Ashkal, l’enquête de Tunis, Youssef Chebbi

Feu profane

par ,
le 8 février 2023

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La magistrale réussite d’Ashkal tient en ce qu’il parvient à être tout à la fois un bon film de genre et un bon film politique. Soit un film policier qui traite moins de l’enquête en elle-même que de la place de la police dans son univers fictionnel, la Tunisie contemporaine. Le suspens inhérent à ce type de films vient alors, de plus en plus, du faisceau de tensions qui saturent le monde social, à commencer par ses deux protagonistes principaux.

Au lieu de l’archétype good cop / bad cop ou du vieux flic proche de la retraite accompagné d’une jeune recrue idéaliste, c’est ici le rapport à la dictature qui structure le duo : tandis que Batal a probablement gardé un peu de sang sur les mains de ses années sous Bourguiba et Ben Ali, le père de sa jeune collègue Fatma est à la tête d’une commission censée faire la lumière sur les violences policières qui ont permis au régime autoritaire de se maintenir si longtemps[11] [11] Cette commission « Vérité et réconciliation » est inspirée de l’Instance Vérité et Dignité, créée en 2013, et qui a rendu son rapport en 2019, dans lequel elle dénombrait plus de 20.000 victimes, et en appelait à en finir avec une culture de l’impunité. La plupart de ses propositions dans ce sens sont restées lettres mortes. . L’opposition ouverte de Fatma à sa hiérarchie ou aux autres services policiers (discrètement redoublée par sa condition de femme) montre à quel point cette enquête sur un passé récent se fait de mauvaise grâce, et risque à plusieurs reprises de faire capoter l’enquête. Batal, quant à lui, est pris entre la réprobation de sa famille, la pression de son commissaire – pression qui se réaffirme à la mosquée, où le commissaire s’étonne de ne plus le voir aussi souvent, signe discret de l’imbrication des institutions – et une enquête de l’IGPN à laquelle il collabore à contre-cœur, en espérant sauver sa peau.

L’enquête n’échappe pas à cette pluralité de tiraillements. Dans un quartier huppé au Nord de Tunis, Les Jardins de Carthage, une future tour luxueuse voit sa construction perturbée par un décès atypique : le vieux gardien du chantier s’est immolé par le feu. D’autres morts identiques suivront. Les victimes sont retrouvées nues, et semblent être décédées résignées, sans s’être débattues. D’un côté, la spéculation immobilière à laquelle se livre la grande bourgeoisie urbaine voisine ; de l’autre, des meurtres que l’on dirait de plus en plus liés à la sorcellerie, et à la résurgence de croyances païennes. Le lieu lui-même témoigne d’un écartèlement brutal. Selon qu’elles soient cadrées frontalement, dans des plans d’ensemble à la monumentalité écrasante, ou que Fatma y arpente ses couloirs comme dans un labyrinthe nocturne, la tour apparaît tantôt comme le signe d’une croissance économique retrouvée, tantôt comme une caverne éclairée par les flammes, où l’enquêtrice cherche à déchiffrer des gravures pariétales. Au quadrillage social qui enserre les deux flics vient s’ajouter un entrecroisement de lignes de béton, dont ils peineront tous deux à s’extirper. Quant aux habitants du quartier, eux aussi appartiennent à deux temporalités éloignées : alors que les uns vivent dans des maisons d’architecte et investissent dans ces projets immobiliers – un couple dont le fils passe le bac et la fille étudie en France –, d’autres dorment dans ces tours sans fenêtres, ou veillent sur le chantier armé d’un gourdin rudimentaire pour se protéger des chiens errants.

Le projet immobilier semble d’abord être le seul lien entre les victimes, jusqu’à ce que le feu se propage de proche en proche pour gagner la ville. Fatma retrouve alors dans le téléphone des disparus les mêmes vidéos d’immolation, toutes envoyées par un même numéro suspect. On songe un temps à un principe de contagion, similaire à Ring ou It follows, comme si la vision de ces images avait incité ces Tunisois.es à commettre l’irréparable. Mais contrairement à la vidéo de Ring, qui finissait par livrer le secret du puits d’où s’extirpait le fantôme Sadako, Fatma a beau s’acharner à creuser l’image et s’enfoncer dans les profondeurs pixellisées de ces vidéos postées sur des réseaux sociaux, la seule certitude qu’elle parvient à en tirer, c’est que les victimes incendiées n’ont pas de visage. On peut y voir un renvoi aux centaines de morts par le feu restés dans l’ombre de celle, iconique, de Mohammed Bouazizi, étincelle qui a fait exploser la poudrière des Printemps arabes.

Cet anonymat des victimes, mais aussi du « sorcier » suspecté de les manipuler ou de les « passer au feu » d’un geste de la main, pousse à considérer ces suicides sous leur versant social. Dans la typologie établie par Émile Durkheim, on pourrait parler de suicide anomique, qui intervient à la suite d’un défaut de la régulation de la société. Toute société a besoin d’une autorité régulatrice afin de contenir et de discipliner les passions humaines. Or, dit Durkheim, « parce que cette réglementation est destinée à contenir les passions individuelles, il faut qu’elle émane d’un pouvoir qui domine les individus, mais il faut également que ce pouvoir soit obéi par respect et non par crainte[22] [22] Emile Durkheim, Le Suicide, Felix Alcan, 1897. .  » Quand cette régulation est prise en défaut, quand le cadre est vicié, le risque général de passage à l’acte ultime augmente.

Et c’est bien à cela qu’est confrontée Fatma. Le cadre biaisé, c’est l’institution policière, qui est prête à empocher des pots-de-vin pour bâcler l’enquête et ne pas retarder le chantier – et avec lui les profits d’une classe de nantis –, ou qui profitera de l’arrestation du sorcier pour enterrer les résultats de la commission. Le film prend soin d’opposer deux conceptions différentes du métier de policier : méticuleuse, Fatma rassemble les preuves, interroge les proches, consulte les légistes et leurs analyses et cherche à créer des liens rationnels entre ces éléments ; à l’inverse, Bouhlel, brutal et corrompu, étend son filet au hasard ou extorque des aveux aux pauvres bougres qui passaient par là. Ces deux conceptions seront pourtant l’une et l’autre impuissantes face au mystérieux sorcier, sans identité, sans mot, sans motivation. C’est que ce dernier est moins la cause que le symptôme d’un mal qui ronge un pays ayant troqué son despotisme contre une dictature économique. Dès lors, c’est tout le métier de policier qui est remis en question. Et c’est peut-être la raison première des larmes de Fatma devant le brasier final. Car quand c’est la société toute entière qui se jette dans les flammes, que peut faire la police ? 

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Ashkal, l'enquête de Tunis, un film de Youssef Chebbi, avec Fatma Oussaifi, Mohamed Houcine Grayaa, Rami Harrabi...

Scénario : Youssef Chebbi, François-Michel Allegrini / Image : Hazem Berrabah / Montage : Valentin Feron / Musique : Thomas Kuratli.

Durée : 1h32

Sortie française : 25 janvier 2023.