La métaphore comestible

Cinéma et cuisine

Le nom de Peter Kubelka peut résonner un peu lointainement aux oreilles cinéphiles. On a parfois étudié la poignée de très courts films qu’il a réalisés il y a maintenant plus d’un demi-siècle ; le souvenir en est diffus. On sait aussi qu’à la même époque il a participé, des deux côtés de l’Atlantique, à la fondation de cinémathèques de première importance (l’Österreichisches Filmmuseum à Vienne et l’Anthology Film Archive à New York). Ses films fulgurants ont toujours échappé à leurs commanditaires ; ils sont les fruits concentrés et lentement maturés d’une pensée vive et d’une pratique résistante. Les treize minutes de Unsere Afrikareise, par exemple, sont une subversion sans équivalent dans l’histoire du cinéma : elles résultent des cinq années de montage de bobines filmées lors d’un safari, Kubelka détournant radicalement la commande initiale d’un film de vacances, procès s’ensuivant.

Peter Kubelka n’a cessé de se jouer des frontières afin d’alimenter le foyer de sa pensée du bois de tous les médiums auxquels il s’est frotté. À la manière d’un savant de la renaissance, autant artiste et scientifique que théoricien, il s’est déplacé en acrobate d’un domaine de connaissance à un autre : décloisonnant les matières (physiques et intellectuelles) pour les inscrire dans un même cercle librement tracé de sa voix éclaircie ou contemplé au fond d’une marmite. N’ayant jamais pactisé avec le conformisme, il a interrogé les mystères de l’univers autant dans l’enregistrement et le montage lumineux et audio de la pellicule que dans la morphologie d’une pomme ou dans la structure d’une saucisse. Côté pile : des films rares et hermétiques, tels des pierres précieuses polies jusqu’à la déraison ; côté face : des heures et des heures de pédagogie orale, limpide et généreuse. Kubelka a ainsi donné des cours de « cinéma et cuisine » à l’université des Beaux-Arts de Francfort à partir des années soixante-dix, lesquels se sont déclinés jusqu’à très récemment en conférences à travers le monde.

Des traités esthétiques à partir de la nourriture, des enquêtes anthropologiques sur l’évolution de l’homme à travers les usages des médiums les plus diverses – la cuisine étant considérée comme le premier de tous ; voilà un peu ce dont il y est question. Déplorant l’absence de documentation disponible en français sur ce travail, j’ai souhaité́ traduire la seule de ses conférences sur le sujet accessible en ligne et en anglais, une intervention du 12 février 2006 donnée lors de la Berlinale, intitulée The Edible Metaphor. Il s’agit d’ailleurs moins d’une traduction que d’une retranscription qui s’essaie à rendre la vivacité d’une pensée digressive incarnée par un jeu scénique des plus efficaces. En 2017 déjà, Gaspard Nectoux avait publié dans nos colonnes un passionnant entretien qui éclairait de nombreux points de l’œuvre et de sa pensée, abordant notamment les questions de la parole et de la transdisciplinarité : « Pour moi, c’est la musique, la langue, la cuisine, l’architecture, et naturellement le cinéma, qui a été mon professeur de pensée ». On connaît Peter Kubelka comme cinéaste expérimental, j’espère que son génie d’orateur qui ouvre simultanément les papilles et les pensées sera tout autant apprécié.

Captation de la conférence

Lorsque vous allez chez le médecin parce que vous avez des plaies sur le corps, il y a deux sortes de médecins. Il y a le médecin qui vous donne de la cortisone, les plaies disparaissent, mais reviennent dans les deux semaines. L’autre médecin cherche l’origine et la source du mal et s’attaque à eux. C’est ce à quoi je peux comparer ma conférence d’aujourd’hui. Je suis profondément concerné par l’état du monde et je ne crois pas que l’on puisse en résoudre les symptômes par une brève application de cortisone. On ne peut pas se débarrasser des symptômes si l’on ne cherche pas à élucider notre identité. Quel genre d’animal est l’animal humain ? Nous devons d’abord nous attarder là-dessus si l’on veut produire de vrais effets.

Je m’adresse aux cinéastes qui sont aussi, s’ils sont de vrais artistes, insatisfaits à l’idée d’un statu quo. Ce serait ma définition de l’art : un artiste est une personne qui ne se complait pas dans ce qui existe et qui désire un monde meilleur. Qui agit en ce sens. Je suppose que chacun d’entre vous s’y emploie. Je suis moi-même cinéaste. J’ai appris à faire des films avec le médium qui désormais est considéré comme « classique », « ancien », « dépassé ». Le passage vers le numérique est un changement considérable. Ce n’est pas un problème, mais c’est un médium différent.

Je parlerai presque exclusivement du vieux cinéma classique qui, selon moi, n’est pas amené à disparaître. Il ne disparaîtra pas, pas plus que le théâtre n’a disparu avec l’avènement de la pellicule. Pas davantage que la musique live n’a disparu avec l’avènement de la musique enregistrée. La pellicule reste un médium qui implique un contact physique, un contact similaire à celui qui lie la main du peintre et son pinceau. Il a un lien physique avec ce qu’il fait : la dynamique de ses gestes se retrouve sur ses tableaux. (Se saisissant d’une pellicule) La pellicule est matérielle : il y a un contact physique, elle nous informe. C’est une professeure, elle nous enseigne comment penser. Comment exprimer les pensées qui nous viennent lorsque nous travaillons avec elle ! Cela est crucial. Nous ne devons pas l’approcher avec une histoire préconçue dans laquelle la pellicule ne serait qu’un moyen d’expression. Alors nous ne ferions que transporter des choses médiocres vers le cimetière.

La pellicule restera. Je suis moi-même en faveur des nouveaux médias. Mais je m’oppose à la croyance selon laquelle le mouvement de la pellicule au numérique n’est qu’une transition. Il s’agit de deux médiums complètement différents. Je m’oppose d’ailleurs au transfert numérique de mes films. Je n’accepte pas que mes films existent sous forme numérique parce que ça les viderait de leur sens.

Revenons à notre préoccupation du jour. J’évoquerai essentiellement le plus ancien médium de l’animal humain, celui par lequel il a commencé à modifier activement le monde. À le rendre comestible, à rendre comestibles des choses qui ne l’étaient pas auparavant. À conquérir, de cette manière, des milieux dans lesquels cet animal n’avait aucune chance de survie auparavant.

J’essaierai de vous prouver que la nourriture est aussi le premier médium de communication. Je dois préciser que ce dont il est question ce soir n’a rien à voir avec la défense d’une pratique de gourmet, avec le mangeur d’aliments extraordinaires. Rien à voir avec les restaurants trois étoiles et leurs chefs couronnés. Prenez-en note. Je parle essentiellement des débuts primitifs d’une forme d’art et de communication. Ma conférence s’intitule donc « La métaphore comestible ». La cuisine crée des métaphores. Metaphorá signifie « transporter quelque chose à un autre endroit, le mettre de côté avec autre chose ».

(Décapsulant sa bouteille d’eau) Avez-vous entendu ce son ? Il y a un nombre considérable de sons synchronisés lorsque l’on cuisine et que l’on mange. Toujours synchronisés ! La nature est synchrone. Sinon tout notre système de reconnaissance sensuel serait défaillant : Qui suis-je ? Où suis-je ? (Tapant dans ses mains) Ce système fonctionne selon la supposition que si ceci se produit, c’est ainsi que ça doit se produire. (Il fait le geste de taper dans ses mains, mais sans le conclure, sans produire de clappement. Puis tournant le dos à l’auditoire il produit un clappe, en décalé), Mais si cela se produit, alors l’univers ne tourne plus rond.

(Soufflant dans sa bouteille, la vidant par petites gorgées pour faire un bruit adéquat, mais n’y parvenant pas) Ça ne sonne pas très bien.

Je débute avant l’âge de pierre. L’âge de pierre est une période durant laquelle l’identité des humains a déjà profondément changé. Nous sommes des animaux en mouvement et nous nous déplaçons pas à pas. (Marchant sur son estrade) Un, deux. Chaque pas, si nous marchons pieds nus, est une nouvelle expérience. Ici, je marche sur le milieu le plus appauvri qu’il soit. Mais dans le monde sauvage, si je marche dans les bois, je fais un pas sur de la mousse, le suivant sur une matière sèche, le suivant encore peut être douloureux. Chaque pas est un événement qui succède à un autre événement. Ces événements sont stockés dans ce que nous appelons la mémoire. Ils sont stockés en tant qu’éléments statiques ; tout est enregistré. La notion héraclitéenne de l’écoulement, selon laquelle « tout s’écoule », n’est pas valide. Ça s’écoule, mais seulement pour les personnes qui ne saisissent pas ce qui leur arrive. Tout ce que nous sommes à même de saisir ne s’écoule plus. À partir des éléments que nous saisissons, nous construisons nos médiums selon un écoulement artificiel. C’est cela la musique ! (Faisant un geste de bras de bas en haut) Je souhaite dire ceci. Hoip ! Puis je dis cela. Pa pa pa pa pa ; one two three four five. Des éléments statiques. Et puis… (Chantant des notes et les complexifiant au fur et à mesure) Uniquement des éléments statiques qui s’expriment en un flot, qui s’écoulent.

L’âge de pierre. La preuve que l’animal humain est prêt à changer d’espèce c’est qu’il est désormais capable de saisir un objet pendant un temps relativement long. Cela fait de nous une espèce à part. Vous voyez le cerf avec ses énormes bois, vous voyez l’animal doux et sans cornes. Vous voyez l’humain doux, nu et désarmé. Mais méfiez-vous ! (Se saisissant d’un couteau préhistorique posé sur la table devant lui) Il s’agit soudainement d’une autre espèce, un changement s’est opéré. Je ne suis plus le même. Mais lorsque je n’en ai plus besoin… (Posant le couteau. Mimant une personne qui rentre gaiement dans son foyer) « Bonjour, c’est moi, je suis rentré », je retourne à mon espèce primitive. Nous vivons dans un monde complexe, inconcevable. Miraculeux même, pour utiliser une terminologie religieuse. Que nous ayons libéré nos mains et que nous puissions désormais modifier notre identité est un événement qui relève du miracle. Nous changeons d’identité une centaine de fois par jour. Passant de « l’espèce qui écrit », à « l’espèce qui tue », à « l’espèce qui caresse », etc.

Quiconque marche avec des chaussures se prive d’une sphère primitive d’expérience sensorielle. Évidemment, nous nous aliénons déjà à partir du moment où nous employons tous ces horizons domestiqués et artificiellement construits. Nous avons domestiqué l’horizon plat de la terre et désormais, à la différence de l’ancien animal humain, nous utilisons ces horizons apprivoisés. (Touchant la table devant lui) En voici un ! (Se saisissant de sa bouteille d’eau) Sur lequel je pose ma montagne artificielle avec son lac intérieur. Je n’ai plus besoin d’aller loin désormais pour accéder à une source, il n’est plus nécessaire que je m’y penche pour boire. La taille de la montagne est désormais telle que je peux la saisir et la porter à ma bouche. (Mimant le sein maternel) Elle me nourrit à travers une analogie formelle que j’ai identifiée depuis ma naissance.

Ce sont tous les miracles au milieu desquels nous vivons et qui s’évanouissent dans la banalité. Notre devoir est de les dévoiler, de les observer tels qu’ils sont et de concevoir ainsi un nouveau cheminement de l’histoire humaine. Ce chemin n’est pas consigné dans les livres, notre histoire écrite remontant approximativement à 3500 avant « le tournant des temps ». J’évite, à dessein, le nom Christ. La période couverte est brève. (Montrant la bouteille et la table) Avec ces objets, en revanche, nous remontons des milliers et des milliers d’années en arrière, des dizaines et des centaines de milliers d’années.

Je mets de côté mon arme terrifiante et ma montagne artificielle.

L’histoire que je vais vous raconter est celle de ma mère et moi allant dans les bois cueillir des framboises. Supposons que nous sommes à l’âge de pierre. Ma mère ne possède rien. Mais en tant que nomade, elle sait où aller. Les nomades n’errent pas. Les nomades savent où aller à l’instant et où se rendre ensuite. Ainsi, ils trouvent à manger. Ma mère savait que les framboises se trouveraient dans le bois, elle savait où exactement et à quel moment elles seraient mûres. Nous nous y sommes donc rendus, ma mère me tenant la main. Et elles y étaient ! (Se saisissant d’une boîte en plastique contenant des framboises) J’ai ici des acteurs qui simuleront, bien que le cinéma n’ait pas vraiment besoin d’acteurs.

Voilà le buisson de framboises. Je le vois et ma mère me dit « fais attention, ne te blesse pas, voici les framboises ». (Mimant l’action) Je fais attention à ne pas me blesser et je me sers de la machinerie disponible sur mon corps d’humain. (Faisant une pince avec son index et son pouce) C’est une machine à attraper. J’arrache une framboise du buisson de framboises, cette machine ne pouvant en attraper qu’une à la fois. Je l’arrache, je la mange. (Il goûte une framboise) C’est merveilleux !

Nous voici en présence d’un acte antérieur à l’âge de pierre, un acte qui a plus de 3 millions d’années. Nous avons ce point commun avec de nombreux animaux. Nous nous accaparons une chose qui ne nous appartient pas, mais que nous avons le pouvoir de saisir. En faisant cela, nous nous imposons dans l’univers. Cet acte remonte à un temps pastoral, de même que le cerf pâturant. Plus tard, les ethnologues appelleront ce mode de vie celui du « chasseur-cueilleur ». Il s’agit de saisir ce que vous pouvez saisir.

Ma mère me dit alors « Peter, écoute-moi, mets ta main comme ça ». (Faisant un creux avec la paume de sa main et ses doigts recourbés) Elle vient d’inventer la louche ! « Prends une framboise ». J’allais l’avaler, mais elle m’arrête, « non, mets là dans ta main ». Puisque c’est ma mère et que je lui dois tout, je m’exécute. Je suis frustré. Vous voyez ce que Freud appelle le malaise dans la civilisation, c’est exactement ça ! Vous sacrifiez un plaisir immédiat pour un résultat incertain. Je garde dans ma main cette chose au potentiel formidable. Alors ma mère me dit d’en prendre une autre, mais et de la mettre au même endroit. Et ainsi de suite. Je lui obéis et ma frustration ne cesse d’augmenter, de même que les framboises dans ma main s’amplifient. Et lorsque ma main est remplie, ma mère me dit : « maintenant tu peux manger ». Et c’est une sensation plus extraordinaire que tout ce que j’ai expérimenté de par moi-même avec des framboises, avec un buisson de framboises. Bien supérieure que ce que n’importe quel oiseau peut vivre en mangeant une framboise. Framboise dont j’ai alors bénéficié à sa place. Ma mère, prenons-la pour un symbole de toutes les mères originelles, a ainsi inventé la condensation et l’analyse. Analyser signifie séparer les choses, les distinguer. J’ai distingué et séparé le bon du mauvais sur le framboisier. La framboise est bonne, le buisson avec ses épines est mauvais. J’ai séparé des éléments qui étaient naturellement unis dans l’univers : c’est une analyse ! Je les ai alors réunis dans ma main. Réunir : une synthèse ! C’est le principe à la base de notre domination du monde. Nous séparons les choses, gardant le bon et le séparant du mauvais : analyse. Et alors, éventuellement, nous les réunissons avec d’autres choses. Ici il s’agit uniquement d’une condensation de framboises. Condenser signifie se séparer des choses superflues, autrement dit le temps et l’espace. (Mimant la cueillette) Dans cet acte, il y a du temps de travail et de l’espace parcouru. Les framboises éparses du buisson ont été condensées, les unes contre les autres, dans ma main. Mettre à profit le temps et l’espace, en des temps de nomadisme pastoral, avant même l’âge de pierre.

Je transporte maintenant ma mère dans une période plus tardive de l’histoire. Nous rentrons ensemble à la maison. Elle a avec elle un sac ou un outil similaire. (Saisissant une barquette de framboises) Voici donc le sac de ma mère qui est plein, nous le ramenons à la maison. Encore un transport, metaphorá ! Elle le pose sur la table à manger, le centre du foyer. Elle va alors à l’étable où se trouvent les vaches. (Ouvrant une brique de lait) Elle demande à la vache de lui offrir un peu de son lait. Peut-être que vous ne savez pas comment demander à une vache de faire don de son lait. D’abord, il y a la vache. On dit que vous la possédez, mais la vache a été convaincue, à nouveau, selon moi, par des femmes. On la nourrit pour qu’elle reste avec la famille, on lui fournit un abri. Elle donne du lait lorsqu’elle a un petit. Pour s’accaparer le lait, on la convainc. Mais pas seulement en lui pressant le pie. On doit s’engager dans un acte sexuel : il faut la masser, lui donner du plaisir. Seulement, alors, elle vous cède son lait. Ma mère a pris ce lait à la vache. Et voici les framboises. (Se saisissant d’une assiette) Et voici le cinéma. (Faisant le geste de la pince) Dans lequel, ce que vous avez collecté, ce que vous avez enregistré est réuni sous la forme de métaphores que vous comparez. Nous comparons les images et les sons synchrones, nous comparons une image et la suivante. La comparaison est la source de notre pensée. Notre pensée n’est faite de rien d’autre que de comparaisons. Je dis constamment que la cuisine exprime quelque chose. Mais de quoi la cuisine nous parle ? Que fait ma mère en cuisinant ? La cuisine nous évoque le pouvoir du cuisinier. Elle témoigne de la nature divine du cuisinier, du dieu-créateur. Dieu est jeune, mais le cuisinier-créateur est très ancien. Le concept de Dieu est tiré de l’animal-humain qui cuisine. C’est pourquoi les premières divinités étaient des femmes. Parce que c’étaient toujours les femmes qui cuisinaient, qui inventaient. Elles ont joué un rôle prépondérant dans le développement de l’espèce humaine.

(Saisissant l’assiette) Voici le cinéma, le livre, la peinture. La réalité cadrée à travers laquelle s’exprime mon message. Mais que dit mon message ? Mon message dit : « Je suis la reine des bois. Je suis la reine des vaches. Je possède les vaches et les vaches me donnent du lait et je mets ensemble le lait et les fruits du bois ». (Saisissant une cuillère) Je prends l’instrument qui est l’équivalent en cuisine de ce qu’est le photogramme au cinéma : un photogramme, une cuillérée ! C’est la taille de l’élément statique à partir duquel je m’exprime dans mon médium. Une vue, la vue suivante. Une cuillérée, la cuillérée suivante ! Qu’est-ce que je goûte alors ? Ce à quoi je goûte c’est à la carte d’identité de la femme-impératrice du monde. Ici sont les bois, ici sont les vaches : la femme y goûte en même temps. Elle les donne à goûter à d’autres personnes : à l’homme, au fils, à la fille, à la famille. Elle nous indique qui nous sommes. La nourriture vous dit quel est votre pouvoir, quelle est votre sphère d’influence. Il faut de la puissance pour que ces choses soient à votre disposition et que vous puissiez les manger. Vous devez bénéficier d’un pouvoir absolu.

Nous goûtons avec notre bouche : c’est ainsi que la nourriture est lue et comprise, pas avec les yeux et les oreilles comme c’est le cas du cinéma.

J’ai ici du lait et des framboises sous leurs formes initiales. Leur articulation dans ma bouche crée, en termes musicaux, un événement polyphonique. Une polyphonie c’est lorsque, dans une fugue en quatre parties de Bach, toutes les voix existent indépendamment. Qu’elles peuvent s’exprimer singulièrement, mais que, une fois réunies, elles forment un tout. L’homophonie, elle, serait une symphonie tardive de Bruckner dans laquelle tout est solidaire. Le rôle du second violon y est douloureux, il faut être payé pour faire ça, ça tient de la servitude. Mozart a inventé ça, le second violon (chantant).

Nous avons la possibilité de goûter non seulement à la présence du lait et des framboises, mais aussi à la fluidité du lait et à la fermeté des framboises. C’est un événement plus vieux que l’âge de pierre, mais qui nous est pourtant contemporain. De nos jours encore, nous vivons ces aspects des premiers développements de notre culture.

Je poursuis avec l’un de mes films pour intégrer un autre médium à notre réflexion. Afin que vous puissiez y goûter ! Je ne parlerai pas des films. Les films, on n’en parle pas, on les regarde !

(COUPURE DANS LA CAPTATION)

L’anglais est un autre médium que l’allemand, il engage des pensées différentes. C’est pourquoi nous avons cette formidable diversité de langues. Si vous étudiez et comparez les langues, vous comprendrez que vous ne pouvez pas tout traduire.

(Aparté) Voici le projectionniste, une personne cruciale pour l’événement cinématographique. Il prouve que le cinéma reste un artisanat. Son rôle est similaire à celui du pianiste qui doit jouer une composition. Le projectionniste vous délivre le film. Tout était parfait ici, merci ! S’il avait échoué, il n’y aurait pas eu de son, le focus n’aurait pas été juste. Rien n’aurait fonctionné. Il témoigne de la dimension archaïque du cinéma.

(Montrant une pellicule sur la table) Voilà ce que vous avez vu.

Lorsque vous regardez cela sous la forme d’un film, vous avez seulement à l’esprit ce que vous supposez être le sujet du film : ce que l’on nommerait la « réalité ». De même que des croyants dans une église observent une pièce de bois sculptée et croient qu’il s’agit de la mère de Dieu. Ils s’agenouillent et prient vers ce qu’ils pensent être la mère de Dieu. De même les spectateurs de cinéma observent quelque chose que l’on nomme Tom Cruise ou Julia Roberts. Et ils croient qu’ils sont leurs bien-aimés : « ils sont là, je suis avec eux ». C’est cela l’usage religieux du cinéma. Mais au-delà de la religion et au-delà du cinéma, il y a autre chose : le médium. Chaque médium est toujours une chose matérielle. Nous pouvons en attester grâce à nos sens : c’est une chose à regarder, à écouter, à goûter.

Le message n’est déjà plus matériel. Le message est dans la pensée ou dans le fantasme. Il s’inscrit certes dans une machine matérielle, le cerveau, mais il en déborde. Lorsque vous voyez Tom Cruise et Julia Roberts s’embrasser, ils ne sont pas présents, vous ne pouvez ni les toucher, ni leur parler, ni les sentir. Seul un fragment de leur réalité est capturé par le cinéma.

Je vous ai amené un poème à ce sujet. Un poème de Robert Louis Stevenson, un merveilleux prophète. Je dis prophète parce que je crois que les religions devraient reconnaître tous les artistes d’importance comme étant des prophètes. De plus, elles ne devraient plus croire que la poésie est une vérité matérielle absolue. Cela résoudrait les problèmes de notre monde. Les fondamentalismes de tout ordre qui considèrent la poésie comme une vérité sont les causes des guerres. Je n’irais jamais en guerre pour défendre la vérité de ce poème, aussi formidable soit-il.

À tout Lecteur            

Comme depuis la maison ta mère te voit                 

Jouant autour des arbres du jardin,            

De même, si tu regardes, tu verras   

Par les fenêtres de ce livre,              

Un autre enfant, au loin, au loin,                 

Qui dans un autre jardin à jouer se livre.    

Mais ne pense pas que tu puisses en rien,               

En cognant sur la vitre, appeler                  

Cet enfant à t’entendre. Tout absorbé                     

Qu’il est par ses affaires de jeux                              

Il n’entend point ; ne lève point les yeux,     

Et refuse d’être distrait de ce livre.  

Car il y a bien longtemps, à vrai dire,          

Il a grandit et a quitté les lieux,        

Et c’est un simple enfant aérien

Qui reste là, dans ce jardin

Robert-Louis Stevenson, Jardins de poèmes enfantins, Points, 2010, trad. Jean-Pierre Naugrette, p. 157.

Il y a un écart entre la réalité et le médium. Le message n’est jamais qu’un fragment de la réalité. Il est ce fragment que je saisis et que je désire transmettre. Ce qui est important c’est que ce message ne s’échappe pas : il reste dans ce livre, dans ce poème. Il ne peut pas être traduit, il n’est pas transposable à autre chose.

(Saisissant un steak cru) Voici ce qu’on appelle un steak. Il a tout ce qu’on attend d’un steak : il est réel, il a du goût, de la texture, il vous nourrit, il vous dégoûte si vous êtes végétarien. C’est un steak !

(Saisissant une réplique en plastique d’un steak cru) Voici un steak artificiel. Il est fabriqué au Japon. C’est un formidable exemple de sculpture contemporaine. Sur un aspect purement visuel, cette sculpture représente un steak. (Saisissant un autre steak de plastique, imitant cette fois un steak cuit, plus sombre, moins épais) Voici un autre visuel : un steak cuit, prêt à consommer. Pourtant il n’est pas fonctionnel, je ne pourrais pas le manger, il ne présente aucune autre caractéristique d’un steak.

Je peux vous proposer un petit événement cinématographique. (Mettant ses mains derrière son dos avec un steak en plastique dans chacune des mains. Passant devant lui, en alternance, une main après l’autre : le steak cru en plastique, puis le cuit, et vice versa) Regardez ! Fermez les yeux ! Regardez ! Fermez les yeux ! Regardez ! Voilà une articulation cinématographique de ce que l’on peut faire avec un steak. Si vous savez comment un steak réagit à la cuisson, ça fonctionne parfaitement. (Montrant le vrai steak) Je n’aurais pas pu faire ça si vite avec ce steak. Ça aurait pris 8 minutes.

Je peux poursuivre avec mon répertoire de métaphores culinaires. Je prends une vraie feuille de sauge. Elle représente le pré, la verdure des plantes. Le steak, lui, représente l’animal qui marche sur ces plantes et qui les a mangées. Je mange un bout de l’animal et je pose un peu de la plante sur chaque bouchée. Je prends mon couteau, coupe un petit morceau. Bien sûr, ça peut se manger cru, pas besoin de feu. (Saisissant un couteau) Mon arme terrifiante, une évolution avancée du couteau. Elle me permet d’extraire de l’ensemble un petit morceau qui me convient.

Cuisiner est une action météorologique. Cuisiner c’est organiser la pluie et l’air chaud, c’est créer le tiède et le froid. C’est imiter des événements géologiques comme la chute de pierres. (Tapant vivement le steak de son poing) Voilà, maintenant c’est comestible, même si je n’ai pas de bonnes dents. Je prépare une bouchée, l’équivalent d’un photogramme. (Saisissant une boîte de sel) Ici, j’ai une montagne de laquelle j’extrais un peu de cette pierre appelée sel. C’est une montagne domestiquée remplie de sel. Il est condensé, les impuretés en ont été extraites. (Montrant la table et l’espace au-dessus) Voici le ciel et la terre. Je fais neiger le sel. L’espace où l’on cuisine est un petit univers depuis lequel le dieu cuisinier ou la déesse cuisinière déploie sa création. Poiêsis, le dieu créateur est un poète de la nature. Je suis en train de me préparer un message qui est absolument réel : c’est la supériorité de la cuisine sur les autres arts ! (Mangeant sa bouchée) C’est merveilleux, la sauge fraîche, le morceau de viande crue sur lequel a neigé un peu de sel. Je ne peux pas le décrire, vous devez le tester chez vous.

Retour au cinéma. Le film que je vous ai montré était un film sur la danse. Il y a, si j’ose dire, des personnes dedans. Bien sûr, elles étaient fausses, ici, personne n’a dansé. Elles ont dansé un jour, ailleurs. Je n’ai pas mis en valeur leur tonalité de peau, je n’ai même pas utilisé la couleur. En termes photographiques, je me suis servi du positif et du négatif. Ce que je voulais dire avec ce film c’est… Avant tout, je ne voulais rien dire. Je souhaitais apprécier une danse cinématographique qui ne soit pas une danse enregistrée par la caméra. Il n’y a rien de pire qu’une caméra qui tourne toute seule. C’est du vide, ça ne dit rien. C’est seulement lorsque vous mettez à contribution le pouvoir d’articulation des ciseaux et de la glue que vous commencez à vous exprimer. Avant, il ne s’agit que d’une collecte. Ce que j’ai voulu faire avec ce film ce n’était pas seulement de filmer des gens en train de danser, mais surtout de faire danser le film lui-même. Tous les éléments qui le composent sont d’une longueur égale, ou équivalent à une moitié ou au double. C’est donc un film métrique. Un principe que j’ai tiré de la musique métrique. À cela, j’ai associé le principe de danse que j’entrevois dans tout le cosmos. Le cosmos est une danse, c’est-à-dire une répétition rythmique, jamais la même, mais toujours une répétition rythmique d’éléments que l’on peut considérer comme statiques. Ainsi, cuisiner est une danse. (Mimant une découpe au couteau, frappant la viande avec son poing, versant du sel) Il s’agit d’éléments de la danse. Analysez, observez la personne qui cuisine ! Particulièrement s’il s’agit d’un professionnel ou d’une grand-mère qui a sa routine, dont les gestes sont assurés. (Mimant la régularité rapide d’une découpe) Lorsqu’ils coupent des oignons, ça fait zack zack zack zack. (Ouvrant ses mains à plusieurs reprises) Lorsque je fais ça, c’est une danse ! Marcher est la danse de base de l’animal humain : un, deux, trois, quatre. Dans le projecteur le film danse. Si vous connaissez le cinéma analogique, vous savez qu’il y a cette boucle entre le son et l’image dans laquelle la pellicule est libre. Le son doit effectuer un mouvement continu lorsqu’il est lu par la lampe. La pellicule doit être stable dans l’ouverture optique : un, un, un, un. Entre les deux vous avez une boucle et le film danse. Il est déjà en train de danser.

Chaque message que vous fabriquez à partir d’un médium doit prendre en compte que vous disposez d’un médium à travers lequel vous vous exprimez : que ce soit de la pellicule, du langage, de la sculpture. Le médium est toujours là. Le message n’en est pas séparable. Le médium du cinéma c’est ici, dans une salle obscure. Il advient par la projection. (Saisissant une bobine) Il advient à travers cette sculpture mobile. La pellicule est une sculpture : fine, transparente, elle est en trois dimensions, elle a un corps. Vous pouvez l’utiliser pour telle ou telle chose, et pas pour d’autres. Le vrai steak est lui-même une sculpture, il est sculpté dans la vache. Le steak artificiel est une sculpture de plastique. Il n’a pas d’autres capacités que celles du plastique. Ce point est essentiel : l’unité du geste de création et de ce qui en résulte. Aujourd’hui on s’intéresse uniquement au résultat, mais c’est insuffisant. Nous devons impliquer tout le processus de mise en forme du médium pour qu’il s’exprime. Il s’agit d’une seule et même chose.

De quoi parle la cuisine ? J’ai ici un vrai boudin blanc qui vient de Munich. Tous ceux qui connaissent Munich savent qu’il s’agit d’un symbole de fraîcheur. Il doit être fabriqué le matin et mangé avant que la cloche ne sonne midi. Le boudin ne doit pas entendre la cloche de midi.

Si vous le mangez, vous recevez un message de fraîcheur. Il n’agit que sur une très courte durée. Ici, vous avez une saucisse de foie fumée qui est à l’autre bout du spectre des durées. Cette saucisse se conserve très longtemps. Elle n’a pas besoin d’être réfrigérée, elle est fumée. La fumaison est une extraordinaire invention dans le processus d’apprivoisement de l’univers. J’ai ce morceau de viande fumée, mais aussi un morceau de fromage fumé. Un morceau de fromage très jeune, une mozzarella, qui a été fumée. Le fromage a absorbé la fumée alors qu’il quittait à peine le sein maternel. Il faut une journée pour fabriquer ce fromage : on fait cailler le lait, on lui donne cette forme, on l’expose au feu. Il absorbe alors le feu, il fait sien le message du feu : la fumée. Lorsque nous humons un feu, nous ne sommes pas seulement en train de recevoir son message, nous participons au feu. Nos sens nous informent lorsque nous nous en approchons trop, ils nous préservent de la mort. La cuisine joue ainsi avec le vacillement de la vie. Trop prêt du feu et vous êtes brûlés. À une juste distance, vous domestiquez le feu, vous en capturez l’essence à travers un fromage qui vient de voir le jour. C’est un plaisir royal, vous pouvez goûter l’univers.

(Saisissant le boudin blanc puis la saucisse fumée) Ici, c’est le feu et la jeunesse. Là, le feu et la vieillesse.

À ce propos, qu’est-ce qu’une saucisse ? Une saucisse est un animal paradisiaque. C’est un animal qui a un extérieur et un intérieur. Elle a une peau qui affirme qu’elle forme un tout. Contrairement à de la viande hachée, elle est confinée dans une peau, elle a un corps. Je pourrais enlever la peau… à Munich, ils sucent la viande sans la peau. N’est-ce pas horrible ? L’homme qui suce une saucisse ? Ça évoque l’anthropophagie. La saucisse condense tout ce qui est comestible. Il n’y plus d’os, plus de poil sur la peau, pas d’intestin. Il s’agit d’un animal dont on a enlevé tout ce qui n’est pas mangeable. On y a aussi ajouté d’autres éléments qui nous disent sa provenance. À travers son processus de fabrication et les herbes qu’on y a ajoutées, la saucisse nous parle de topographie, de sites géographiques, de foyers. Ces deux saucisses évoquent de façon précise Munich et Francfort, là où le lait et les framboises forment une évocation plus commune de lieux où l’on trouve à la fois des bois et des vaches. Ces saucisses sont des cartes d’identité très précises.

(COUPURE DANS LA CAPTATION)   

(Tenant une mozzarella puis un morceau de parmesan) Ce fromage a un ou deux jours. Voici un parmesan qui a plus de deux ans. Je peux décrire chacun en les mangeant : je mange un petit bout de mozzarella non fumée puis un petit bout de parmesan. Je ressens alors ce que le vieillissement signifie. Cela, on ne peut pas le décrire par des mots. Les deux viennent d’une même source : le lait maternel. Tous les fromages viennent d’un lait maternel, lequel ne voit jamais le jour en temps normal. Que nous disposions de ce que nous appelons des « produits laitiers » est la révélation d’un phénomène universel qui normalement ne voit jamais la lumière. A priori le lait va directement du corps de la mère au corps de l’enfant, il n’est jamais extériorisé. Il s’agit donc d’un lait révélé. Évidemment le lait ne dure pas longtemps. Il pourrit ou il fermente, d’autres animaux s’en font alors un festin. Un lait qui a une semaine n’est plus frais. Pourtant voici du lait qui a deux ans, il date de plus de cent semaines. On en a pris soin chaque jour, on l’a observé, on l’a tourné, dans les premiers temps on a fait neiger du sel dessus. Le temps : la cuisine nous délivre un message sur le temps.

(Saisissant une boîte) Voici une chose qui vient de Berlin. C’est la graisse des rognons, les reins de l’animal. Vous rentrez chez vous, vous en mettez sur votre poêle bouillante et ça fond. Ça fond et ça laisse un résidu : des grattons. En Afrique, j’ai pu observer ce même processus de fonte de la graisse et de cuisson des grattons effectué sur des pierres brûlantes chauffées par le soleil. C’était au Soudan. La cuisine est donc la mère de la chimie et de la physique. On connaît ces techniciens et ces physiciens qui nous disent fièrement qu’il y a eu l’âge de pierre, puis l’âge de cuivre, l’âge de bronze, et l’âge de fer. Moi j’affirme qu’avant tout cela il y a eu l’âge des grattons. Lequel a enseigné aux humains comment obtenir du cuivre à partir des minerais. Le processus qui consiste à séparer un élément à partir d’un processus de fonte est bien plus ancien que le processus de fabrication du métal. En voici donc le résultat : le gras des reins du cochon, le gras le plus précieux, est séparé, sculpté à partir du cochon. Séparé des parties dures : il y a une séparation du bon et du mauvais. Nous voici dans le territoire de la morale, de la religion, de la philosophie. En séparant l’utile de l’inutile, on nomme le bon et le mauvais. Ce qui est bon c’est la graisse, ce qui est mauvais c’est ce qu’il reste. Il en va de même avec le beau et le laid. Ce qui est laid est jeté, ce qui est beau est conservé.

(Saisissant une cuillère) Voici le premier outil. Désormais, nous cuisinons avec des outils qui nous permettent de maîtriser l’univers. L’art est d’ailleurs un outil parmi d’autres. Voici un outil matériel : une louche avec des trous dedans, comme une écumoire. C’est le premier outil philosophique, il sépare le bon du mauvais. Les éléments mauvais passent à travers, les bons restent dedans. Cet outil est bien antérieur à l’apparition de la morale. Continuons avec d’autres outils. Dans ce processus de maîtrise de l’univers, nous avons commencé en partant d’une simple pierre. Voici une pierre qui a une poignée non fabriquée, elle a été trouvée ainsi. C’est un point crucial : les premières œuvres d’art et les inspirations de l’art sont issues d’événements naturels. Ces événements inspirent des pensées de la même façon que le font des œuvres d’art. Prenons l’exemple de l’arc-en-ciel. L’arc-en-ciel est présent dans toutes les religions, c’est un élément important de tous les mythes. Dans la Bible, l’arc-en-ciel est la garantie que Dieu va tenir l’engagement qu’il a pris avec le peuple d’Israël. Chaque fois qu’un arc-en-ciel apparaît, vous en avez la confirmation : « Oh Dieu est toujours avec nous, N’est-ce pas formidable ? » C’est une œuvre d’art non fabriquée par des humains. Dans ma jeunesse, je gardais les vaches l’été. Nous nous asseyions avec mon ami auprès du feu, nous regardions les nuages. Soudain, il me dit de regarder la vache. Il y a un nuage qui ressemble à une vache. C’est bien une vache. Et la vache se transforme en serpent. Cinéma ! C’est là que j’ai découvert ma vocation de cinéaste. C’était un ready-made. De même que le ready-made est la source de l’art moderne, ce genre de ready-made est la source de l’art en général.

Nous inventons des outils qui sont des variations améliorées des outils basiques dont nous disposons sur notre corps. La main, par exemple, prend différentes formes. Elle peut prendre la forme d’une louche. (Se saisissant d’une gourde : ce fruit qu’on nomme également calebasse). Voici une gourde, qui est l’un des plus anciens outils. C’est un outil naturel, vous avez juste besoin de couper la gourde en deux pour vous en servir. Il y a des gourdes de toutes les tailles. (Bougeant et tapant des gourdes) Elles donnent naissance à la danse. Tout ceci vient de la préparation de la nourriture. Puis, il y a l’étape suivante : « Je n’ai pas de gourde, je vais fabriquer quelque chose qui est similaire à une gourde ». Un sculpteur, tel qu’on le nomme aujourd’hui, fabrique cet objet à partir de bois. (Tenant une cuillère avec une forme de fourchette ou de peigne à son opposé) Le suivant arrive et dit : « je vais fabriquer une imitation de la main, mais aussi des doigts ». Nous avons appris à séparer, à analyser les éléments de notre propre corps. À les organiser autrement, à leur donner une taille différente selon notre convenance. (Montrant une cuillère anthropomorphique) Étape suivante : nous revenons à la déesse féminine, à la cuisinière créatrice. Le manche qui, d’habitude, est une imitation de l’avant-bras représente désormais une femme. C’est une formidable célébration de la divine créatrice. Le suivant encore dit la même chose, mais de façon plus abstraite. Il n’est plus nécessaire de dire qu’il s’agit de la main, pourtant il s’agit bien à la fois de la main et du corps féminin.

Une gourde : dans un premier temps, je mange ce qu’elle contient. Mais si je n’y touche pas, que je la laisse vieillir puis que je la secoue, j’obtiens ce qu’on appelle un hochet. C’est du cinéma ! Le hochet est le premier jouet, le premier outil que l’on donne à un bébé. (Saisissant un hochet) Voici un hochet de l’âge de pierre, fabriqué par l’homme. Que fait le hochet ? Il nous dit en termes philosophiques : il n’y a du son que là où il y a du mouvement. Pas de son sans mouvement. Et là où il y a du mouvement, il y a un changement de situation. Si rien ne bouge, il n’y a ni mouvement ni son. Un son nous dit que la situation a changé. Il faut s’assurer que l’on peut survivre à ce qu’il vient de se produire. On observe alors autour de soi. Puisque nous savons que le son et le mouvement sont des événements synchrones, nous mettons un hochet dans les mains du nouveau-né. (Mimant un bébé, les bras en l’air, le regard dans le vide) Dans un premier temps, le bébé voit à peine, on lui fournit son professeur de philosophie. (Saisissant un hochet, le secouant, le regardant faire du bruit, les yeux grands ouverts comme un bébé) Voilà l’éducation à la synchronisation sonore de l’univers. Mouvement – son. La gourde : nourriture, musique, danse, communication, philosophie, je vous laisse poursuivre. Toutes ces disciplines dérivent de la nourriture qui nous permet de survivre.

De quoi encore la cuisine nous parle-t-elle ?

Elle nous parle de texture, des textures de l’univers. Enfants, nous n’étudions pas l’univers à travers le regard. L’observation n’est jamais qu’une confirmation. Nous étudions l’univers en l’examinant par le prisme de notre bouche. Si le ressenti est positif, nous avalons. Notre expédition dans l’univers passe par là.

J’attrape. Qu’est-ce que c’est ? Jamais vu. (Goûtant) Hum, c’est bon. Enfants, nous avons léché et goûté à toutes les matières que nous retrouvons ici. Je vous assure que vous avez léché tout ce que vous pouvez voir dans cette pièce. Le métal, le plastique, le béton, le bois sur les murs, les fauteuils, tout ! Vous ne vous souvenez pas exactement quand, mais vous savez quels sont leurs goûts, vous en connaissez la texture. Aujourd’hui encore, nous le faisons, mais d’une façon subtile, indiscernable. (Portant franchement sa main au visage) Le bébé le fait franchement, comme ça. Sa mère lui dit d’arrêter, car c’est sale. Nous ne l’admettons pas, mais nous continuons à le faire. En Afrique, lorsque vous pénétrez dans une société vraiment archaïque, on le fait ouvertement. Un jour, j’étais en voyage au Soudan, des indigènes ont aperçu un petit livre dans une voiture. Ils l’ont pris et l’ont lâché. Ils ont aimé ça et ont commencé à danser. Désormais, ils savaient quel est le goût d’un livre ! Nous goûtons à toutes les consistances. Regardez cette forme de poésie : c’est ce qu’on appelle du prosciutto. C’est extraordinaire que je puisse découper un bout de la cuisse du cochon, cet animal fort et puissant, pas toujours amical. J’en coupe un bout et ça ressemble à de la pellicule, la texture en est très proche. (Tenant en comparaison une pellicule et du jambon. Goûtant ce dernier) C’est du porc, il a été maturé. Je connais son goût, je connais aussi celui de la pellicule, mais je ne vais pas y goûter à nouveau.

(Saisissant un pot de choucroute) La choucroute nous parle de transtemporalité. Lorsque nous goûtons à de la choucroute, elle nous vient de l’année précédente. Il s’agit de fermentation. On a mis à contribution des bactéries qui l’ont transformé. Ça dure un an, ça vous permet de traverser l’hiver, ça vous évoque le passé. L’art ne vous pénètre et ne vous apprend des choses que si vous considérez qu’il c’est beau. Si vous estimez qu’un film ou qu’une musique ne sont pas beaux alors vous ne les ingurgitez pas, c’est comme lorsque l’on mange. Vous essayez, vous examinez. Seulement si c’est bon vous avalez et ça vous nourrit. (Montrant sa gorge) Si l’on fait une mauvaise décision, c’est le point de non-retour. Soit nous sommes empoisonnés, soit nous sommes nourris. C’est ainsi avec les autres arts, nous nous comportons avec eux comme avec la nourriture. À travers la beauté.

Voici d’autres aliments que j’ai achetés hier à Berlin. (Saisissant un pain qui peut évoquer une vulve puis un autre pain, phallique cette fois) Une vieille forme de pain qui, vue sur une caricature, pourrait valoir la peine de mort à son dessinateur. Il s’agit, sans aucun doute, de pornographie. Lorsque vous les achetez, ces deux formes sont côte à côte. Les deux sexes sont réunis. (Saisissant un pain circulaire et évidé) Voici une autre forme, la même que la première, mais depuis un autre point de vue. Il y a aussi le soleil, cette vieille déesse qui a dévolu ses pouvoirs aux dieux anthropomorphiques. (Tenant plusieurs biscuits) Nous avons ici le soleil, mais aussi un œil. L’œil est un vieux symbole du soleil, de la lumière, de la vie. (Tenant une pâtisserie en spirale) Le soleil encore. (Tenant un gâteau du type palmier) À nouveau, de la pornographie : ce biscuit c’est la poitrine, on comprend sur des sculptures néolithiques que c’est la forme de la poitrine. (Autre biscuit phallique) Voici un autre équivalent qu’on camoufle par son nom. On le nomme petit doigt, ce qui est un mensonge. En le mangeant, vous avez un extérieur croustillant et un intérieur moelleux. Outre le message érotique, c’est un message concernant notre capacité à goûter autant à l’extrême dureté qu’à l’extrême douceur. Cuisiner nous met au contact de toutes les textures de l’univers : sableux, rocailleux. Les boulettes par exemple sont des agglomérats, elles ont la forme ronde de la terre, etc.

Venons-en à des créations plus récentes. J’ai trouvé cette forme, c’est l’ours berlinois en chocolat. Vous comprenez la métaphore, c’est une affirmation incroyable. Elle déclare un type de relation à l’animal similaire à celle que l’on observe dans un cirque. Une relation de condescendance : l’ours est un animal très dangereux, j’ai le pouvoir de le posséder. Je peux mordre son oreille en chocolat. (Tenant un ourson en peluche) Voici un autre ours que j’ai trouvé à l’hôtel. Lui aussi est très agréable, mais il n’est plus comestible. Ce qui nous conduit au vaste domaine des sculptures non comestibles. Lorsqu’on se rend au musée, on est constamment en présence de sculptures défectueuses. Ces sculptures sont des exceptions. Originellement, les sculptures étaient comestibles. Une vraie sculpture est mangeable. Le steak que je vous ai montré est sculpté dans l’animal, il est mangeable. Cet ours est une sculpture non comestible. Son message passe uniquement par le toucher et le regard. On ne peut pas toucher à la plupart des sculptures qu’on rencontre au musée. Ce qui crée encore une catégorie spéciale. À l’âge de pierre, les sculptures étaient petites, elles étaient faites pour être touchées. Elles n’avaient pas qu’un aspect visuel, elles avaient un poids et une surface faite pour être touchée. Lorsque la sculpture est devenue un élément purement visuel, elle a été mise hors jeu par l’apparition de la peinture. La peinture disant : « Si je n’ai pas besoin d’être touchée, je peux surpasser le sculpteur, je peux proposer toutes sortes d’articulations ». D’ailleurs dans le développement des arts la peinture est tardive : d’abord le vrai steak, puis le steak artificiel, enfin le steak peint.

En vitesse, voici quelques exemples de nouveaux aliments. Cette nourriture est souvent emballée dans du plastique. (Saisissant divers paquets de produits hypertransformés) Le message ici nous annonce des gold fishely : on nous signifie la valeur, l’aspect coûteux, menu et savoureux. Et lorsqu’on goûte ? (Léchant le plastique) Bien, c’est le goût des gold fishely. Et ici, j’ai des jelly rancher screaming sours. Nous avons donc l’éleveur du far-west, le western, les cris. Les Indiens qui violent les filles de l’éleveur. Quant à l’aigreur, ce sont les parents sans aucun doute. Alors quel en est le goût ? (Léchant le plastique) Oh, comme les gold fishely. Puis les fruit dwarfs. Ça nous évoque Blanche-Neige et les sept nains, mais aussi les fruits. Évidemment, le goût est similaire aux deux produits précédents et à une quantité d’autres, comme à celui des bubble yam. Pour les manger, je dois placer ma confiance dans les écrits développés dans les services de relations publiques des marques. Faire confiance aux gens qui écrivent les textes et créent les designs. Ce qu’il y a dans ces aliments je n’en parlerai pas. C’est une nouveauté de notre temps et la cuisine décrit toujours l’époque dans laquelle elle se situe, cela il faut le prendre en compte.

J’aimerais vous montrer le deuxième film de la soirée.

COUPURE.

Le peu de temps que j’ai la chance d’être en vie, je souhaite avoir de nouvelles pensées. Et cela vous ne pouvez l’avoir qu’en faisant avancer votre médium, pas les histoires que vous transportez à travers lui. C’était ce que je désirais vous dire.

Captation d’une conférence de Peter Kubelka