Des images blanches, secouées par les poussières et rayures de l’argentique, alternent avec des images noires. Deux hommes, probablement des militaires, parlent dans des talkies-walkies. « On a un problème » disent-ils, « Quel est leur son? ». Quelques minutes plus tard, alors qu’un plan aérien montre pour la première fois des hippopotames en chair et en os, une voix caverneuse s’étonne : « Je n’ai jamais entendu ce son qui sort maintenant de ma bouche ». Cette voix, c’est celle de Pepe, un des hippopotames issus du troupeau que Pablo Escobar a déplacé depuis la Namibie (à l’époque Sud-Ouest africain, administré par l’Afrique du Sud) jusqu’à sa hacienda en Colombie, et qui s’en est échappé après la mort du trafiquant, avant d’être tué alors qu’il vivait dans le fleuve Magdalena. Pepe ne s’explique pas sa voix et les sons qu’il peut produire, mais il a deux certitudes: « L’Afrique devrait être ma maison » et « Je suis mort ». Cette série de déplacements, de la vie à la mort, de l’Afrique à l’Amérique Latine, de l’animal à l’être humain, structurent Pepe, le dernier long-métrage du cinéaste dominicain Nelson Carlo de los Santos Arias, lauréat de l’Ours d’argent à la Berlinale en 2024.
Cette voix d’outre-tombe place d’emblée le film dans un cadre surnaturel, mais il ne saurait s’y tenir car Pepe détonne par son hybridité, à tout point de vue. D’abord, par les genres convoqués, du documentaire au film fantastique avec de nombreux écarts par le cinéma expérimental ; par l’hybridité des matériaux, qui vont de l’image d’archive au dessin animé, en passant par les formats 35 mm et vidéo ; par la variété des techniques employées : drone, caméra nocturne… Ces mélanges donnent à l’histoire de l’animal la richesse et la composition d’un patchwork et participent des formidables qualités plastiques du film. À certains plans saisis rapidement dans le flot du réel répondent de minutieuses compositions qui proposent un travail de la couleur et des formes, allant du monochrome au clair-obscur, de la forme géométrique à la tâche.
Cette hybridité vient notamment subvertir le documentaire animalier, dont le film reprend des modes de filmage comme la caméra nocturne ou le téléobjectif. Il en détourne la vue aérienne, important marqueur du style du film. Les plongées et zoom aériens, souvent associé·e·s à des points de vue englobant et dominateurs, ne cherchent pas ici à créer une hypervisibilité. Au contraire, les vues aériennes vont chercher l’abstraction dans la platitude que crée leur distance – elles répondent par ailleurs à la grande place que tient le ciel, l’air, sur la partie supérieure de tous les autres plans. Lors de la première apparition des hippopotames, on voit ainsi d’abord des couleurs et des lignes floues, qui évoquent la peinture à l’aquarelle, mais bientôt le zoom laisse petit à petit apparaître trois formes animales. De même, lorsque les hélicoptères viennent chercher les bêtes, le plan aérien, que l’on pense d’abord être le point de vue saisi depuis l’hélicoptère, se rapproche soudain très rapidement des hippopotames et plonge dans l’eau, liant en quelques secondes le surplomb zénithal à l’eau, aux plantes, aux bulles et aux pattes des animaux. Ce détournement répond aussi à l’hybris et à l’excès de puissance, qui a permis à Escobar de déplacer ces animaux sur plusieurs milliers de kilomètres.
D’autres expérimentations ont lieu au sein de la construction narrative. La première partie du film, narrée par Pepe, donne à voir la vie des hippopotames dans l’Okavango puis leur grand déplacement (par hélicoptères, bateau puis camion) jusqu’à l’Hacienda Nápoles. Puis, une rupture narrative intervient après le départ de Pepe de la Hacienda et l’intrigue se métamorphose : Pepe se tait, il ne reprendra la parole qu’au moment de sa mort. Cette seconde partie propose une narration encore plus composite que ne l’était la première, à travers une construction en rhizomes, faite du développement concomitant de micro-intrigues qui composent la vie quotidienne d’Estación Cocorná en Colombie, filmée en décor réel avec les habitants du lieu : son concours de beauté, ses fêtes, le travail de ses pêcheurs, les conflits de ses couples. L’hippopotame vient petit à petit déranger la vie humaine à mesure qu’il devient une source de peur pour les habitant·e·s, après qu’un pêcheur l’a aperçu dans la rivière. Ce segment problématise, en d’autres termes, la question de l’animalité, en insistant sur la distance qui sépare Pepe des choses humaines et sur la complexité des interactions interpersonnelles et interespèces.
L’emphase sur la voix lors de la première partie affirmait déjà le paradoxe qui réside dans le fait de chercher un point de vue animal hors de tout anthropocentrisme, indiquant bien que c’est nous qui lui donnons une voix, qui voulons que sa vie fasse sens, que son point de vue soit partageable, alors que son intériorité ne peut que rester opaque. Cette voix aux résonances étranges, modifiée électroniquement, trop profonde pour être humaine, est celle, impossible, de l’animal. À l’endroit où a lieu la rupture narrative entre la première et la seconde partie, Pepe parle de malédiction, non pas pour décrire son déplacement jusqu’en Colombie mais son exil du troupeau, après son combat perdu contre Pablito, l’autre mâle – montrant au passage que ce qui lui arrive n’est pas seulement lié aux relations inter-espèces. Pepe doit alors quitter, « s’exiler », de la hacienda. Avant la rupture narrative, Pepe explique : « mon histoire ne pouvait être racontée que lorsqu’elle est devenue la leur », elle « n’a de sens que parce qu’elle est l’histoire des deux pattes ».
Dans la seconde partie, Nelson Carlo de los Santos Arias s’intéresse aux autres formes de récit entourant l’animal, qui perd un temps son statut de personnage principal et de présence corporelle, pour devenir objet des conversations humaines. Des récits et interrogations plus ou moins fantastiques émergent autour de lui : le pêcheur dit avoir été attaqué par un animal gigantesque, mais personne ne le croit, sa femme l’accuse de mentir, de même que l’inspecteur de Police ; la journaliste télévisée qui interroge les habitants est confrontée aux inventions plus ou moins fantasques des un·e·s et des autres. Toute cette partie est entrecoupée de plans sur l’animal, dans la rivière, les yeux sortant de l’eau, dont le mutisme s’oppose à l’abondance de paroles le concernant, celles-ci ne réussissant pas à le saisir. D’ailleurs, dans les quelques séquences où les militaires traquent Pepe, ils ne savent pas vraiment ce qu’ils cherchent : quel son fait l’animal ? Quelle forme a-t-il ? À quoi ressemble-t-il ? Doivent-ils chercher sur terre ou dans l’eau ? C’est que le déplacement crée une anomalie, il coupe du sens. La voix off explicite cette dimension « C’est comme si ce lieu brisait toutes les règles de ce que nous étions […]. Les grandes idées que nos contrées ont comprises, qui ont accepté le nomadisme de nos amants, qui même si nous les gardions, en présence d’un autre mâle, dans le même espace, à l’extérieur étaient libres de sauter dans d’autres corps ». La parole de Pepe résonne d’ailleurs étonnamment avec une autre voix non-humaine, celle de la statue du roi Guézo dans Dahomey de Mati Diop, elle aussi déplacée d’un lieu à un autre par des forces qui lui sont étrangères et qui la coupent de ce qui lui permet de faire sens. Les paroles philosophico-poétiques de l’hippopotame, qui alternent entre espagnol, afrikaans et mbukushu, problématisent la question de l’autre, du « ils », du « nous », sans qu’on sache précisément de quoi ou de qui il est question, mais il demeure que dans la seconde partie Pepe devient cet animal étranger, inconnu et terrifiant. Il est « l’autre qui a effrayé tout le monde ».
Cette construction narrative et formelle en faisceau permet finalement de situer l’histoire de Pepe à l’intersection d’enjeux discrets, que le film évoque sans s’y attarder. Car l’histoire de l’hippopotame va de la colonisation à l’histoire du narcotrafic en abordant les déplacements et les rapports intercontinentaux. Au début du film, a lieu une scène de Safari où des touristes allemands visitent le Südwestafrika, alors sous mandat de l’Afrique du Sud (et ex colonie allemande). Le guide demande à Shilli, leur pisteur, de raconter « des choses sur son peuple et sur les hippopotames » puis refuse violemment de traduire quand Shilli explique que l’animal peut être dangereux, mention trop risquée face à son exploitation par le capitalisme néocolonial. La fin du film fait écho à cette scène: un chasseur occidental accompagne les militaires pour traquer l’animal et ordonne qu’il soit le premier à tirer, sorte d’étrange désir de faire figurer Pepe sur son tableau de chasse. Mais si ces éléments et le parallèle avec Dahomey invitent à considérer le film comme une fable sur le déplacement à l’ère du néocolonialisme, Pepe, à cheval sur plusieurs langues, plusieurs pays et plusieurs références culturelles, décentre le point d’intérêt en mettant l’accent sur les relations et les transferts au sein du « Sud global », où une figure mondialisée comme Pablo Escobar a pu créer une telle anomalie. Le film travaille ainsi en creux un imaginaire commun – du déplacement, de l’extraction – et une mémoire commune, plus ou moins fantasmé·e·s, aux deux rives de l’Atlantique, où vivent à présent les hippopotames – une centaine de « Cocaïne hippos » se trouvent en effet toujours dans cette région de la Colombie.
Le film se clôt par un plan aérien sur le cadavre de Pepe puis s’éloigne, avant de panoter vers le haut pour s’axer sur l’horizon. Bientôt, l’hippopotame du dessin animé revient dans son bateau volant, nous montrant pour la seconde fois l’animal voler. Pepe reprend la parole, et s’étonne de nouveau des sons qu’il peut émettre. C’est la fin du voyage, pour un hippopotame poète qui a raconté son histoire depuis son point de vue situé mais décalé, en sachant bien qu’elle n’avait de sens que pour les deux pattes.