce que vous avancez au début de votre livre sur Lynch. Et même dans des livres comme Un art sonore, le cinéma, la progression logique repose en grande partie sur des auteurs de panthéon. Il n’y a que vos écrits sur la science-fiction à s’écarter franchement de cet auteurisme. Est-ce que vous pourriez revenir sur la façon dont vous négociez avec cet héritage ?

M. C. : Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites de mon essai Un art sonore, le cinéma, dont les chapitres « auteuristes », consacrés à Chaplin, Tati, Vigo, etc., portent sur des exceptions dans l’évolution générale du cinéma. Alors que l’évolution historique que je décris et périodise est un phénomène qui ne dépend pas des auteurs particuliers (par exemple l’avènement du « temps durci » au cinéma dans le cours des années 1960), et qui parfois repose sur l’impact d’un film particulier. Mes livres progressent de film en film au lieu de procéder par cinéastes.

C’est assez évident dans mon recueil Le Complexe de Cyrano, par exemple, sur la langue parlée dans les films français. Ce que je mets en évidence sur La Grande Illusion ne serait pas du tout applicable à d’autres films de Renoir comme La Règle du jeu ou à Boudu sauvé des eaux, parce que la question des classes n’est vraiment traitée que dans le premier, avec un typage très humain, grâce aux dialogues de Charles Spaak. Les rapports de classe dans La Règle du Jeu, sont au contraire très théâtraux, confrontant maîtres et valets comme au temps de Beaumarchais. On m’avait proposé une table ronde pour ce livre à la Cinémathèque. J’ai proposé d’y inviter des metteurs en scène travaillant dans différents types de cinéma comme Patrice Leconte ou Dany Boon, mais ils ont préféré Doillon et Breillat, qui n’ont fait que monologuer sur le « je suis un·e auteur·e », restant chacun dans son couloir. Seul Bonitzer a vraiment joué le jeu.

J’ai écrit plus de monographies sur des films en tant que films que sur des réalisateurs. Mon livre pour le BFI sur le troisième film de Malick, The Thin Red Line, a été écrit peu après la sortie de cette œuvre. Mon essai sur Kubrick a pour origine deux monographies distinctes sur 2001 et sur Eyes Wide Shut, toutes deux publiées initialement en anglais. Ensuite, les éditions des Cahiers du cinéma m’ont proposé d’écrire un « tout-Kubrick » incorporant ces études. J’ai prévenu qu’il y avait deux films de ce grand réalisateur que je n’aime guère, même si je les respecte, Orange mécanique et Shining. Je fais donc part de mes réserves dans le livre, ce qui montre que ce n’est pas un ouvrage auteuriste. J’ai aussi écrit une monographie malheureusement pas rééditée sur City Lights – sur ce film-là, et non sur Chaplin en général. Les grands mouvements historiques ne dépendent pas des auteurs, ni même de catégories comme « la Nouvelle Vague », « le néo-réalisme ».

C’est vrai que j’ai aussi écrit quatre monographies, sur Lynch (alors qu’il avait encore fait peu de films), Kubrick, Tati et Tarkovski. Mais les livres que j’ai publiés étaient ceux que j’ai eu la possibilité de publier. Je n’aurais jamais pu faire accepter un livre de trois cents pages sur Blade Runner, Casablanca, La Nuit du chasseur, ou West Side Story, qui sont parmi mes films préférés.

My Fair Lady, George Cukor, 1964

D. : L’autre héritage des revues cinéphiles, c’est une tendance à sanctuariser l’analyse esthétique face à des déterminations extérieures. Vous-même critiquez l’ « économisme » et le « technicisme » en ouverture de La Musique au cinéma, ce qui ne vous empêche pas d’accorder une réelle attention à l’évolution des dispositifs d’enregistrement et de diffusion sonores. Je me demandais si vous connaissiez les travaux de Jonathan Sterne, qui propose une histoire socio-technico-culturelle des pratiques d’écoute (Une Histoire de la modernité sonore) ou des formats d’encodage (Le MP3). Car s’il n’y a pas chez vous d’histoire sociale ou économique, il y a tout de même une réflexion sur les mythes et idéologies du son et sur certaines tendances anthropologiques comme le vococentrisme. Comment vous situez-vous par rapport à ce genre de travaux, et comment pensez-vous l’articulation entre l’analyse esthétique et son dehors ?

M. C. : Je n’ai pas lu Sterne, mais je connais d’autres livres d’une inspiration semblable. À mon sens, cela fonctionne de manière trop lointaine par rapport aux œuvres. L’approche économiste ou techniciste évacue souvent ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre. Moi je tiens à cette notion et j’essaie de rester proche des films ou des musiques. Il ne faut pas penser les œuvres comme entièrement déterminées par une configuration historique. Cela ne m’a pas empêché de réaliser un travail sur l’histoire des techniques pour mon livre Le Cinéma et ses métiers, hélas précocement mis au pilon par son éditeur. J’ai écrit un autre livre voisin, Technique et création au cinéma, dont la moitié est consacrée à l’image – je le précise parce qu’on a tendance à me cantonner au son. J’y parlais notamment de ce qu’avait alors apporté l’image de synthèse quant au rendu de la texture, que l’on peut contrôler indépendamment de la lumière. Il est dommage que le son de synthèse n’atteigne pas cette richesse de texture et se situe encore en dessous de ce que je peux avoir avec de la musique électroacoustique. Ce n’est pas pour rien que les films en image de synthèse utilisent encore des voix réelles et des bruitages.

Pour revenir aux œuvres, je me permets de renvoyer au « manifeste littéraliste » publié sur mon blog. Je suis pour repartir de ce que racontent les films, pour suivre leurs histoires pas à pas. La critique ne s’intéresse pas assez à mon goût, aux relations entre les personnages et sur la progression humaine des personnages particuliers de tel ou tel film, elle a vite fait d’y chercher des emblèmes. Il est peu de films narratifs qui ne posent des questions de valeurs et de morale, mais à travers des histoires particulières. J’ai pris l’initiative à Paris III de proposer un semestre sur les questions de morale au cinéma. Pas le moralisme, mais les problèmes moraux. Les films narratifs sont des lieux où l’on peut raconter les fantasmes sans moraliser, comme les mythes grecs. J’ai de quoi faire un petit livre sur ces questions, dont j’ai donné un avant-goût dans la réédition de mon livre sur l’écriture de scénario.

D. : On a parfois l’impression que vous substituez à la logique paradigmatique celle de l’inventaire. Cela se ressent dans votre goût des listes – parfois infinies, comme dans L’Écrit au cinéma – et dans votre tendance à la multiplication de cas, qui prennent la place de toute « grande théorie », mais aussi de toute catégorie, y compris historique : vos typologies des sons ne débouchent pas sur des catégorisations de films.

M. C. : Oui, toute science commence par un inventaire. Mais quant aux catégories, je rappelle que j’ai fait deux livres sur des genres, un petit sur la comédie musicale et un plus gros sur la science-fiction, dans un format populaire comme j’ai toujours voulu en faire. Et j’ai essayé de proposer des histoires globalisantes, en prenant mes distances avec l’idée de mouvements incarnés par des petits groupes ou des individus. Le Complexe de Cyrano est un livre d’histoire globalisante : il y a Blier et Sautet, Brice de Nice et Renoir, Dumont et Carné, et tout ça raconte quelque chose de la France, avance une thèse sur la langue française qui nous oblige à switcher souvent entre le très familier et le trop châtié, alors que l’anglais est beaucoup plus neutre. Mais pour proposer une telle histoire, il faut s’écarter de la tendance consistant à diviser entre bon cinéma et mauvais cinéma.

D. : On peut s’étonner de la quasi-absence du cinéma expérimental et du documentaire dans votre corpus, centré sur le cinéma de fiction. Chose troublante dans la mesure où il est assez courant de rapprocher musique concrète et cinéma expérimental, si bien qu’on aurait pu croire que l’intérêt pour l’une déboucherait sur une analyse de l’autre. Et j’ai été encore plus étonné de cette absence après avoir vu votre film Le Grand Nettoyage, qui appartient assez clairement à ce genre qui n’en est pas un.

M. C. : Ce n’est pas une impasse délibérée que j’ai faite, mais la résultante des possibilités que m’offraient les collections existantes consacrées au cinéma et des réponses, positives ou négatives, données par leurs responsables. J’ai tout de même écrit des articles sur des documentaires – sur des films de Pierre Perrault, Otar Iosseliani, Chris Marker, Christophe Loizillon, mais ils n’ont pas encore été rassemblés. Pareil pour le cinéma expérimental et l’art-vidéo, sur lesquels j’ai écrit ici et là, de quoi faire un volume. Tout cela est dispersé dans les nombreuses revues où j’ai écrit. Quant au Grand Nettoyage, pour moi, c’est un film narratif sans paroles, pas un film expérimental qui, comme vous le savez, est une catégorie assez fourre-tout.

D. : Je continue sur cette lancée des absences : regardez-vous des séries ? Après tout, la plus grande série de tous les temps, The Wire, s’appelle en français Sur écoute, et donc on peut être curieux de votre réflexion sur les pratiques sonores de ce genre de récit.

M. C. : Je ne regarde pas de séries par manque de temps, avec l’ensemble des projets qu’il me reste à réaliser. Pour les jeux vidéo, je sais qu’il se passe beaucoup de choses remarquables, mais je n’ai pas le temps de suivre.

D. : Dans des entretiens déjà anciens, vous mentionniez deux projets volumineux que je suis curieux de pouvoir lire : Le Livre des sons, une célébration et une Chronologie du cinéma verbal et sonore depuis 1895. Votre site internet mentionne aussi un titre de travail dont le lexique philosophique peut paraître étonnant sous votre plume, Le cinéma et ses trois réels, retour sur une ontologie. Est-ce que vous pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces projets, et sur leur degré d’aboutissement ?

M. C : Merci de m’encourager. Le Trésor des sons fera mille huit cents pages, nous travaillons sur la finition du texte avec ma femme et un ami maquettiste qui sait respecter le texte. Le livre est terminé pour l’essentiel. Il se compose d’environ cinq mille citations où j’entrecroise des poésies (si possible en langue originale avec la traduction), des textes philosophiques, scientifiques, littéraires, des mémoires, des journaux, etc., parfois en confrontant plusieurs traductions, pour faire miroiter. C’est à la fois une histoire du son, du monde sonore, et de ce qu’on a écrit sur le son, mais aussi j’y confronte les langues les unes avec les autres. J’y reprends ou réincruste aussi Le Promeneur écoutant, livre vite devenu introuvable parce que l’éditeur était un filou, avec d’autres textes de moi plus récents. Une des idées directrices, c’est la vie racontée à travers la lucarne du son. Je me suis rendu compte que ce qui me motivait, me stimulait, c’était l’ekphrasis, comme dans Le Docteur Faustus, la description d’œuvres musicales imaginaires. J’ai composé une œuvre de musique concrète, La Tentation de saint Antoine, basée sur une pièce de Flaubert présentée comme du « théâtre à lire », autre forme d’ekphrasis. Le Trésor des sons est en cela semblable au bouclier d’Achille chez Homère, où toute la vie est représentée.

La Chronologie du cinéma verbal et sonore depuis 1895 devrait rassembler et actualiser Un art sonore, le cinéma devenu introuvable en France, avec des textes écrits avant et surtout après. Cela me permettrait de retravailler la périodisation, en incluant des films plus récents qui m’ont marqué. Pas La Zone d’intérêt, par ailleurs, dont on me parle souvent, et que j’ai trouvé stupide, avec une instrumentalisation d’Auschwitz au service d’une histoire domestique très connue (une dame qui se construit un paradis domestique dont elle évince son mari). Que les gens se construisent des paradis à côté de lieux où se produisent des drames, c’est la chose la plus banale du monde. Au contraire, j’apprécie beaucoup, parmi les réalisateurs actuels, Alice Rohrwacher, Lucrecia Martel, Christopher Nolan, Bruno Dumont, Ryusuke Hamaguchi. J’ai aussi beaucoup aimé Joker de Todd Philipps. D’une manière générale, quand je vais au cinéma, je n’y vais pas « pour le son », mais pour voir un film. Bref, je ferai une grande place aux films récents, puisque Un art sonore a été publié il y a vingt ans.

Quant au Cinéma et ses trois réels, il sera en grande partie issu d’articles écrits dans Bref. Qu’est-ce qui fait qu’on a du réel au cinéma ? Je pars de Bazin, avec cette idée que même si tout est faux on est dans le réel. Il y a le réel proprement cinématographique, créé par le cinéma : par exemple le célèbre raccord de 2001. Beaucoup d’autres choses sont réelles parallèlement à l’histoire. Le cinéma illustre ce qui est impossible – par exemple parler avec les morts. Il y a ce film Frequency avec Jim Caviezel et Dennis Quaid où le fils parle avec son père à âge égal, et à vingt ans de distance. Le cinéma rend possibles des histoires où ce qui relève du réel cinématographique devient le réel diégétique d’un des personnages. C’est du réel cinématographique, distinct du réel diégétique comme du réel profilmique. Le réel profilmique, c’est ce que l’on ne peut pas s’empêcher de chercher dans un film comme étant les traces de son tournage et de sa réalisation. Par exemple la fascination de certains pour les soi-disant faux raccords. Le réel au cinéma est fait du jeu entre ces trois réels, diégétique, cinématographique, profilmique.

Je me suis mis à penser à ça parce qu’à partir de 1995 il y a eu une foule de films dans lesquels les personnages sont plongés dans un monde où ce qui est normalement le réel cinématographique devient leur réel diégétique. Il y a un peu de ça dans Matrix, mais je pense à un excellent film moins connu avec Tobey MacGuire, Pleasantville. Un jeune garçon y est fan de vieilles séries télé en noir et blanc, et par suite d’une sorte de maléfice il se trouve pris dans l’écran et dans le monde de Pleasantville, où lui et sa sœur sont adoptés par des gens en noir et blanc. Et à cause de leur intrusion, ces gens commencent à prendre conscience qu’ils sont en noir et blanc, et il y a un débordement du réel cinématographique sur le réel diégétique. Griffith, avec Intolerance, était au bord de toucher ça, ce débordement d’histoires les unes sur les autres, le réel cinématographique débordant sur le réel. Dans Matrix en revanche, il y a deux mondes, mais une seule réalité. Un film que je trouve génial dans ce genre, c’est Inception, malgré la lourdeur de son exposition qui ne me gêne pas. Oppenheimer est très fort aussi dans cette veine. Ce livre-là me forcera bien sûr à parler du dessin animé. Toujours grâce à Jacques Kermabon, j’écris deux fois par an dans la revue Blink Blank sur ce genre.

Et puis j’ai bien sûr d’autres choses en cours. Je suis en train de faire un film pour expliquer ma musique concrète. Et j’ai commencé à écrire ce qui sera mon premier long-métrage de fiction.

Entretien réalisé à Paris en septembre 2024.