« Tu trônes là, tout empli d’amples visions et d’actes glorieux. Pourquoi mourir quand tu peux vivre sur disque ? Un disque, pas une tombe. Une idée au-delà du corps. Un esprit qui soit tout ce que tu as jamais été et que tu seras jamais, mais jamais fatigué ni embrouillé ni endommagé. C’est un mystère pour moi, comment une telle chose pourrait se produire. »
Cosmopolis, Don DeLillo
« C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge, comme il est dit que Dieu nous jugera et avec autant d’impertinence. Décomposer c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier »
Molloy, Samuel Beckett
Un rendez-vous au restaurant, quoi de plus normal pour se rencontrer et faire connaissance. Karsh (Vincent Cassel) déjeune avec une femme, discute de ses activités professionnelles, mais l’objet du désir n’est pas celui supposé. Ancien producteur désormais entrepreneur, il évoque son épouse et la société de linceuls qu’il a fondée à la suite de sa mort (le restaurant jouxte les pompes funèbres et le cimetière), enveloppes technologiques permettant de visualiser le corps sous terre et ainsi maintenir le contact. Le cadavre vampirise intégralement le verbe et s’insinue dans le plan, déjoue le tête-à-tête : la série de champs-contrechamps entre Karsh et son invitée est tronquée par deux suaires, exposés debouts en vitrine et visibles derrière chacun d’eux. Le lien entre les vivants, qui s’adonnent pourtant à une activité de chair, ne s’établit pas pleinement car il bute sur la mort personnifiée. Depuis les limbes, l’absente parasite la relation dans le cadre mais également dans le téléphone de Karsh, d’où il peut observer son squelette.
Les longues années qui séparent Maps to the Stars (2014) des Crimes du futur (2022) portent en elles la marque d’un deuil, celui pour David Cronenberg de son épouse, Carolyn Zeifman, décédée en 2017. Les Linceuls vaut donc comme confrontation biographique (mais le cinéaste s’est toujours risqué au jeu des avatars) et s’échafaude d’emblée telle une nouvelle variation orphique. Dès son ouverture, sa femme Becca est une vision inatteignable : Karsh, prisonnier derrière la vitre d’une sorte de sarcophage, hurle à la mort face au tableau onirique, flottant et fragile, de son épouse. Le plan s’engouffre dans ce cri cauchemardesque et en ressort en un raccord buccal chez le dentiste – « Le chagrin pourrit vos dents », lui souffle le spécialiste. Une fois n’est pas coutume, Cronenberg glisse de la métamorphose physique, externe (Becca qui se décompose sous terre) à sa traduction psychique, interne. Pendant presque deux heures, Les Linceuls manipule des cadavres et leurs images, sabote leurs stèles et leurs réseaux connectés, dans une forme de mise à plat totale, presque sans aspérités il faut bien l’avouer, qui inscrit dans le marbre la pourriture progressive des vivants. Un piratage qui pourrait se lire comme une énième vanité de la désagrégation, teintée de l’humour pince-sans-rire du Canadien, mais n’est que la déchirante – car vouée à l’échec – tentative de recompositions d’une présence.
Galilée nourrissait le rêve de toucher du doigt la substance des étoiles, et on serait tenté, après un générique tout en poussières luminescentes, de faire un parallèle entre cadavre et cosmos. Pour résorber cette distance avec l’être aimé, Karsh (mais faut-il entendre Crash ?) opère lui aussi un passage de l’optique à l’haptique. Le procédé utilisé par sa société GraveTech permet de se connecter aux linceuls, enterrés dans un cimetière aux stèles semblables à des smartphones massifs, et de regarder, en direct, les évolutions de la chair décatie. De regarder mais également de toucher, à partir de la surface des écrans, qui permet de naviguer en haute définition autour des carcasses et de zoomer sur leurs plus infimes détails. Des images qui finissent par ne plus rien traduire du caractère des défunts, icônes réconfortantes entretenant l’illusion du lien[11] [11] On retrouve d’ailleurs aujourd’hui dans certains cimetières des tombes avec des QR codes, pour accéder à des films ou des photos du défunt, voire laisser un mot à la famille ou livrer des fleurs. . Shroud signifie linceul mais aussi voile ; s’il est une jouissance presque enfantine dans les yeux de Karsh, il est également un leurre qui paradoxalement éloigne. Les cadavres empaquetés sont uniquement des supports de visions, d’imaginaires qui viseraient à rendre compte de la supposée réalité d’un corps à un instant « T », et non les réels producteurs de signes. L’évidente limite du processus haptique pousse à le radicaliser en traversant le miroir : Karsh finit par se revêtir d’un de ses linceuls, expérience solitaire et vertigineuse de la dépouille qui brise le fantasme et ramène à l’inerte, mariage ambigu de la solennité et du grotesque (l’interruption du cérémoniel par l’IA animée qui seconde Karsh). Le veuf se figure le suaire comme un mouvement de Becca vers lui, or un processus inverse est à l’œuvre. Les ténèbres ne peuplent pas la tombe mais son corps cérébral. Après tout, comme le montre bien la radio dentaire de Karsh, vivants et morts s’apparentent à un même tas d’ossements.
On parle de décomposition et pourtant Becca ne cesse de se régénérer, dans une triple « résurrection » qui tend à maintenir ce lien que le linceul ne saurait faire durer. Becca réapparaît sous trois formes : hallucinée dans les visions de Karsh, concrète avec sa sœur Terry (les deux sont interprétées par Diane Kruger), et digitalisée avec Hunny, l’avatar qui lui sert d’assistante et ressemble aux deux sœurs (auquel Kruger prête aussi sa voix). Trois matières différentes (songe, réel, virtuel) qui ne cessent de muter, de s’effriter, voire de s’autodétruire. Trois instances qui rendent caduques toutes retrouvailles avec Becca, ne peuvent concrétiser le fantasme souterrain de Karsh – elle reste dans la tombe. Terry est un décalque forcément « imparfait » (Becca avait d’ailleurs conseillé à son époux de s’en méfier) ; Hunny ne cesse d’être piratée et se transforme parfois en koala (autre épiderme) ou prend la morphologie mutilée de son modèle ; Becca est de plus en plus démembrée lors de ses visites dans la chambre conjugale. Les apparitions de cette dernière ne bouleversent pas uniquement par leur ressac spectral, mais parce qu’elles incarnent le véritable processus de décomposition. Lorsque ce dernier prend véritablement corps et dépasse le simple visionnage, ne s’échappe plus des écrans de contrôle mais de la boîte crânienne, le voilà ramené à sa dimension de finitude : ni prolongement infini de la putréfaction, ni complots qui transforment les cadavres en verbe éternel. Le deuil se vit ici, dans la réalité de ce corps cassant et cassé, sans que l’amour ou l’imagerie post-mortem manipulatrice (des nodules apparaissent sur les os de Becca, dans des visualisations en trois dimensions potentiellement frauduleuses) puissent le reconstituer. La décomposition était déjà-là, dans le regard fétichisant de Karsh. Au fil de ses visitations, les membres de Becca disparaissent, comme évaporés, manquent de se désintégrer sous nos yeux – tentative d’étreinte où ses hanches se brisent. Cette femme qui marche dans la pénombre, va calmement vers sa mort et le rétrécissement de son corps (on finit presque par se demander si les médecins vont l’amputer jusqu’à ne laisser qu’un buste ou une tête), n’a rien d’un fétiche rassurant. Elle est le cœur destructeur des Linceuls, film à la pleine conscience des limites de son utopie. Plus elle avance, plus elle ramène son époux et son petit commerce pernicieux à la réalité de leur mélodrame décomposé.
Comme Les Crimes du futur – même si le plaisir de la suavité des voix est moins prononcé –, Les Linceuls ne lésine pas sur le verbe, dont on a lu ici et là qu’il réduisait la fiction à un débit de revirements scénaristiques. Des reproches qui semblent occulter la part éminemment bavarde (au meilleur sens du terme) du cinéma de Cronenberg, saturation fascinante à observer et à écouter car elle tend à verbaliser la totalité des pensées et des actions[22] [22] Ce que notait Michel Chion à propos de eXistenZ dans l’entretien qu’il nous a donné : « dans un film comme eXistenZ, de Cronenberg, ce qui est très intéressant c’est que les personnages verbalisent tout, de sorte que le rare non-verbalisé y prend une très grande force. » : de la même manière que le flot d’images numériques a vocation à rassurer les endeuillés, la surabondance de discours paraît anticiper toute vision contrariante – dont l’irruption n’est dès lors que plus terrifiante (la fusion Hunny/Becca). Après les manipulations incompréhensibles autour des organes dans Les Crimes du futur, ce sont cette fois-ci les carcasses tout entières que l’on convoite, en amont (profanations et pillages pour se connecter au réseau de Karsh) et en aval (amputations et ablations sur Becca). Le discours complotiste proprement délirant qui anime le film, notamment à travers le personnage de Maury (Guy Pearce), geek bouffon et ex-mari de Terry, prend une dimension sensorielle avec cette dernière, littéralement excitée sexuellement par l’idée même de conspiration. On plonge dans la paranoïa verbale comme on plonge dans les visions numériques de GraveTech. L’évidence du complot est précisément ce qui rassure, et il ne s’agit rapidement plus de savoir si ce sont les islandais, les chinois ou les russes derrière tout ça, mais de voir jusqu’où peuvent être repoussées les limites de la pensée, dans quelle mesure ces fictions mentales morbides impactent le corps (suppositions autour du doigt coupé de Maury, menace des chinois ou accident de jeunesse, comme le soutient Terry). Voilà le processus invisible que capte Cronenberg : des palabres absurdes qui se décomposent d’eux-mêmes et finissent, à force d’être excités par leur objet, par le perdre de vue – jusqu’à la disparition même de la dépouille de Becca.
Le deuil sentimental de Karsh passe également par celui de toutes ces images de substitution, qui trouvent une forme d’envers sensoriel, délesté du poids de la mélancolie, dans les instants partagés avec Soo-min (Sandrine Volt). Non-voyante, elle lui fait découvrir son visage par le toucher, véritable concrétisation des velléités haptiques, dans la pénombre d’un hôtel qui semble à des kilomètres du cimetière luminescent de GraveTech. Mais on ne sait jamais tout à fait où se situe la frontière du charnel et du désincarné. Lorsque Karsh, accompagné de Soo-min, rencontre Terry dans un parc canin, une barrière les oppose : d’un côté le couple lubrique dans l’enclos et la terre, de l’autre Terry et son chien dans la verdure. Dans l’une des dernières séquences, Maury énonce ses dernières théories conspirationnistes à Karsh en dehors de la ville, devant une cascade au milieu d’une forêt, retrouvant là une parole première, primitive, concrète. Qui se complaît dans la mort, qui embrasse le vivant ? Les camps se recomposent en permanence.
Lors de l’échange au restaurant au début du film, Karsh précise que, dans le judaïsme (confession de son épouse), la lenteur de la décomposition doit permettre à l’âme d’avoir le temps de dire adieu à son enveloppe. De longs et lents adieux auxquels se refusait Karsh. « J’ai eu peur de l’exhumer » concède-t-il, après avoir pourtant passé tout le film les deux pieds dans la tombe. Car se confronter à la matérialité du corps sans âme, c’est fixer en face son inertie totale, accepter son incapacité, ou impuissance, à produire des images. Cette procession dialectique entre soin (les suaires soyeux, que les morts ne sentent pas ; les compositions florales de Terry et les toilettages canins qu’elle effectue) et mise à sac prend toute son ampleur dans les derniers plans du film, avec ce départ en avion aux côtés de Soo-min, loin des spéculations et des cadavres interchangeables. Mais il n’est pas simple de se défaire de ses fantasmes et de leurs assauts. Quelque chose subsiste de cet imaginaire en déréliction, et c’est avec beaucoup de modestie et d’émotion que Cronenberg le concède et l’embrasse – au sens propre. Ses chimères parasitent les derniers feux de la fiction, les corps de Becca et de Soo-min se confondent, dans le mouvement d’un avion qui traverse le ciel et s’enfonce dans les nuages. Un adieu chevillé aux corps.