Cages, torchons, ombres et chants

Sur "Les Mille et Une Nuits" (2015) de Miguel Gomes

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le 24 septembre 2025

Au début du chapitre « Le chant enivrant des pinsons », Zé Luis, sur une petite terrasse arborée et ensoleillée, lave la cage d’un de ses pinsons, posée sur une table au centre. Le plan large est chargé, sans horizon : à l’arrière-plan passe régulièrement un train qui masque alors la seule minime portion de ciel visible ; la verdure entoure Zé Luis et, au premier plan, bouche la profondeur. Un récit de Shéhérazade s’inscrit à même l’image, en lettres jaunes. Les lignes apparaissent et disparaissent pour présenter la communauté des pinsonneurs, ainsi que les raisons du chant des pinsons lors de la nuit 515, ou l’histoire de Zé Luis lors de la nuit 516. L’écrit, rythmé par des ellipses, fait défiler les nuits alors que le plan s’installe dans le présent. Deux temporalités s’entremêlent, celle des images documentaires, celle du récit de Shéhérazade : un même sujet, deux manières de les raconter. Ou plutôt, le récit de Shéhérazade, sans annuler le document, l’étoffe de courtes fictions. Des espaces de narration a priori séparés communiquent comme, dans le plan, l’espace extérieur de la terrasse communique avec l’ailleurs où filent les trains et avec l’intérieur de la maison, convoqué par Zé Luis qui demande à la « maman » de lui faire passer par la fenêtre des torchons. 

Ces torchons servent à emballer les cages. Ils isolent l’oiseau de l’extérieur, qui se concentre ainsi sur son chant. Car c’est ce qui intéresse Zé Luis et les pinsonneurs : que l’oiseau puisse produire, en un temps limité, le plus de chants possible, comprenant un prélude, les coups et un finale. La vue est un sens secondaire, trop distrayant pour l’oiseau. À la fin de la séquence, un gros plan cadre la cage emballée par le torchon. On devine l’ombre de l’oiseau seulement. Régulièrement durant le chapitre du « Chant enivrant des pinsons », nous verrons ces cages, cette ombre derrière la toile. Le chant, quant à lui, est omniprésent. 

À la fin du chapitre d’ailleurs, l’un des pinsonneurs retire de l’aire d’un concours auquel il participe une cage emballée. L’oiseau chante trop. Il s’emballe. Le propriétaire quitte l’espace délimité par des grillages en tissu aux mailles assez serrées. À l’écart, il dénoue le torchon. En gros plan, nous voyons l’oiseau mort d’avoir trop chanté. Le propriétaire pleure. Nous n’entendons donc le chant et ses nuances, essentiels pour les pinsonneurs, que dans le temps où l’oiseau nous est dissimulé. Nous voyons l’un des oiseaux de près lorsqu’il ne chante plus. Le visible a partie liée avec le silence.

Filmer ce geste singulier d’emballer les cages participe à la portée documentaire du chapitre. Cela identifie et garde la trace de la pratique des pinsonneurs. Ces cages voilées ne cessent pas d’étonner : l’oiseau est comme désincarné. Lors du concours par exemple, rien ne se passe pour la vue, tout a lieu par l’écoute. Non seulement les cages sont recouvertes, mais ceux qui écoutent sont immobiles, à l’affût de la moindre nuance. L’image-document archive les gestes et les habitudes d’une communauté qui occulte en même temps ce qui l’occupe. L’oiseau nous est retiré, là et lointain à la fois, seulement ombre mais d’une voix insistante, d’une présence en ce sens quasi-auratique. 

Le retrait du visible, porteur d’une mort à venir, coïncide aussi avec la manière dont nous apparaît cette pratique des pinsonneurs dans les récits de Shéhérazade : elle se perd et se poursuit dans la nostalgie d’un paradis perdu. En effet, Rodrigues, le juge du concours, respecté de tous pour sa volière magnifique où vivaient des oiseaux aux chants rares, a perdu tous ses oiseaux à cause d’une étourderie. Ces chants qu’on y entendait, à jamais disparus, appartiennent au mythe. Chico Chapas, vieux pinsonneur qui porte la mémoire de la communauté, estime quant à lui que tous les bons pinsonneurs sont morts. Miguel passe son temps à essayer de recomposer des chants anciens à partir des chants présents, plus pauvres, grâce à des enregistrements qu’il combine. La perte teinte ces histoires d’une mélancolie que les ombres à l’image renforcent : ombre des pinsons dans la cage, des pinsonneurs dans la lumière du matin le jour du concours. L’ombre enfin envahit les pièces où vit seul l’un d’eux, Quitério. Dans le peu de lumière qui passe à travers les volets et rideaux tirés, le profil de son visage est sombre et, contre le mur derrière lui est projetée son ombre, juste sous l’une des cages couvertes. L’ombre recouvre oiseaux et hommes. Même en plein soleil, ces pinsonneurs semblent pourtant ne pas appartenir pleinement au jour. Durant le concours, accoudés aux échafaudages auxquels sont tendues des toiles grillagées, ils restent silencieux, concentrés uniquement sur l’écoute, sur ce chant à l’incarnation troublée par le voile. Debout certes, mais comme figés, à la marge du mouvement, tout absorbés par une pratique qui disparaît. Pinsons et pinsonneurs, emportés par le chant, incarnent les survivances d’un monde qui finit.  

Ainsi, le chapitre « Le chant enivrant des pinsons » noue le présent du quartier où vivent la plupart des pinsonneurs, la zone 1 de Chelas, et le passé de ce lieu. Les barres de logements sociaux ont remplacé les baraques illégales dont les images d’archives, et les corps des plus anciens, gardent mémoire. Le passé vibre aussi dans les images de commémoration de la Révolution des Œillets : tout un peuple chante l’hymne de la contestation, « Grandôla ». Enfin, la pratique des pinsonneurs est également historicisée, dès le départ, puisque le récit de Shéhérazade raconte comment cette communauté s’est constituée au lendemain de la Première Guerre mondiale, au retour des soldats. Les pinsonneurs eux-mêmes ne cessent de penser leur pratique en fonction des chants disparus. Ce chapitre, dans un même temps, fait l’archéologie d’une communauté et, par l’intermédiaire des récits de Shéhérazade, en fait le sujet d’une longue légende interrompue et reprise au fil des nuits. Du présent au passé et à son devenir récit, c’est tout le destin d’une communauté qui s’écrit à la manière d’une rhapsodie. Il y a là un paradoxe : l’objet principal du chapitre est cette cage couverte d’un torchon, obstacle à la vue, alors que le récit déplie et dévoile progressivement la profondeur du temps, son feuilletage, la mémoire de toutes les destructions et les résistances d’un lieu. Car d’un côté l’État a détruit et détruit encore les baraquements illégaux, et toute une culture qui va avec, et de l’autre les pinsonneurs perpétuent cette pratique illégale de capture des pinsons dans la nature. Ils déjouent la main mise d’un pouvoir sur leurs vies par ces gestes, minimes, dont le seul but est de faire chanter à tue-tête.

Or, pour le pinson, chanter, c’est refuser d’être dominé : « S’il se tait, il est dominé. », précise Shéhérazade dès l’entame du chapitre, dans un effet-miroir avec sa propre condition. De même, pour les pinsonneurs, continuer à « tendre », c’est ne pas suivre le mouvement imposé, c’est résister à l’entraînement du temps et à l’uniformisation dont les logements HLM, barres sans horizon, sont le parfait exemple. Ils restent en bord de forêt, au bord du « progrès ». Ils continuent d’écouter les oiseaux alors que les avions ne cessent de passer au-dessus d’eux. Là, sans véritablement le choisir, ils ne peuvent partir, mais s’adaptent et s’arrangent pour faire perdurer la communauté. Pour ces hommes seuls (Quitério sans ses proches, Alvès qui prend la suite de son père), blessés par la vie (Kika qui s’échappe des centres de redressement et qui maintenant construit des cages pour pinsons, Vasco et sa dépendance aux drogues), globalement tenus à l’écart de la ville par la pauvreté, ces pinsons et leurs chants deviennent le cœur d’une vie. La mosaïque des portraits et les micro-fictions de Shéhérazade ne racontent qu’une anecdote (l’origine du surnom de Zé Luis dit Zé le Fou) ou parfois l’ensemble d’une vie (les voyages de Chico et son retour dans le quartier). Elles conservent surtout la mémoire des manières de tenir encore debout face à ce qui écrase. Dans un temps d’accroissement de la pauvreté au Portugal, en 2014, à la suite des plans d’austérité, ces vies de pinsonneurs, vies minuscules attachées à ce presque-rien du chant des pinsons, à cette belle futilité, ces vies, donc, relèvent bien d’une résistance. Car elles ne cherchent que l’ardeur, celle de l’oiseau qui s’emballe, qui joue sa vie en chantant, et celle de celui qui écoute, qui s’émerveille du chant, qui y projette désirs et craintes.

Le pinsonnier, le pinson et bien sûr Shéhérazade vivent prisonniers peut-être, dans le quartier pauvre de Chelas, dans une cage emballée d’un torchon, dans un château sous la menace d’un sultan, mais ils n’abandonnent pas. Ils refusent d’effacer l’histoire du lieu qui les habite, du corps qu’ils habitent, en somme refusent d’être dominés. Leur défense est le chant ou le récit, sa production et son écoute, et la beauté qu’il porte. Les Mille et Une Nuits se clôt sur ce long chapitre du « chant enivrant des Pinsons », car il porte le maigre espoir que, dans la privation, la perte, la menace, la vie se perpétue par la voix et ses merveilles. Il importe, pour les pinsons et Shéhérazade, de se faire entendre jusqu’à en mourir. Et pour les pinsonniers : ne tiennent-ils pas captifs ces pinsons ? Il reste difficile de voir en eux une figure du maître, proche du sultan ayant dans ses mains la vie d’une Shéhérazade. Certes, comme lui, ils enferment un corps dont ils sont spectateurs enchantés, pour leur plaisir. Mais alors que le sultan est une menace pour Shéhérazade, les pinsonneurs quant à eux cherchent à faire naître de nouveaux chants, à en ressusciter d’anciens, à relier passé et présent, à maintenir les liens d’une communauté. Ils gardent les pinsons dans ces cages emmaillotées, semblables à une chambre obscure, avec l’idée de tenir vivant ce qui se perd, tel le cinéaste qui recueille les vies qui s’effacent et dont la mémoire se maintient à l’écran.