L’hypothèse Pessoa

Sur Pessoa et le cinéma (2025) d'Érik Bullot

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le 21 mai 2025
Como Fernando Pessoa Salvou Portugal, Eugene Green (2018)

Fernando Pessoa est un secret, une marque culturelle, un mythe. Depuis la redécouverte de son œuvre fragmentaire et protéique au début des années quatre-vingt, il n’a cessé de booster les chiffres de l’office de tourisme portugais tout en s’imposant comme une énigme insoluble aux historiens de la littérature. En effet, sa production artistique défie toute linéarité et toute chronologie ; labyrinthique, elle l’est par l’étendue des genres et styles abordés (du grand opus aux notations intimes et déliées qu’est O Livro do Desassossego aux recueils de poèmes cryptiques), mais surtout par son inachèvement intrinsèque, tant Pessoa s’est avéré un spécialiste de l’incomplétude. Le brouillage des pistes bio-bibliographiques via l’invention des « hétéronymes » – le concept, qui lui appartient, vise non seulement à dissimuler sa propre identité « réelle », mais à inventer de toutes pièces des doubles dotés d’une existence fictive propre (ainsi Álvaro de Campos, promoteur du futurisme et de la modernité machiniste, ou Ricardo Reis, classiciste ayant passé sa vie au Brésil) – participe de cette volupté de la métamorphose : tout, chez lui, est mouvement fluide entre identités toutes faites.

Arpenter le territoire Pessoa risque d’être un processus aussi passionnant que fastidieux. De par sa grandeur rhizomique, on comprend aisément l’intérêt que ce château de cartes fantasmatiques a dû éveiller en Érik Bullot, théoricien du cinéma dont l’activité a priori éloignée de tout mysticisme croise pour autant en un nombre de points la sensibilité messianique du Portugais. Car la manière dont Bullot rapproche Pessoa du cinéma n’est pas sans rapport avec la réflexion qu’il poursuit lui-même depuis des années sur l’actualisation du médium au-delà de son sanctuaire (salle de cinéma, projection, etc.), condensé dans un principe minimal qui, souvent, tient de la pure virtualité. Avec Pessoa, Bullot tient une figure qui participe de cette hypothèse d’un cinéma mental, théorique, transcendant. Réalisant quatre découpes dans sa création et dans sa vie, son précis Pessoa et le cinéma, récemment publié chez Quidam éditeur, se propose de tester des lectures distinctes allant de la plus balisée (des bouts de scénario écrits par Pessoa) et jusqu’à la potentialité (Alvaro de Campos en artisan d’un « cinéma psychique »), pour y dénicher les indices éventuels d’un tropisme filmique.

L’enjeu est de taille, mais les résultats de l’opération sont mitigés, rappelant en cela des parcours frustrés dans l’œuvre de Proust ou de Joyce en quête de signes de cinéphilie, eux dont la contemporanéité avec le cinéma naissant – et même, pour Joyce, l’intérêt commercial qu’il a développé pour cette nouvelle invention – débouche plutôt sur une réticence envers tout approfondissement de l’objet-film. Ce constat n’est pas pour disqualifier l’entreprise de Bullot, qu’il admet lui-même à plusieurs reprises comme frisant la surinterprétation (p. 16), voire la fragilité argumentative : « Le risque affleure d’allégoriser par trop le texte et d’esquiver ce faisant ce qui résiste. […] Il convient de faire droit aux résistances et aux symptômes » (p. 53). Façon, pour l’auteur, d’oser un retournement de son propos initial, afin d’avancer ce qu’il appelle un « traité de non-cinéma ». Le terme, ici, est à entendre non comme une référence (révérence ?) avant-gardiste à une direction contraire aux normes de l’industrie cinématographique, mais, de manière encore plus radicale, simplement à la négation de la tentation du cinéma. L’idée devient véritablement politique si l’on considère la récurrence de l’inabouti, de la césure, du désintérêt qui semble frapper Pessoa en plein milieu de ses projets portant sur le cinéma, dans une attitude qui semble faire fi de tout souci de rentabilité ou de finalité. Procédant à un traçage minutieux de la piste larvaire, contradictoire et même arbitraire du cinéma à travers les écrits kaléidoscopiques du Portugais, Bullot recueille les fulgurances d’une (anti-)méthode qui se cristallise dans une zone « d’ambivalence ontologique entre le fini et le non-fini » (p. 65), dans le déni in extremis de ce que pourtant elle vient d’affirmer. L’épure du texte – une forme de soustraction souvent sollicitée par Bullot à travers des ouvrages courts et lyriques qui sont autant d’intuitions empêchées de se coaguler dans un système – vient doubler le côté allusif du texte de Pessoa, dans une analyse qui travaille une matière volatile et hallucinatoire à souhait.

Dans ce sens, Pessoa semble avoir fait le tour de l’hypothèse cinéma, entre un tâtonnement préliminaire de l’industrie (il avait envisagé d’écrire pour le monde du cinéma, comme témoignent ses documents scénaristiques conservés, dont la plupart mêlent leitmotivs habituels – dédoublement et travesti, intrigue policière arborescente, passion combinatoire – et négociation avec les contraintes budgétaires) et un intérêt plus complexe, quoique papillonnant, pour les projections de l’inconscient, qu’il va par la suite renier également. Le livre de Bullot rencontre en ce point le cheminement de pensée déjà sondé dans Cinéma vivant publié chez Macula plus tôt cette année, où l’auteur se plaisait à proposer un désencrage total du médium et sa relocalisation dans une myriade d’expériences sensorielles, psychologiques et somatiques qui préfigurent l’apparition de l’intelligence artificielle générative, avec sa connexion entre texte et image, volonté humaine et puissance de la machine.

Pour revenir à Pessoa et le cinéma, alors que la prémisse du projet semblait piégée d’avance – certes, Pessoa, qui est mort en 1935, fut un témoin de l’avènement du cinéma d’avant-garde et de la diffusion du montage comme outil de pensée, mais son interaction directe avec le milieu du cinéma se résume, du moins en apparence, à un intérêt superficiel pour des effets narratifs –, cette deuxième phase de création dans laquelle Bullot voit l’éclosion d’un raisonnement cinématique subtil, qui renvoie à une mutation plus profonde des expériences perceptives sous l’impact conjugué de la psychologie et du cinéma dans l’entre-deux guerres. La sensibilité d’Alvaro de Campos se raccorde par cela à un ciné-œil qui tente de reproduire la vision entrechoquée du milieu urbain et industriel ; sans utiliser le langage du cinéma à proprement parler, Pessoa est concomitant d’une reconfiguration historique du visible et du pensable.

Le livre se clôt sur un chapitre plus traditionnel qui passe en revue un certain nombre d’adaptations tirées de l’œuvre (et de la vie) de Pessoa. C’est l’occasion pour Bullot de revenir plus en détail sur la figure légendaire de l’écrivain et de procéder à un inventaire représentatif des avatars filmiques issus de cette mythologie. Terrain propice pour le cinéma, qui va du théâtre filmé (Conversa acabada [1981], belle reconstitution picturale de la correspondance entre Pessoa et l’écrivain Mário de Sá Carneiro, appartenant au cinéaste João Botelho, décidément l’un de ses lecteurs les plus ardents) à la méditation lumineuse (Requiem [1998] d’Alain Tanner, adaptation du roman d’Antonio Tabucchi). Deux films notamment se remarquent : d’abord, Como Fernando Pessoa Salvou Portugal (2018), court-métrage d’Eugène Green racontant l’épisode biographique cocasse où Pessoa fut embauché en tant que copywriter d’un importateur de boissons sucrées américaines. En faisant se télescoper deux régimes d’images – l’un, auratique, très caractéristique du cinéma raréfié de Green ; l’autre, publicitaire, accrocheur, et plutôt aliéné au sein d’une mise en scène toute en retenue –, le film parvient à mettre en tension à la fois le protectionnisme portugais sous Salazar et le pragmatisme vulgaire du marketing américain, réunis dans la figure tutélaire de Pessoa.

Enfin, The Nothingness Club (2023), recherche postmoderne due à l’inclassable Edgar Pêra, où la vie de Pessoa se désagrège dans une multitude de personnages/facettes allégoriques. Tentative risquée qui tient de la réactualisation kitsch d’un cinéma de mystère (musique de piano insistante, effets optiques rétro), le film se veut comme une transposition littérale de l’univers mental de Pessoa qui joue sur le dédoublement et les troubles mentaux, via le dispositif narratif d’une entreprise – on se rappelle les emplois mineurs de l’écrivain dans l’industrie du commerce – où chaque hétéronyme est appelé à travailler pour l’écrivain, dans une course à la cannibalisation. Très symbolique, le film s’avère d’autant plus précis sur les détails biographiques en question qu’il adopte le look farcesque d’une création d’amateur.

À la lumière de ce film paradoxal, l’absence, dans le livre, du prochain projet d’Edgar Pêra, le bien nommé Cartas Telepáticas, sur une correspondance rêvée entre Pessoa et l’écrivain de science-fiction H. P. Lovecraft, est fort regrettable. En effet, pâtissant sans doute des aléas et retards objectifs du monde de l’édition, le texte ne fait que le mentionner en passant comme un work-in-progress (p. 93), alors que le film a depuis eu sa première mondiale au Festival de Locarno, en août 2024. Conclure sur ce projet aurait représenté un aboutissement logique à la fois de la vision de Pêra – spécialiste des technologies de pointe détournées vers des budgets minuscules, il a réalisé le film en question avec l’IA, en imaginant la rencontre d’un monde monstrueux et cauchemardesque et de la sensibilité flâneuse de Pessoa –, et de celle de Bullot, déjà auteur d’une production visuelle générée par l’IA pour la récente exposition au Jeu de Paume « Le monde selon l’IA ». En mélangeant poétisme kitsch et beauté de l’aberration numérique, de telles images « améliorées » par la puissance technologique achèvent de combler le manque inhérent à l’œuvre de Pessoa, tout en nous renvoyant l’abyme sans profondeur d’un hall de miroirs qu’affectionnait le Portugais.

Érik Bullot, Pessoa et le cinéma, Paris, Quidam, mai 2025.
104 pages, 15€.