Quatre Nuits d’un Rêveur, Robert Bresson

Le discours contre la méthode

par ,
le 5 mars 2025

« Sacré Maxence ! ». Sacré « peintre-poète » ! C’est lui qui en 1967, dans Les Demoiselles de Rochefort, se présentait de la sorte, sur un air de Michel Legrand : « Moi je fais de la peinture abstraite, / Mais j’ai une ambition concrète : / Je cherche vainement mon idéal. » Jacques, le héros des Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson qui ressort ces temps-ci en salle avant la sortie du DVD, est lui aussi un « peintre-poète », et quatre ans après en 1971 – un Mai 68 plus tard –, Jacques le brun apparaît comme un lointain cousin de Maxence le blond : l’un chante, l’autre pas, mais tous deux poursuivent dans la vie ce qu’ils rêvent en peinture, cet « idéal » dont ils ont l’intuition. Et comme Maxence, double masqué de Demy, Jacques le flâneur se fait peut-être un double amusé – et en cela inédit – de Robert Bresson, l’homme du « cinématographe ». 

Robert Bresson est sans doute un moraliste. Cela a déjà été assez dit. Mais on aurait tort d’en faire seulement une espèce de Pierre Nicole, le janséniste qui se méfiait des romans, de la comédie et des « joies du monde[11] [11] Nicole le dit dans son Traité de comédie : il hait le théâtre parce que c’est une « école du vice ». Bresson lui aussi hait le théâtre, mais parce que c’est une école tout court.  » : Bresson est un moraliste en ce qu’il crée ses personnages, mais surtout en ce qu’il aime les tenter. C’est ce qu’il fait avec Jacques, un ancien élève des Beaux-Arts, grand type solitaire qui peint des portraits de femmes en couleurs primaires. Dès le plan d’ouverture, il lance son héros dans le hasard de l’existence : Jacques le « rêveur » fait du stop au bord de l’autoroute, devant un grand panneau indiquant au second plan l’embranchement compliqué des bretelles de l’A3. Une voiture s’arrête. Jacques hausse les épaules et les bras quand on lui demande où il va. « Montez ! » : le voilà lancé sur une de ces bretelles, comme sur un de ces chemins qui mènent au Pont-Neuf où il rencontre Marthe, qu’il sauve in extremis du suicide. Immédiatement, il en tombe amoureux. Le voilà tenté, lui qui passait son temps à peindre, à s’enregistrer et à suivre des filles dans la rue pour chercher son « idéal » : il pense l’avoir trouvé en Marthe, qui commence à l’obséder au point de lui faire oublier la poésie (ses enregistrements de fiction, des histoires de « château bizarre » et de « vieux mari » aux accents de roman gothique cèdent leur place à une litanie automatique et obsessionnelle : « Marthe. Marthe. Marthe. Marthe… »). Jacques se remet au lit, il peint moins et cesse d’inventer.

Mieux qu’un moraliste, Robert Bresson est sans doute un romancier. Dans Quatre nuits d’un rêveur, il change même la nouvelle de Dostoïevski[22] [22] « Les Nuits blanches », celles-là mêmes qui inspirèrent Visconti pour le film du même nom, Demy pour Lola, ou James Gray pour Two Lovers : que du bon. en un roman libertin. Quand Jacques se fait passeur de lettres pour Marthe, on pense aux Liaisons dangereuses ; quand dans l’obscurité Marthe en nuisette s’approche et s’éloigne à petits pas de la porte du locataire de sa mère, mouvements légers saisis par un bref mouvement de caméra, on pense à La Nuit et le Moment de Crébillon fils. Bresson filme alors le désir érotique (Marthe découvrant son propre corps nu dans le miroir, avant de rejoindre le « locataire » sans éveiller les soupçons de sa mère) et la vie affective (« Je t’aime, voilà ce qu’il y a », dit Jacques de sa voix blanche). Quatre Nuits d’un Rêveur est aussi une éducation sentimentale. 

Dans ces vertiges romanesques que suggère le film jusque dans sa construction narrative (les « histoires » enchâssées de Marthe et de Jacques, au cœur des « quatre nuits »), les personnages se rencontrent, se croisent, se donnent rendez-vous (toujours sur le Pont-Neuf, toujours sous la statue d’Henri IV), s’arrêtent tout à coup pour écouter un morceau de bossa nova qui file sur la Seine, concert improvisé sur un bateau-mouche et comme saisi au vol. Jamais le « cinématographe » de Bresson n’avait été aussi romanesque (les passions naissantes, les lettres, les hasards triviaux au coin de la rue), jamais il n’avait été aussi mélodramatique au sens antique (mélodrame, ou le chant + l’action) car toujours interrompu par des bribes de musique (dès le générique d’ouverture, des accords de guitare disparaissent pour réapparaître alors que défilent les noms de l’équipe technique) ou des bribes d’action (Jacques chantonne « Le Chant du départ », un dimanche à la campagne, puis fait quelques roulades dans les marguerites). Alors la nouvelle de Dostoïevski devient le roman de Bresson. Alors ce roman d’image se fait le creuset d’un film de « cinématographe », où l’auteur expérimente encore sa méthode, mais cette fois, et c’est inédit tant c’est spectaculaire, pour s’en amuser, et comme s’en libérer. 

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« Tu appelleras un beau film celui qui te donnera une haute idée du cinématographe[33] [33] Notes sur le cinématographe, Folio, p. 33.  », écrit Bresson dans ses Notes. Si nous appelons Quatre nuits d’un rêveur un « beau film », c’est aussi parce que celui-ci semble malmener cette « haute idée du cinématographe », celle-là même que défendent Bresson et ses comédiens – « modèles », leur « parlure visible » : c’est la fameuse « voix blanche » – et sa mise en scène qui voudrait retrouver « l’habitude et l’automatisme » de la vie réelle[44] [44] Notes sur le cinématographe, passim.

C’est que Bresson s’amuse dans Quatre nuits. Il s’amuse même comme jamais [55] [55] cf. Pierre Jendrysiak, « Un piège ? Une blague – sur Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson », AOC, 19 février 2025. . Et il s’amuse d’abord en se jouant de son héros, de son double « peintre-poète », le rendant du même coup bien plus sympathique que les activistes poseurs du Diable probablement (1977), son film suivant. Bresson moraliste ironise dans les Quatre Nuits, souvent contre lui-même et contre l’amour propre, le plus grand de tous les flatteurs. Parmi d’autres gags, le cas de la séquence des pigeons est peut-être à ce titre le plus parlant. Amoureux de Marthe qui lui résiste, le peintre est perdu. Il se promène sur les ponts et croise une péniche qui porte le nom de celle qu’il aime. Il entre dans un parc et tombe sur une multitude de couples qui s’embrassent, comme pour le narguer. Alors pour se donner contenance, il sort son fidèle micro, et le tend vers des pigeons qui roucoulaient par-là. La gradation efficace de ces hasards ironiques (la ville unanime semble vouloir le rappeler à sa solitude) atteint alors son acmé dans un contre-champ : le « pigeon » qui roucoule et dont il réécoute ensuite les bruits, c’est lui, c’est Jacques, amoureux qui court à sa perte en aidant celle qu’il aime à retrouver celui qu’elle aime (il va jusqu’à lui écrire ses lettres, avant de les apporter aux amis du « locataire »). Jacques est un « pigeon » (la métaphore familière est remotivée à l’écran) parce qu’il se retrouve friendzoné de la belle manière[66] [66] L’amitié entre homme et femme n’est manifestement pas le sujet de Jacques. . Lui qui suit les filles dans la rue jusqu’à se perdre (les mouvements de caméra qui le suivent en train de suivre semblent eux aussi ironiques, s’arrêtant parfois à mi-course, comme pour voir jusqu’où Jacques est capable d’aller), apparaît souvent ridicule à l’écran. Et si Bresson se rit de son personnage (après l’avoir inventé, après l’avoir tenté), il se rit aussi d’un certain cinéma.

Bresson en effet, dans ces Quatre Nuits d’un rêveur, se moque du « CINÉMA » comme il dit dans ses Notes, de ce « théâtre photographié » qu’il abhorre et qu’il entreprend de parodier dans l’abyme d’un film dans le film, Amour tu nous tiens, que Marthe et sa mère vont voir au cinéma pour une « soirée de gala ». Des coups de feu, de la musique extradiégétique bien signifiante, du sang et des gestes pompeux (le personnage, malgré une balle reçue en pleine tête, trouve le temps d’embrasser le portrait de sa bien-aimée en gémissant), telle est la « blague » que nous adresse Bresson dans un geste amusé. Pourtant, à bien y regarder, Amour tu nous tiens, avec Patrick Jouané, l’acteur fétiche de Guy Gilles, ressemble à s’y méprendre à un film de Bresson, et même à ce film-ci que nous sommes en train de voir, dans une version outrée mais non sans rapport avec Quatre Nuits (l’amour en effet « tient » Jacques et ne veut pas le lâcher). C’est que Bresson se moque aussi de son « cinématographe », exhibe même plaisamment ses limites dans un geste réflexif d’une ampleur inédite qu’il faut prendre au sérieux[77] [77] Peut-être est-ce la raison pour laquelle il a été si mal reçu et si peu vu, ce film qui pense contre lui-même, ce Bresson qui pense contre Bresson ? .

Tout se passe en effet comme si le discours du film allait contre la méthode des Notes, tout comme ce désir de peindre (Jacques) et ce désir d’aimer (Marthe, puis Jacques) qui s’entremêlent puis s’entrechoquent. Jacques, le peintre idéaliste qui s’écoute un peu parler (littéralement, avec son enregistreur sur sa table de chevet), fait face pour la première fois à la réalité rugueuse à étreindre. Tout au long du film, Jacques fait ainsi l’expérience des limites de ses principes, et des chimères de son idéal. Les femmes qu’il suit, à la recherche du visage vrai, disparaissent toutes derrière des vitres (vitrines d’un magasin, portes vitrées d’un immeuble bourgeois ou d’un omnibus sur le départ), comme derrière des écrans. Quand il pense rencontrer son idéal (« c’est idiot », dit Marthe), il cesse de peindre et veut toucher (un insert montre sa main saisissant le bras de Marthe pour la sauver ; un autre montre sa main pleine de peinture prendre celle de son amie, alors qu’ils marchent sur les quais). En jeune Pygmalion, il veut même retoucher Marthe, égayer et colorer un peu son austère cape noire, et lui noue autour du cou un châle rouge (du même rouge que le portrait de femme qu’il peint chaque jour dans son « espèce d’atelier ») pour la rendre plus vraie[88] [88] « Le réel brut ne donnera pas à lui seul le vrai » Notes sur le cinématographe, p. 106. . Mais Marthe n’est pas Galatée, elle est bien vivante et elle s’enfuit avec son premier amour, le « locataire », laissant Jacques tout seul à regarder la lune, crispé comme un extravagant. Jacques rate l’amour vrai, la femme idéale, et s’en retourne à ses couleurs et à ses formes.

Mais, dans ce film conscient à chaque instant des limites de son art, l’abstraction – que la critique a pu reprocher à Bresson – aussi fait défaut. Les limites de la « parlure » automatique par exemple (les « Marthe. Marthe. Marthe. Marthe… », qui étonnent les passagères d’un bus comme les spectateurs, alors que Jacques les écoute encore en boucle) sont bien celles de l’abstraction. Plus encore, la scène de la visite impromptue de l’ancien camarade des Beaux-Arts chez Jacques en résume les enjeux. L’ami de Jacques (plutôt un vague souvenir), sorte de Trissotin des années 1970, se met à pérorer sur la fin de « l’artisanat », contre Chardin et Van Gogh, et lui présente ses dernières œuvres et ses derniers « concepts » : une tache noire, au coin d’une feuille blanche. « Tu comprends ? », répète-t-il pour rythmer ses explications pédantes (là encore, Bresson se moque de lui-même : le personnage s’exprime par axiomes, comme Bresson dans ses Notes). Précisément, Jacques fait mine de ne pas comprendre, il préfère les portraits où demeurent les lignes de visage et les couleurs fauves (comme son lointain cousin Maxence, qui peignait aussi le visage d’une femme dans Les Demoiselles). Bresson aussi fait mine de ne pas comprendre, et avec de brefs plans fixes, il prend soin de se faire « artisan », actualisant, avec un pot de confiture et une bouteille de Coca-Cola posés sur une caisse en bois, les natures mortes de Chardin (on pense à La Brioche, précisément citée par le fâcheux au ton docte). Ces plans « figuratifs » (un autre, gros plan pictural d’une bouilloire qui reflète la silhouette déformée de Marthe dans la cuisine, rappelle l’autoportrait caché de Van Eyck dans Les Époux Arnolfini), ces plans de « dessinateurs », répondent aux plans abstraits et « coloristes » qui rythment le film. Les « quatre nuits » sont toujours monochromes, saisies par Bresson dans des teintes plus ou moins sombres (la silhouette noire de Marthe, longue, mince, en grand deuil, se détache par exemple sur l’eau verte de la Seine, lors de sa descente macabre sous le pont). L’abstraction et la figuration, le dessin et la couleur : le film concentre plaisamment les grandes querelles françaises de l’histoire de l’art[99] [99] Les « poussinistes » (les dessinateurs) contre les « rubénistes », partisans de la couleur au XVIIe siècle. , comme pour prolonger les débats. Bresson joue avec sa méthode, il s’amuse du vertige de l’abstraction qui peut tout aspirer dans l’abîme de la tâche : avec Jacques, il fait des portraits ; avec le « cinématographe », il fait du cinéma.

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Quatre nuits d’un rêveur est l’art poétique inattendu de Bresson, émancipé des maximes et des Notes, lancé dans la vie fourmillante de la grande ville et dans le hasard des récits. C’est un grand art poétique, des meilleurs, de ceux qui sont aussi des grands romans ou des grands films, capables d’illustrer des principes pour aussitôt les rappeler à leurs limites dérisoires de « concepts ». Quand, au cours de plusieurs plans, Jacques pose son enregistreur au milieu de ses pots de peinture, son micro au milieu de ses pinceaux, Bresson nous donne à voir une forme-sens, une métonymie efficace pour penser le cinéma et le film à l’écran, le son et la couleur, la musique et la forme et le rapport qu’ils entretiennent. 

Alors, dans le plan final, quand Jacques déçu par l’amour et par la vie réelle retrousse à nouveau ses manches pour retourner à sa peinture et à ses rythmes (« Et sois bénie pour le bonheur que tu m’apportes »), on pense à un autre grand art poétique en acte, L’Œuvre de Zola, autre histoire d’artiste qui lutte pour atteindre son idéal en peinture, jusqu’à la mort. À la fin du roman, l’ami du peintre, l’écrivain Sandoz – un autre double d’auteur – se rend sur la tombe de son ami peintre. Fatigué d’avoir à « tricher avec la vie » sans pouvoir la saisir, il se reprend dans un sursaut : « Allons travailler », lance-t-il pour clore le roman. C’est ce que fait Jacques pour clore le film, de retour au travail, appliqué et sérieux. C’est ce que fait Bresson, qui nous montre ses mains avec celles de Jacques – « Ton film, qu’on y sente l’âme et le cœur, mais qu’il soit fait comme un travail des mains[1010] [1010] Notes sur le cinématographe, p. 35.  » ! – soucieux d’ajouter à la vie juste ce qui lui manque pour qu’elle soit plus vraie qu’elle-même. Peinture abstraite, ambition concrète. Sacré Jacques !

Quatre nuits d'un rêveur, un film de Robert Bresson, avec Guillaume des Forêts, Isabelle Weingarten, Patrick Jouané...

Scénario : Robert Bresson, d'après Les Nuits blanches de Fiodor Dostoïevski / Image : Pierre Lhomme / Montage : Raymond Lamy / Musique : Michel Magne, Louis Guitar, Chris Hayward, chansons de F.R. David, Marku Ribas, Karen Dalton

Durée : 1h23.

Ressortie en salles le 19 février 2025 (sortie en 1971)