L’élaboration du God-Art dans les années 1960

À propos d’Une femme mariée et One+One

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le 11 décembre 2024
Une femme mariée (1964)

« J’ai un jour entendu Picasso expliquer à quelqu’un en parlant de Van Gogh : “L’homme qui nous a appris à mal peindre”. Eh bien l’homme qui nous a appris à mal faire des films s’appelle Andy Warhol. […] Et vous avez un autre homme qui nous a appris une autre forme de liberté. Au début de Week-End, vous avez deux personnes qui sont en train de parler. Ça dure. Le plan est fixe. On comprend ou on ne comprend pas : ça n’a aucune importance parce que dans la vie c’est comme ça[11] [11] Henri Langlois, propos recueillis par Harry Fischbach, « Le cinéma en liberté : Warhol, Godard », Parlons cinéma, 1976. . »

Adepte des jeux de mots, Jean-Luc Godard finit par en être l’objet. God-Art n’est pas une énième erreur orthographique mais une formule que Georges Sadoul utilise à propos du cinéaste. Dans sa critique d’Une femme mariée nommée « Le doigt dans la plaie », le critique des Lettres françaises se fend d’une tournure de phrase étonnante : « Il y a pour moi parenté entre le pop art et le God-art[22] [22] Sadoul Georges, « Le doigt dans la plaie », Les Lettres françaises, 10 décembre 1964, p. 1-2. . » À cette époque, l’art américain fait scandale, et, au même titre, certains répugnent au cinéma de Godard. La critique de Sadoul intervient dans une période de réévaluation de l’œuvre godardienne. Sorti de la polémique d’À bout de souffle, le cinéaste se voit reconnu par une sphère toujours plus large et reçoit l’adoubement de la critique communiste par le biais de Louis Aragon en 1963 dans Les Lettres françaises.

La formule sadoulienne devient concept lorsque, en 1975, Guy Hennebelle lui consacre un article complet nommé « La révolution esthétique du God-art » [33] [33] Hennebelle Guy, Les cinémas nationaux contre Hollywood, Paris, France, Édition du Cerf, 2004. . Dans l’entourage du critique, le mot fait alors autorité. Aussi René Prédal se l’approprie-t-il et en fait usage à deux reprises dans Cinémaction. Dans le numéro 52 intitulé « Le cinéma selon Godard », Prédal publie l’article « Écrire et peindre : le god-art et le pop art » et il dirige le numéro « Où en est le God-art ? » en 2004[44] [44] Prédal René (éd.), Cinémaction. Le cinéma selon Godard, Condé-sur-Noireau, France, Corlet, 1989 ; Prédal René (éd.), Cinémaction. Où en est le God-Art ?, Condé-sur-Noireau, France, Corlet, 2004. . Pour autant, aucun des textes que nous avons précédemment mentionnés ne prend la peine de décortiquer le concept et même d’élucider le rapport qu’entretient le cinéma de Godard avec les modernités artistiques des années 1960. Souvent opéré ad hoc, l’avènement concomitant du cinéma de Godard et du « néo-dadaïsme américain » n’a jamais vraiment été pleinement exploré. Parce qu’il relève de la formule, le concept de God-Art revêt des usages différents et, de 1964 à 2004, change substantiellement de signification.

En ce sens, le concept  occupe une double fonction. D’une part, il tente d’élucider le rapport qu’entretient le cinéma de Jean-Luc Godard avec la forme du collage. Délaissé au profit de l’abstraction dans les années 1940, le retour du collage dans l’art moderne rappelle bien évidemment son usage chez les cubistes, les dadaïstes et les surréalistes au début du siècle. Le cinéma de Godard interroge les matériaux qui constituent son collage : la citation littéraire, le temps présent, l’ethnographie, la société de consommation… Si Godard partage avec le Pop Art un sens aigu de la parodie ainsi qu’une tendance à l’inversion de la hiérarchie des valeurs, il s’en éloigne aussi par bien des points. Aussi l’étude de ce concept permet-elle de mesurer la relation entre Godard et son temps et la façon dont il l’intègre à son cinéma mais aussi ses relations avec la critique des années 1960, la critique communiste en particulier. Nul doute par ailleurs que ces critiques issus du surréalisme – à l’instar de Georges Sadoul et Louis Aragon – voient dans le cinéaste suisse un héritier de la pratique du collage. L’intérêt de Jean-Luc Godard pour les arts plastiques s’est-il vu influencé par le propos sadoulien ?

D’autre part, l’expression « God-Art » affirme la centralité du cinéma de Godard dans le cinéma voire dans l’art contemporain. Très sensible aux arts plastiques, Jean-Luc Godard affirme une dynamique d’avant-garde dès À bout de souffle en tentant de désapprendre le cinéma, en tordant le cou à ses codes. Elle ne cessera par la suite de se réinventer. À partir des années 1960, les avant-gardes artistiques mettent en avant une critique de la modernité, au sens artistique et politique. Le rapport complexe de Jean-Luc Godard au collage rappelle cette forme de distanciation à l’égard du récit conventionnel américain, des idéologies des années 1960 et des différents courants artistiques. Pour autant, au fil de la décennie, la personnalité de Jean-Luc Godard s’affirme et son usage du collage se transforme politiquement.

En quelque sorte, le God-Art a tout du concept équivoque, c’est-à-dire d’une formule dont les usages transforment la signification. Une approche chronologique, fine et proche des textes, permet ainsi d’en élucider les emplois. À l’appui de deux films des années 1960, Une femme mariée (1964) et One+One (1968), nous étudierons les interactions entre le concept de Georges Sadoul et le cinéma de Jean-Luc Godard qui opère à cette époque un rapprochement entre une avant-garde artistique et la nouvelle vague cinématographique des années 1960. Ces bornes chronologiques permettent de saisir une première acception du God-Art formulée en 1964 avant que Guy Hennebelle, René Prédal et la revue Cinémaction lui associent un sens différent. En évolution, la pratique du collage chez Godard se renouvelle au gré de ses appropriations successives de courants de pensée (le situationnisme), artistiques (la « figuration narrative ») et d’un air du temps que l’on retrouve dans le cinéma de son époque.

Le choix de ces deux films correspond à deux moments du rapport entre le cinéma de Godard et l’art de son temps. D’une part, Une femme mariée donne à Sadoul l’occasion de formuler le concept de God-Art. Surtout, ce film incarne une période lors de laquelle Jean-Luc Godard se fait chroniqueur du temps présent, de l’évolution expresse des années 1960 par le biais d’une forme spécifique de collage, conçue comme « pensée-toute-faite » selon Louis Aragon. D’autre part, la réalisation de One+One s’intègre dans une période lors de laquelle le cinéma de Jean-Luc Godard se veut une parodie du présent et de ses idéologies. Vu comme le plus pop des films godardiens, One+One est aussi le lieu d’une association avec le peintre Gérard Fromanger, issu du courant de la « figuration narrative », qui s’oppose au pop art en régénérant une approche militante de la peinture.

One+One (1969)

La spécificité du collage godardien

Quand Georges Sadoul écrit « Le doigt dans la plaie », il prend la défense de Jean-Luc Godard contre ses détracteurs et décrète que « le front anti-godardien s’effrite ». Les Lettres françaises prennent progressivement position en faveur d’un Godard envers qui ils avaient de prime abord émis des réserves. Sadoul lui-même avait écrit à propos de Michel Poicard dans À bout de souffle : « l’anarchiste Belmondo est de ceux qui écrivent “Mort aux Juifs” dans les couloirs du métro, en faisant des fautes d’orthographe[55] [55] Sadoul Georges, Les Lettres françaises, 31 mars 1960. Cité dans Faroult David, Godard : inventions d’un cinéma politique, Paris, France, Les Prairies ordinaires, 2018. . » En 1964, il révise sa critique : « comment ai-je pu écrire, à propos d’À bout de souffle, “Cet auteur est-il ou non sincère ?”[66] [66] Sadoul Georges, « Le doigt dans la plaie », op. cit.  » Sous la houlette de Louis Aragon, admirateur du Mépris et défenseur du cinéma de Godard, la position des Lettres françaises se transforme [77] [77] Aragon Louis, Les Lettres françaises, 25 décembre 1963, p. 1-2. et le cinéaste suisse le lui rend bien, citant ses mots et ceux d’Elsa Triolet dans ses films.

De la manie de la citation au collage

Dès l’ouverture d’Une femme mariée, les mots que Charlotte échange avec son amant sont empruntés à Elsa Triolet. À plusieurs reprises, Charlotte, en voix over, use d’un langage poétique qu’elle n’utilise jamais dans le reste du film. À plusieurs reprises dans son cinéma, Jean-Luc Godard intègre des citations littéraires sans le mentionner, le plus souvent de Pierre Drieu La Rochelle et de Louis Aragon. Souvent contesté, ce goût de la citation intéresse le poète communiste. Dans l’ouvrage qu’il consacre aux collages en 1965, Louis Aragon consacre quelques pages à Jean-Luc Godard. Il oppose la « manie de la citation » critiquée par les détracteurs du cinéaste et le collage cinématographique. À propos de la citation d’Elsa Triolet, Louis Aragon y déclare :

ce n’est pas là une facétie gratuite mais l’expression d’un système : et d’un système qui suppose l’emprunt d’une pensée toute-faite, introduite d’un autre art que le cinéma lui-même, ce qui semble à nos gens sacrilège ou, tout au moins, de mauvais goût[88] [88] Aragon Louis, Les collages, Paris, France, Hermann, 1993. p. 126 .

De même, le collage chez Jean-Luc Godard inspire à Georges Sadoul une comparaison avec les modernités artistiques du début du XXe siècle :

On reproche habituellement à Godard son goût des citations. Or, pour lui, la création repose beaucoup sur le montage, entendu non pas dans un sens filmique étroit, mais comme la forme d’expression la plus neuve de notre siècle incluant les « collages » cubistes et les « photomontages » dadaïstes[99] [99] Sadoul Georges, « Le doigt dans la plaie », op. cit. .

Le collage godardien remplit en vérité une double fonction. Dans un premier temps, il apparaît comme un « blasphème » car, en tant que « pensée toute-faite », il fait part d’un « désespoir de l’inimitable ». Ce qu’Aragon appelle « pensée-toute-faite », c’est l’intégration in extenso d’une cohérence poétique et intellectuelle qui se frotte aux prénotions des personnages, à d’autres citations voire à la pensée godardienne pour formuler une idée tierce. Dans Une femme mariée, la citation poétique de Triolet se construit en vis-à-vis du personnage de Charlotte, jeune conformiste de la société de consommation naissante. Plus tôt dans son texte, Louis Aragon note que le collage proclame « la personnalité du choix préférée à la personnalité du métier. » Le collage intègre pleinement les limites de la figuration parce qu’il préfère représenter par le biais d’un matériau préfabriqué plutôt que par des moyens techniques propres à la discipline artistique. Chez Godard, il rappelle les délimitations de l’écriture cinématographique. Dans un entretien donné à l’Humanité dimanche, Jean-Luc Godard oppose sa méthode d’écriture à celle de Michel Audiard :

Moi j’appelle un film de Verneuil un film abstrait, parce que je trouve qu’il ne correspond pas aux données normales de la vie. Quand Michel Audiard déclare, par exemple, « moi je vais écouter les gens dans les bistrots », il n’oublie qu’une chose : que les gens qui parlent dans les bistrots sortent d’un film de Michel Audiard qui s’écoute lui-même et en rajoute après, et qu’ils sont influencés par les dialogues mis dans la bouche de Belmondo, ou de Gabin…[1010] [1010] Sadoul Georges, L’Humanité-dimanche, n°37. Médiathèque de la Cinémathèque française : Fonds Georges Sadoul, SADOUL244-B19.

Contre Audiard, la citation littéraire affirme une rupture avec l’illusion référentielle du cinéma commercial. Pourtant, la citation remplit une deuxième fonction : la sortie de « l’art pour l’art ». Dans l’illusion référentielle d’Audiard se déploie un mécanisme autotélique : Audiard ne finit par se référer qu’à lui-même. L’inimitable reste, au début de l’œuvre de Godard, ce langage de la réalité, fantasmé par le cinéma commercial. Mais en collant des citations littéraires, Godard construit un « pont intellectuel ». En ce sens, les emprunts d’Une femme mariée, selon Sadoul, acheminent le portrait de femme vers un nouveau bovarisme : « Cette Femme mariée est devenue Madame Bovary, un objet de scandale pour exprimer trop directement la réalité de son temps[1111] [1111] Sadoul Georges, « Le doigt dans la plaie », op. cit. . »

Le ready-made godardien

Par son avènement, le pop art proclame le retour de la figuration dans l’art américain. L’objet apparaît dans sa nudité, sans fard. En ce sens, les premiers exégètes du mouvement américain précisent que l’objet n’occupe pas de fonction critique dans le pop art [1212] [1212] Voir Lippard Lucy R., Alloway Lawrence, Calas Nicolas et Marmer Nancy, Le Pop Art, Paris Londres, Thames and Hudson, coll. « L’univers de l’art », n˚ 62, 1996 (1966). . Comme les ready-mades de Marcel Duchamp, le pop art présente des objets manufacturés et impropres et le scandale qu’il suscite naît de cette absence de recul critique face au monde contemporain. Chez Godard, le ready-made prend deux aspects particuliers. D’une part, Godard assemble dans ses films des objets du monde qui l’entoure. Dans Une femme mariée, les objets de consommation ne cessent d’entourer le personnage de Charlotte. Ils émergent dans le film à la fois en tant que tels et en tant que matériel publicitaire. Par exemple, les soutiens-gorges que s’achète Charlotte à Uniprix naissent de sa conformation à ces femmes de publicité qui défilent parfois au sein du film. À plusieurs reprises, les pages de magazines féminins occupent l’entièreté de l’écran. D’abord, elles sont feuilletées par Charlotte et sont filmées en inserts. Les mains de la jeune femme sont visibles. Puis, des bancs-titres les donnent sans médiation sauf les mouvements opérés au sein de l’image qui dynamisent la lecture. Plus spécifiquement, Charlotte et son mari vivent dans un ready-made et leur habitat, un appartement dans une banlieue cossue, est un objet de consommation comme un autre.

Une femme mariée (1964)
Une femme mariée (1964)

D’autre part, la « pensée toute-faite » des films de Jean-Luc Godard apparaît comme un ready-made intellectuel qu’elle puisse relever de citations à forte charge symbolique ou bien d’un langage plus commun. En ce qui concerne Une femme mariée, Georges Sadoul note que « la meilleure citation du film, et qui passe inaperçue, est celle où le mari faisant admirer son appartement de haut standing, récite la publicité des agences immobilières pour leurs luxueuses spéculations banlieusardes. » La séquence dont parle Sadoul est tournée en plan séquence, dans un plan d’ensemble de la pièce où Charlotte et son mari déambulent et s’affairent. Le couple échange devant un philosophe, joué par Roger Leenhardt, invité par le mari. La spécificité de la description publicitaire de leur appartement tient dans le fait qu’elle prend des atours intellectuels discourant parfois sur l’essence de l’homme : « Cela convient à la condition humaine, vous ne trouvez pas ? ». Dans leurs gestes du quotidien, opposés à l’immobilité de Leenhardt, on observe l’invasion de la vie quotidienne par le marché et, dans la reprise in extenso du ton publicitaire, Jean-Luc Godard fait émerger l’idéologie.

Sans doute le rapport de Jean-Luc Godard aux signes du présent peut-il s’examiner à l’aune du livre-phare de Roland Barthes, publié en 1957, Mythologies. Dans cet ouvrage, le sémiologue veut rompre avec l’idée selon laquelle l’actualité relève du naturel et, au contraire, la perçoit selon des mythologies, c’est-à-dire la façon dont l’idéologie sous-tend le discours[1313] [1313] « Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d’impatience devant le “naturel” dont la presse, l’art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique : en un mot, je souffrais de voir à tout moment confondues dans le récit de notre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché. »  Barthes Roland, Mythologies, Paris, « Points » Seuils, 1972. p. 4. . Il se produit une certaine continuité entre la « pensée toute-faite » et le « ce qui va de soi » conceptualisée par Roland Barthes.

En introduisant les signes du présent dans ses intrigues, Jean-Luc Godard opère une démarche analytique similaire : découvrir la présence de l’idéologie derrière l’anodin. Dans Une femme mariée, le sujet même du film, à savoir le mariage, peut se lire comme une mythologie. Celle-ci repose sur une fiction : l’amour et la fidélité. Dans ce film, les aventures extra-conjugales de Charlotte ont pour rôle de renforcer le mensonge sur lequel se bâtit le mariage. Persuadée qu’elle est suivie par des détectives privés, Charlotte se montre très prudente, change de taxi, déployant une stratégie très complexe signifiée par un splendide plan séquence, pour retrouver son amant à l’aéroport. Mais l’intertextualité avec le film d’espionnage échoue face à la banalité de la situation. L’amant de Charlotte reproduit une situation maritale. Quand, au début du film, Charlotte court en petite culotte sur les toits de Paris, poursuivie par son amant, elle lui dit finalement : « À quoi ça sert d’avoir un amant si c’est pour faire la même chose qu’avec mon mari ? ».

Roland Barthes consacre lui aussi un court essai au mariage, celui de Miss Europe 53 avec son amour de jeunesse, électricien et explore la « gloire naturelle du couple » dont le « bonheur, par définition mesquin, puisse être cependant choisi ». Barthes conclut ainsi que « l’amour spiritualise la chaumière[1414] [1414] Ibid., p. 25. . » Sans doute que Jean-Luc Godard et Roland Barthes partagent un même constat, même s’ils ne développent pas les mêmes exemples, celui que des récits parallèles renforcent la conception petite-bourgeoise du mariage. En l’occurrence, si Charlotte trompe son mari, c’est pour mieux rentrer au foyer. La dureté d’Une femme mariée – et sans doute sa part de misogynie datée – repose principalement dans la façon dont Charlotte construit les illusions qui légitiment son couple.

God-Art et Pop Art, de lointains cousins ?

C’est en ce sens que, s’il y a parenté entre God-Art et Pop Art, c’est celle de cousins qui partagent un ancêtre commun – Dada, le surréalisme. Mais cette familiarité d’apparence et de méthodes cache une conception différente de l’idéologie de leur temps. Sadoul justifie l’interaction entre le pop art et le God-art par l’air du temps, celui des années 1960 et de l’avènement de la société de consommation. Le critique communiste précise sa formule :

Ce calembour, à propos d’un auteur qui aime les mauvais jeux de mots, il ne faut pas le comprendre comme l’affirmation d’une influence des « néo-dadaïstes » américains, mais comme la constatation que certains modes d’expression sont dans l’air et que si le cinéaste Louis Lumière put, vers 1895, faire de l’impressionnisme sans le savoir, il est normal que l’avant-garde du 7e art se rencontre aujourd’hui avec les avant-gardes d’autres arts[1515] [1515] Sadoul Georges, « Le doigt dans la plaie », op. cit. .

Godard n’a en effet jamais revendiqué une influence de l’art américain car, comme le pré-cinéma découle d’un environnement culturel précis, le retour du collage dans l’art provient d’une description du monde contemporain. La forme godardienne est sous-tendue par un regard inquisiteur sur la France des années 1960 : « Mais c’est encore plus par son propos que par sa r(h)éthorique que Godard appartient profondément et consciemment à notre temps. Hier, il se posait des questions. Aujourd’hui, il leur donne des réponses[1616] [1616] Ibid. . »

One+One (1969)

Une poétique de l’écart

Ce qui oppose résolument le cinéma de Godard au pop art, c’est la distance qu’il prend à l’égard de ses ready-mades. Cette distance prend corps dans une subjectivité qui manifeste la présence du cinéaste dans le dispositif même du film. Dans Une femme mariée et One+One, le collage prend aussi une forme spatiale. Les panoramiques lors du dîner avec Roger Leenhardt dissocient les mouvements du couple de l’immobilité du philosophe. Dans One+One, la lecture d’extraits polémiques du ministre de l’Information du Black Panther Party, Elridge Cleaver, par des militants africains-américains est adossée à un complexe mouvement de travelling dans lequel ces militants acheminent et exécutent des femmes blanches dans une décharge [1717] [1717] Les extraits en question sont issus de Soul on Ice, essai autobiographique de théorie politique publié en 1968 dans lequel Elridge Cleaver théorise le viol comme arme révolutionnaire. Ce livre polémique, forcément daté, s’inspire des huit années de prison que le Black Panther a purgées entre 1958 et 1966 pour viol et tentative de meurtre. Durant cette période, Cleaver gagne en importance au sein du BPP suite à l’incarcération de Huey P. Newton et Bobby Seale, et promeut la rupture avec la stratégie d’autodéfense en faveur de la lutte armée. Voir Rolland-Diamond, Caroline. Black America : une histoire des luttes pour l’égalité et la justice, XIXe-XXIe siècle. Paris, La Découverte, 2019. .

Dans un premier temps, comme ready-made intellectuel, le texte d’Elridge Cleaver est donné tel quel, sans censure, mais, en plus, il est pris au pied de la lettre par les militants. Cette transposition du texte à l’image crée un premier effet de distanciation. Les écrits du Black Panther ne devraient pas avoir de suite : ils se manifestent comme de la pure provocation. Le vrai ready-made est le paysage : c’est dans une décharge londonienne que ce mouvement politique américain s’exprime où les voitures concassées ressemblent aux compressions de César. L’opposition des territoires va de pair avec le paradoxe du décor. Alors que la révolution se veut mondiale, l’exécution des jeunes femmes blanches a lieu hors champ. Surtout, la décharge systématise le motif godardien de la casse de voitures. Ces voitures deviennent des objets autonomes. Ce motif va de pair avec une esthétique apocalyptique, corollaire d’une révolution en cours, signe de la morbidité du consumérisme.

Plus généralement, la poétique godardienne de l’écart prend forme dans des aphorismes et des jeux de mots, accolant au début de One+One « Stalin » et « Hilton ». Le discours idéologique pris comme « pensée toute-faite » se fond dans les symboles de la société de consommation. Mais sans doute l’écart primordial du God-Art, qui retrouve en ce sens le geste du pop art, repose dans la gratuité d’un certain nombre de citations. Ainsi René Prédal appelle-t-il à faire usage de précautions à propos des citations godardiennes :

Surtout, elles ne participent pas à une construction rigoureuse mais sont parfois posées là au contraire en fenêtre débouchant vers autre chose que le film ou fonctionnent comme une bouffée d’air venue d’ailleurs[1818] [1818] « Écrire et peindre : le god-art et le pop art » in Prédal René (éd.), Cinémaction. Le cinéma selon Godard, op. cit., p. 95. .

L’arbitraire des citations participe régulièrement d’un mouvement de recul à l’égard du film mais aussi de l’attitude interprétative du spectateur. Elle approche parfois du geste en soi mais qui n’a pas pour but de rester confiné dans l’autotélie. Au contraire, elle devient un outil critique.

William Klein, Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? (1966)

L’environnement de collage des années 1960

Selon les mots du curateur William C. Seitz, le pop art se nourrit d’un « environnement de collage » : « enseignes éblouissantes, néons, publicités, cimetière pour voitures, décharges publiques et “nouvelles antiquités” [1919] [1919] Cité dans Lippard Lucy R., Alloway Lawrence, Calas Nicolas et Marmer Nancy, Le Pop Art, op. cit., p. 72.  ». Chez Godard, ces thèmes se rangent parmi d’autres qu’il partage effectivement avec l’art américain. Alain Jouffroy détaille dans Les Lettres françaises le « télescopage » de références qui rassemble Godard et la modernité artistique des années 1950-60 :

Que fait Godard, sinon du télescopage ? On lui reproche ses citations, ses allusions aux bandes dessinées et à la publicité, comme on a reproché aux cubistes d’intégrer des coupures de journaux et des paquets de cigarettes à leurs « papiers » collés, comme on a reproché à Rauschenberg les ventilateurs, les échelles, les aigles, les pneus, les déchets de terrain vague incorporés à ses « combine-paintings ». Ne voit-on pas qu’on accuse ainsi Godard comme Rauschenberg de vouloir intégrer la réalité, la vie tout entière, avec ses hasards, son délire, ses entrecroisements d’objets et d’images accélérés à ce Temple sans autel qu’est devenu l’art moderne ? [2020] [2020] Alain Jouffroy cité dans Prédal René, « Écrire et peindre : le god-art et le pop art », op. cit., p. 96.

Le présent constitue la matière commune de l’art des années 1960. Mais Jean-Luc Godard trouve une manière bien spécifique de s’approprier cette matière. Celle-ci repose dans le « télescopage » c’est-à-dire sur l’opposition entre plusieurs régimes d’image et des objets de valeurs différentes. Mais, plus particulièrement, l’usage d’une matière hétérogène apparaît chez Godard comme l’inscription de signes du monde contemporain. En quelque sorte, les bandes dessinées, les publicités ou les enseignes de magasin constituent des sèmes à partir desquels le cinéaste construit sa phrase filmique. Ainsi en va-t-il du panneau « Danger » dans Une femme mariée qui, après un zoom, affiche le mot « ange ». Les plans inauguraux d’Une femme mariée où Charlotte, dénudée, discute avec son amant rappellent en fin de compte les poses de publicité qu’on ne cesse de voir au fil du film. Le découpage du corps de Charlotte rappelle aussi celui des femmes de publicité.

Ainsi peut-on distinguer le cinéma de Jean-Luc Godard de celui de certains de ses contemporains qui prennent aussi le présent à bras le corps à partir de ce concept d’« environnement de collage ». Chez William Klein, dans Qui êtes-vous Polly Maggoo ?, ayant aussi pour thème sous-jacent la société de consommation, la mise en scène du monde de la mode se construit à partir d’un artifice, une satire exagérée d’un univers donné. En découle le déploiement d’une intrigue fantastique dans le film, celle d’un conte de fées où un prince, joué par Samy Frey, tombe amoureux de l’héroïne. Dans les films de Jean-Luc Godard des années 1960, spécifiquement après Une femme mariée, la satire provient de l’invasion de l’intrigue par les signes du présent et leur détournement. C’est le cas de Masculin, Féminin (1966), film sur « la génération de Marx et de Coca-Cola » qui confronte la politisation d’une jeunesse pré-68 au développement de la société de consommation.

1968, le God-art in situ

En 1968, Godard n’a jamais été aussi près de ses contemporains, artistes y compris. Il co-signe en mai un film avec le jeune plasticien Gérard Fromanger, le Film-tract n°1968 et il voyage à plusieurs reprises dans les pays anglo-saxons : aux États-Unis pour tourner One A.M (laissé inachevé) et en Angleterre pour tourner One+One. C’est en analysant en profondeur ce dernier film que nous examinerons le renouvellement du rapport du God-art au collage et à son cousin plastique, le pop art. Mais l’année 1968 déploie aussi une nouvelle dimension du God-art à savoir la façon dont il s’affirme à la marge du système de production traditionnel, en rupture avec le cinéma commercial, et comme une révolution du champ artistique. Ainsi, à la suite de Guy Hennebelle, étudierons-nous le God-art comme « révolution esthétique mondiale[2121] [2121] Hennebelle Guy, Les cinémas nationaux contre Hollywood, op.cit.  ».

Gérard Fromanger, Le Rouge (1968)

Le God-Art en mouvement

La rencontre de Jean-Luc Godard avec Gérard Fromanger (qui participe d’un mouvement, la figuration narrative, qui s’écarte du pop art tout en suivant son sillage) signale un regain d’intérêt de la part du cinéaste pour l’avant-garde artistique. Fromanger forme Godard aux techniques du dessin. En Mai 68, les deux hommes se retrouvent à plusieurs reprises. Quand l’artiste expose ses Souffles au métro Alésia, sculptures en plexiglas rouge translucide, Jean-Luc Godard et Pierre Clémenti filment et se retrouvent embarqués par la police à la fin de la journée. Godard filme aussi une idée visuelle de Fromanger dans le Film-tract n°1968. D’un drapeau tricolore, le rouge coule sur les autres couleurs et se répand. Ce film participe d’un cycle de collages de Fromanger où le rouge des drapeaux belge et hollandais envahit l’ensemble de l’emblème. En juin 1968, alors qu’il part à Londres tourner One+One, Godard demande à Fromanger de l’accompagner.

Théorisé par Gérald Gassiot-Talabot en 1965, ce mouvement naît d’un renouvellement de l’école de Paris. En 1964, l’exposition Mythologies quotidiennes se positionne par rapport au nouveau réalisme américain qui se veut « une prise d’option d’où devaient sortir d’autres tentatives mieux structurées, des entreprises à long terme et des œuvres promises à un pouvoir de signification véritable[2222] [2222] Gassiot-Talabot Gérald et Chalumeau Jean-Luc, La figuration narrative, Nîmes, édition J. Chambon, coll. « Critiques d’art », 2003, p. 72. . » Puis Gassiot-Talabot organise en octobre 1965, une exposition internationale intitulée La Figuration narrative dans l’art contemporain. Gérald Gassiot-Talabot conjugue le retour de la figuration, propre aux néo-dadaïstes, et le retour de la narration : « La narration, particulièrement sous les espèces de l’anecdotique, avait mauvaise réputation depuis les abus qu’en avait faits la peinture de genre et d’histoire à la fin du XIXe siècle[2323] [2323] Ibid. p.78. . » Cette « explosion » de la narration découle du cinéma, « phénomène dont les conséquences sur le surgissement de l’abstraction instantanée ont été au moins aussi importantes que celles de la découverte de la photographie sur l’impressionnisme[2424] [2424] Ibid. p.78. . » La figuration narrative devient surtout une peinture de contestation en tant que « figuration séditieuse[2525] [2525] Ibid. p. 97  ». Ses peintres exposent à Cuba, soutiennent le Vietnam et participent à Mai 68.

Un élément qui pourrait rattacher la figuration narrative du cinéma de Godard se situerait dans ce qu’exprime Gassiot-Talabot sur Gérard Fromanger dont il mentionne « le regard qui choisit, cerne et piège un fragment de réalité, significatif d’un contexte social et humain beaucoup plus large que la portion d’espace et la situation qui lui servent de départ et de support[2626] [2626] Ibid. p. 213.  » Dans One+One, la succession de saynètes interrompant les répétitions des Rolling Stones procède du même mouvement. Chacune d’entre elles devient le reflet d’une révolution globale en cours. Chaque saynète construit son hors-champ. Dans la séquence d’interview avec Eve Democracy, le journaliste interroge la jeune femme sur son lieu de naissance en énumérant les lieux des batailles de la Seconde Guerre mondiale : « Stalingrad ? — No. — El Alamein ? — No. » Ces toponymes relient l’unité d’espace à une cartographie de guerre et l’unité de temps aux processus historiques en cours. « Chez Godard, je sais qu’il y a la mer », dit Louis Aragon en 1965 dans le Cinéastes de notre temps consacré au cinéaste suisse, indiquant alors le haut degré de réalisme de Jean-Luc Godard capable d’intégrer pleinement le hors-champ à son récit. À la fin des années 60, on sait que, chez Godard, il y a un environnement révolutionnaire plus large que les indices qu’en donne l’image. Le fragment de réalité est un microcosme en miroir du macrocosme des dialectiques de l’histoire.

Le collage et l’objet pop

Dans son titre même, One+One revendique la forme du collage. Ce titre, objet d’une controverse avec le producteur anglais qui préférait celui de Sympathy for the Devil, naît de l’intérêt de Godard pour le rock anglais. Initialement prévu avec les Beatles, le film finit par se concentrer sur les Rolling Stones. Dès le début de One+One, la voix-over imitant un speaker radiophonique mentionne l’artiste-phare des années 1960 : Andy Warhol. Dans tout son cours, One+One se positionne politiquement et esthétiquement par rapport aux objets préférés du pop art. Le sujet du film est d’ailleurs un objet de pop culture. En montrant les séances d’enregistrement de la chanson Sympathy for the Devil, Jean-Luc Godard donne à voir des artistes au travail. Plus spécifiquement, il ne garde de la chanson que le processus de création : dans la version godardienne de One+One, la chanson achevée n’est pas audible, alors qu’elle l’est au générique de la version anglaise. Pour montrer les répétitions et l’enregistrement, Godard opte pour des travellings complexes, circulaires, et pour un son comme entendu dans la table de mixage de la salle d’enregistrement. Quand Mick Jagger s’éloigne du microphone, ses paroles sont soudain inaudibles.

La confrontation du regard godardien avec l’industrie musicale des années 60 mérite d’être étudiée en comparaison du film Les Idoles de Marc’O sorti la même année, qui prend à bras le corps le phénomène yé-yé en France. Les trois stars de ce film, jouées par Pierre Clémenti, Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon, incarnent respectivement une forme que prend la scène musicale des années 1960 : le rockeur parolier, la chanteuse de ritournelles et le voyou inspiré par les États-Unis. La forme du film repose sur la performance actorale et l’artifice visuel approchant la description du phénomène yé-yé de la farce. Chez Marc’O, la performance actorale vient en quelque sorte extraire les personnages de leur déterminisme, causé par le milieu musical. La subversion des Rolling Stones prend corps dans la façon dont Godard accole aux séances d’enregistrement des saynètes absurdes, sortes de fables d’une révolution en cours.

En ce sens, quand Marc’O utilise les outils de la satire et de la farce, Godard se sert du montage et de la distanciation pour s’extraire de la société du spectacle. À ce titre, One+One se détache du style du pop art dans la manière de traiter ses thèmes, à commencer par la bande dessinée américaine. Dans le segment « The Heart of Occident », Godard filme en gros plan une succession de couvertures de livres en anglais mêlant pulp, pornographie et comics. Dans cette librairie, un homme au costume pourpre lit un texte sur la propagande et les différents clients blancs acquièrent des revues en giflant des hippies militant contre la guerre du Vietnam et en réalisant un salut romain / fasciste.

Les comics deviennent au fur et à mesure des années 1960 un thème récurrent de l’art contemporain. Déjà, Roy Liechtenstein en faisait le sujet de ses peintures où les phylactères opéraient un mouvement de distanciation vis-à-vis de l’image. En 1968, cette distanciation va de pair avec une contestation de sa puissance propagandiste. Dans Mister Freedom, William Klein met en scène un superhéros, avatar de Captain America, incarnant l’impérialisme états-unien. Surtout, le mouvement situationniste se sert des comics comme des instruments de diffusion idéologique. Dans leurs tracts, en intégrant dans les phylactères de bandes dessinées américaines des mots d’ordre marxistes-léninistes, les situationnistes suivent le même chemin que Guy Debord qui, dans le film La Société du spectacle, superpose un vocabulaire militant sur des images tirées du cinéma américain.

Le détournement situationniste se trouve réemployé par Jean-Luc Godard qui rapproche immédiatement la bande dessinée de l’idéologie fasciste. Si l’histoire entre Godard et le mouvement situationniste suit un cours difficile, il est évident qu’ils partagent une référence commune : la distanciation brechtienne. L’objet pop devient l’incarnation du spectacle dont il s’agit de dégager l’influence idéologique. Si Mister Freedom se sert de la parodie, Jean-Luc Godard utilise le grotesque pour disqualifier ce ready-made. En ce sens, One+One additionne deux objets pop et les traite différemment. La star est donnée telle quelle, confrontée dans le langage du film à des images qui lui sont extérieures, et le comics est par nature subverti comme un véhicule du fascisme américain.

William Klein, Mister Freedom (1969)

Le God-Art, révolution mondiale ?

Avant qu’il ne s’engouffre dans l’expérience collective du groupe « Dziga Vertov », Jean-Luc Godard a fait pivoter, tout le long des années 1960, son style vers un engagement à gauche. Le God-art passe ainsi d’un art du présent à un art politique. One+One marque un positionnement politique par rapport au pop art. Cette transition politique n’a pas échappé à Guy Hennebelle qui, dix ans après Georges Sadoul, reprend à son compte la formule God-art. Dans l’article « La révolution esthétique du “god-art” » publié dans Les cinémas nationaux contre Hollywood, Guy Hennebelle explore les traits du cinéma de Godard qui, selon lui, a ouvert « un chemin réellement nouveau non seulement dans le cinéma français mais aussi dans celui d’une vaste partie du monde[2727] [2727] Hennebelle Guy, Les cinémas nationaux contre Hollywood, op. cit., p. 319.  ».

Cherchant à examiner le caractère révolutionnaire de l’œuvre de Jean-Luc Godard, Guy Hennebelle conclut à propos du réalisme godardien : « L’image de la réalité reconstruite par les films de Godard est une image éclatée, fragmentée, désemparée, reflet tragiquement fidèle de la conscience qu’en avait un auteur, lui-même victime d’un grand désordre et d’un grand désarroi de sa pensée[2828] [2828] Ibid., p. 324. . » Puis, concernant le bord politique de Godard, Guy Hennebelle explore d’abord le terme « confusionniste » puis résume ses évolutions politiques à l’anarchisme. De l’anarchisme de droite qui prédomine jusqu’à Une femme mariée, Jean-Luc Godard passe à un anarchisme de gauche puis d’extrême gauche. Le thème du désarroi prédomine à chaque fois : « Incohérence et désarroi : telles ont été, sous des formes diverses, les deux grandes constantes du cinéma de Jean-Luc Godard[2929] [2929] Ibid., p. 329. . » Ce désarroi est précisément ce qui constitue le phénomène et l’influence de Godard :

Dans la mesure où, comme on l’a vu, l’œuvre godardienne est apparue à un moment historique donné comme l’expression d’un profond désarroi dont elle a été la traduction à la fois idéologique et esthétique, il serait parfaitement compréhensible que les mêmes causes aient produit dans des sociétés analogues les mêmes effets[3030] [3030] Ibid., p. 333. .

Ainsi Hennebelle détaille-t-il les émules de Godard de par le monde : Jean-Pierre Lefebvre, Gilles Groulx, Marco Bellochio, Bertolucci, Tinto Brass, Glauber Rocha… Tous ces cinéastes se retrouveraient dans le désarroi existentiel, trait principal d’un God-Art dont Hennebelle rappelle les traits suivants : « le goût de la provocation, une propension à l’insolence esthétique, une inclination à une errance existentialiste et au vague à l’âme[3131] [3131] Ibid., p. 332.  ». Ce désarroi – que l’on peut coupler au « désespoir de l’inimitable » aragonien – provient d’une conflictualité non résolue avec son présent. C’est pourquoi la conception de Guy Hennebelle du God-Art s’éloigne à la fois de Sadoul et de l’usage que vont en faire ses continuateurs de Cinémaction qui vont se servir du concept pour parler du rapport de Godard aux arts plastiques en général voire de son rapport au fait religieux. Chez Hennebelle, la révolution mondiale du God-Art naît d’un regard particulier que partageraient les avant-gardistes du cinéma dans un cinéma en phase d’internationalisation.