Avi Mograbi (2017)

L'homme qui haïssait les valses de Vienne

par ,
le 3 février 2017

Débordements avait déjà eu l’occasion de s’entretenir avec Avi Mograbi en 2013, à l’occasion de la sortie en France de Dans un jardin, je suis entré. Son nouveau long-métrage, Entre les frontières, est en salles depuis le 13 janvier. Aussi avons-nous souhaité prolonger la conversation.

Il est question d’histoire et d’amnésie, des métaphores chargées d’histoire du langage administratif, des politiques d’accueil des migrants, de ce que peut et ne peut pas l’art, d’individus et de communauté, de désespoir et d’espoir.

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Débordements : Partons de l’écho que votre film rencontre au moment de sa sortie en France, à un moment où, précisément, on se trouve ici face à la question des réfugiés et à l’absence calamiteuse de réponse coordonnée des autorités, françaises comme européennes, qui oscillent entre un discours humanitaire de surface et une ligne sécuritaire beaucoup plus dure. Plusieurs personnes ont été arrêtées cette semaine en France, parce qu’elles aidaient des migrants en provenance d’Italie. Ces personnes invoquent un certain héritage politique et moral de l’histoire : la mémoire de ceux qui portèrent secours aux Juifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. De cela, il est beaucoup question dans votre film, sans que jamais l’histoire d’Israël ne soit pour autant expressément convoquée. Le fait que cette histoire ne fasse jamais irruption dans le film pointe même une forme d’amnésie collective, quand le film montre le destin de ces demandeurs d’asile dans un pays qui a lui-même été fondé par des réfugiés fuyant les persécutions. On sait l’importance du thème de la mémoire et de l’amnésie dans vos films, mais je me demandais en découvrant celui-ci, quelle est la place de l’histoire dans la société israélienne et dans ses médias ?

Avi Mograbi : Quand j’ai commencé le film à la fin de l’année 2012, la situation des réfugiés en Europe était très différente. Chen Alon et moi pensions d’ailleurs qu’Israël devait adopter les standards européens dans sa politique d’accueil des demandeurs d’asile. Mais c’était avant l’afflux massif de réfugiés sur les côtes européennes, avec les réponses indignes qu’on a vues de la part de la plupart des Etats européens. Aujourd’hui, la situation est totalement différente, je ne suis pas certain que les demandeurs d’asiles soient mieux traités ici qu’ils ne le sont en Israël. Cela dit, ils ne peuvent plus aujourd’hui arriver jusqu’en Israël, toutes les frontières sont fermées, la seule qui restait ouverte – avec l’Egypte – a été barricadée fin 2013 et très peu de gens parviennent à la franchir. Et Israël refuse de toute manière de reconnaître ces demandeurs d’asile comme des réfugiés.

En tout cas, oui, le projet est né du sentiment qu’Israël avait perdu sa mémoire de l’histoire, au point qu’elle ne percevait plus son propre reflet dans le miroir que lui tendaient ces demandeurs d’asile. Le déclencheur est un récit paru dans la presse, concernant vingt et un demandeurs d’asile pris au piège entre deux frontières, égyptienne et israélienne. Ils ont été maintenus dans ce no man’s land pendant huit jours, des avocats spécialistes des droits de l’homme en ont appelé à la Cour Suprême, qui a décidé d’un délai de grâce de vingt-quatre heures. Evidemment, les défenseurs des droits de l’homme espéraient que les demandeurs d’asile seraient accueillis en Israël et que cette décision ferait jurisprudence. Mais durant ce délai, deux femmes et un enfant seulement purent entrer en Israël tandis que les dix-huit hommes restant étaient renvoyés vers l’Egypte. On ne sait pas ce qu’il est advenu d’eux. Pour moi, bien que je sache le peu de cas qui est fait des droits de l’homme en Israël, ce récit a été un choc terrible. Parce que cela m’a rappelé que, quand j’avais étudié l’histoire juive à l’école – d’ailleurs, on étudie seulement l’histoire juive, jamais celle des autres peuples, Israël ne s’intéresse qu’à sa propre histoire ! -, on m’avait raconté l’histoire de ces Juifs fuyant l’Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale qui étaient arrivés jusqu’à la frontière suisse. La Suisse reconnaissait alors le statut de réfugiés aux personnes persécutées pour des raisons politiques, mais pas à ceux qui fuyaient des persécutions ethniques ou religieuses. Pour cette raison, les demandeurs d’asile juifs ne furent pas autorisés à entrer sur le territoire suisse. C’est une histoire à peine croyable! Et je me souviens bien que mon professeur nous avait dit que cela ne devait plus jamais se produire! Cela ne doit pas arriver à nouveau. Mais cela ne peut pas concerner que les Juifs ! Cela doit s’appliquer à chaque être humain. Il ne s’agit pas de faire en sorte que la même situation ne se reproduise pas de nouveau à la frontière suisse, mais qu’elle ne puisse pas advenir ici, à la frontière israélienne ! Nous parlons de gens qui viennent frapper à notre porte pour demander asile !

D. : Mais cet article que vous aviez lu dans la presse ne faisait, lui, pas ce lien avec l’histoire des réfugiés qui ont créé Israël ?

A.M. : Non, c’est moi qui ai fait le lien. Je me suis demandé comment nous pouvions répéter les atrocités que nous avions subies dans le passé. Voilà une première origine du projet, la deuxième est plus personnelle, c’est l’histoire de la famille de ma mère. Mes grand-parents maternels étaient nés en Pologne. Ils ont émigré en Allemagne au début du XXème siècle, et dans ce voyage, ils ont perdu leur identité : à l’époque il n’y avait pas d’accords internationaux sur ces questions, on pouvait devenir apatride en quittant son pays. Mes grand-parents ont perdu leur identité polonaise et n’ont jamais obtenu de papiers en Allemagne. Ils étaient ce qu’on appelle « Staatenlos » (apatrides). Aujourd’hui, il n’existe pas, ou du moins, il ne devrait pas exister d’apatrides. Quoi qu’il en soit, ma famille a vécu à Leipzig, dans un certain confort, jusqu’en 1932. Cette année-là, ma grand-mère a été attaquée en pleine rue et battue par des membres des Jeunesses hitlériennes. Elle était avec sa fille et personne n’est venu à leur secours. Ils ont décidé de partir. Mais sans papiers, impossible d’obtenir de visa. Le seul endroit où ils ont pu aller était la Palestine, qui était alors sous mandat britannique, et comme la sœur de mon grand-père vivait déjà là-bas, elle a réussi à leur obtenir des visas pour venir. La Grande-Bretagne avait alors mis en place des quotas pour les Juifs venant s’installer en Palestine, ma famille en a bénéficié. Ils sont arrivés en 1933. Ceux qui, dans la famille de ma mère, sont restés en Europe, ont été tués dans les camps. Voilà donc l’histoire de ma famille, des gens qui ont décidé de tout quitter pour sauver leur vie. Cette histoire est aussi celle de ces gens qui aujourd’hui fuient la guerre, la dictature, et parfois les génocides, qui arrivent du Darfour, du Soudan, d’Érythrée. Le droit international reconnaît aux personnes venant de ces deux pays le droit d’asile partout où les conventions internationales sont reconnues. Tous les pays membres de l’ONU leur doivent asile et protection. Donc, voilà le contexte exact qui a vu naître ce film. J’admire le courage de cet homme en France (Cédric Herrou), qui brave la loi pour aider les réfugiés. Nous, de notre coté, n’avons pas pris autant de risque. En fait, nous n’avons pris aucun risque, nous avons fait une chose que chacun pourrait faire, et qui ne demande pas de courage.

D. : Qu’avez-vous fait exactement ? Avez-vous agi avec ou sans autorisation de la part des autorités ?

A.M. : Nous n’avions aucune autorisation. Nous n’en avons pas demandé. Nous ne sommes jamais entrés dans le camp, l’atelier s’est tenu à l’extérieur. Le fait que les demandeurs d’asile aient le droit de quitter le camp entre les appels nous a permis de travailler avec eux à proximité de Holot. Nous ne voulions pas, quoi qu’il en soit, collaborer avec les autorités du camp, et ils ne nous y auraient de toute façon pas autorisé, puisqu’aucune activité éducative n’est tolérée à Holot. Avant d’entamer ce projet d’atelier théâtral et de film, j’avais d’ailleurs tenté avec un sociologue qui travaille à l’Université, Gideon Kunda, de monter un programme éducatif à destination des personnes retenues à Holot, avec l’aide d’un centre éducatif qui se trouvait dans un village proche. Mais ce programme – qui d’ailleurs n’avait rien de subversif (on ne prévoyait pas d’y enseigner l’histoire qui est une matière dangereuse, mais les langues et l’informatique) n’a jamais vu le jour. Les autorités de Holot s’y sont violemment opposées. Parce que toute l’entreprise de Holot repose sur une forme de torture morale qui vise à rendre fous les gens qui voudraient rester en Israël et à les persuader de quitter le pays de leur propre chef. Israël n’a pas le droit de les mettre dehors, selon la convention des réfugiés de 1953, alors le pays tente de les décourager de rester. C’est ainsi que Holot est né comme une solution provisoire et bricolée sans que soit jamais fixée la durée d’internement des personnes qui y séjournent. Il a fallu que la Cours Suprême, après plusieurs recours, établisse une limite à la durée de ces internements pour contraindre Holot à ne pas détenir de personnes au-delà de douze mois. Mais l’idée initiale de Holot était de détenir indéfiniment des personnes, qui par ailleurs n’ont été inculpé d’aucun crime, pour les briser et les persuader qu’elles seraient mieux ailleurs qu’en Israël.

D. : C’est en effet un système assez pervers. Cette perversité est d’ailleurs aussi présente dans l’espèce de novlangue des politiques d’accueil des migrants, désignés à travers une série de termes performatifs : ils sont demandeurs d’asile tant que le statut de réfugiés ne leur a pas été accordé, mais l’Etat d’Israël les désigne par un terme infamant, les « infiltrés ». Le Parlement israélien a même voté une loi « anti-infiltration ». Votre film ouvre les pistes de ce qui serait une étude philologique du langage politique en Israël. De quoi cette novlangue est-elle le signe ?

A.M. : En vérité, ce n’est pas une novlangue mais une « vieille langue », parce que le terme d’« infiltré » est un mot très connoté en hébreu. On pourrait faire un film entier sur cette seule terminologie. « Infiltrés » désigne les Palestiniens expulsés en 1948 qui tentèrent de revenir dans leurs villages. La plupart d’entre eux avaient trouvé refuge dans des camps qui n’étaient pas si éloignés des lieux où ils avaient vécu – vous savez, Israël est un tout petit endroit. Au début, un grand nombre d’entre eux essayèrent de retourner dans leurs villages, voire même de simplement revenir cultiver la terre, dans l’espoir, j’imagine, de produire un peu de légumes et fruits pour survivre parce qu’ils n’avaient plus aucun moyen de subsistance. Ceux qui cherchaient ainsi à rentrer ont été appelés « infiltrés » par Israël, comme s’il représentaient une menace pour la sécurité du pays. C’est une manière complètement perverse de traiter leur situation, en leur déniant le statut de réfugiés, alors qu’ils ont tout perdu parce que nous le leur avons pris. Vous pourriez dire que c’est la loi de la guerre, certains gagnent et d’autres perdent, dommage (en français) ! D’accord, mais on parle de populations civiles victimes de la guerre, qui sont traitées ici en parias et en criminels. Donc vous voyez qu’appeler les demandeurs d’asile « infiltrés » renvoie à une histoire très précise, une histoire de stigmatisation et d’injustice, qui inscrit immédiatement ces personnes dans une criminalité supposée. Les demandeurs d’asile ne sont pas traités de la même façon que les Palestiniens, mais le fait qu’ils soient labellisés par ce terme relève d’un populisme ignoble qui vise à les stigmatiser.

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D. : Que peut faire le cinéma contre cela ? Quel a été l’écho du film, et a fortiori de la pièce de théâtre qui a été créée au fur et à mesure du tournage, dans le débat public en Israël ? C’est peut-être un peu candide de prêter au cinéma ou au théâtre, disons plus largement aux arts et à la littérature en général, le pouvoir d’influer ou de peser dans les débats sociaux, et pourtant c’était le pari d’Augusto Boal avec le Théâtre des opprimés…

A.M. : Le film n’est même pas sorti en Israël, c’est un documentaire, pas un blockbuster ! Il n’a aucune chance de trouver sa voie jusqu’aux écrans. Il y a eu quelques projections, à la Cinémathèque, dans des festivals. On peut aussi le voir sur Youtube avec des sous-titres en hébreu. Quant à la pièce, elle est régulièrement jouée, deux à trois fois par mois. La compagnie existe et elle a tissé une communauté très forte entre des Israéliens et des demandeurs d’asile. Dans quelques semaines, deux membres de la compagnie, un Erythréen (Awet, celui qui n’aime pas que les Israéliens jouent le rôle des réfugiés dans l’atelier, vous vous souvenez ?) et une Israélienne, vont commencer un nouvel atelier de théâtre à côté de Holot. Ce sont eux qui vont mener l’atelier. Chen (Alon) sera là pour les aider, mais ils dirigeront l’atelier, pas lui. J’aime bien cette idée que les étudiants deviennent les enseignants !

Mais pour revenir à la question de ce que peut le cinéma, et l’art en général… Je ne suis pas sûr que l’art puisse faire une différence. Ou alors, disons que tout peut faire la différence, que chaque acte peut faire la différence. Nous sommes en train de parler dans un café, peut-être que l’homme assis à la table d’à côté va entendre notre conversation et que cela le fera réfléchir à l’état du monde. Nous sommes des êtres humains, nous ne cessons jamais de penser et de nous interroger. Toute chose peut faire la différence, pas seulement l’art. La question est plutôt : comment l’art fonctionne-t-il ? Quel public atteint-il ? Est-ce qu’il peut toucher un public qui n’y serait pas sensible a priori ? Si je vais voir une exposition ou un film fasciste par exemple, c’est pour des raisons éducatives : normalement, je ne vais pas voir des films ou des manifestations artistiques avec lesquels je ne me sens pas en accord – un concert de musique viennoise par exemple, je hais les valses viennoises ! Je plaisante, mais je veux dire que si j’y vais, c’est pour me confronter à une situation qui me révulse, ou à la limite parce que je suis curieux de voir comment le sujet est traité. Mais hormis ces raisons, qui sont, disons, pédagogiques, je ne vais pas voir des œuvres dont je sais que je ne les aimerai pas. C’est la même chose pour les spectateurs qui ne vont pas voir mes films : mon film, et tout mon travail, s’inscrit clairement dans un camp, et j’ai bien conscience qu’il n’atteint jamais l’opposition. C’est une chose qui doit être bien claire, parce qu’imaginer le contraire serait naïf.

Maintenant, ce que Boal dit exactement c’est que le théâtre peut être une répétition de la Révolution. Il fait référence au théâtre-forum qui se crée dans la deuxième partie de chacune de ses pièces, le public est invité à monter sur scène et à dénouer le nœud de l’intrigue pour trouver avec les comédiens une conclusion alternative à l’impasse dans laquelle est la pièce. Donc il ne s’agit pas d’apprendre à faire des cocktails Molotov sur scène ! Il s’agit de rendre le public actif, de le faire sortir de sa passivité, de le faire passer de sa confortable position de spectateur à celle, plus inconfortable et dangereuse, d’acteur – ce qui est exactement le sens de « spectacteur »! Donc à mon avis, le seul rôle possible de l’art dans la société, c’est de mobiliser son propre camp, de le rendre actif et acteur. Cette mobilisation peut parfois aller jusqu’à atteindre la scène politique, mais seulement par l’intermédiaire des gens qui auront été touchés par une œuvre. Si on décidait d’enfermer des fascistes au cinéma pour les obliger à voir mon film ce soir, ils ne verraient pas la lumière pour autant. On me demande souvent qui est mon public. Et bien, ce sont des gens comme moi, qui partagent ma vision du monde. Qui a besoin d’un art politique, sinon nous ? Nous avons besoin d’un art politique pour nous rappeler quelles sont les valeurs que nous partageons et pour nous souvenir du sens de nos luttes. L’art peut être un outil décisif en ce sens pour souder cette communauté qui résiste à l’ordre des choses, et qui est d’ailleurs de plus en plus fragile, regardez ce qui se passe ici, regardez les candidats à la présidentielle…

D. : Et pour vous, en ce sens, il n’y a pas de différence entre le théâtre et le cinéma ? Comment se sont articulés les deux dans la genèse du projet ?

A.M. : Nous avons créé un atelier de théâtre avec Chen Alon, que des amis communs m’avaient présenté. Il était très clair pour nous dès le départ que l’atelier existerait et que je le documenterais. Les deux formes n’ont jamais été séparées. J’ai filmé toutes les rencontres, toutes les étapes de la création, chaque semaine pendant un an et trois mois. Il y a de nombreuses scènes de la pièce qu’on trouve dans le film à un stade préalable, au moment des improvisations qui les ont vu émerger. Le film raconte cette histoire avec toutes ses couches, toutes les situations complexes qui la composent.

D. : Une chose d’ailleurs dont le film témoigne, c’est la fragilité de cette communauté, on a l’impression que beaucoup de participants disparaissent au fur et à mesure des mois. Au contraire de Dans un jardin je suis entré, où la question des individualités très fortes et de l’amitié laissait poindre quelque chose comme une résistance possible à la réalité du conflit israélo-palestinien, on n’a jamais l’occasion ici de traverser l’histoire d’un personnage, ou alors subrepticement, à travers l’improvisation qui se nourrit des parcours biographiques, mais sans cesse leur échappe pour se reconfigurer en autre chose.

A.M. : Tous les films ne peuvent pas avoir de personnage aussi envahissant qu’Ali (Dans un jardin…), qui est un acteur frustré qui essaie sans cesse de voler la vedette à tout le monde. Même s’il n’y avait qu’un chien dans le même plan, il tenterait de le pousser hors-cadre ! Bon, mais c’est Ali, c’est un personnage très particulier. Je vous trouve un peu injuste avec mon nouveau film parce qu’il n’est pas vrai que ces personnages restent inconnus : ces gens qui sont retranchés dans l’anonymat et réduits à des zones d’invisibilité sociale, parce qu’ils travaillent dans les arrières-salles des restaurants, qu’ils font le ménage la nuit dans les bureaux, bref, parce qu’on ne les croise jamais, dans le film, ils ont des noms, une histoire, ils deviennent visibles. Nous n’avons pas créé cette visibilité, nous l’avons rendu possible. Que l’atelier ait eu du mal à se stabiliser, c’est vrai, mais cela fait partie du jeu, on ne demande pas aux gens de s’engager jusqu’à la fin. Bien sûr, c’est très frustrant quand ils ne reviennent pas, mais il est normal que cela arrive. A un certain point cela dit, le groupe se stabilise et on fait la connaissance de chacun, les personnalités émergent, même si le film, c’est vrai, au contraire de mes précédents films, ne fait pas ici le portrait d’un individu.

D. : Et cependant, il y a tout de même plusieurs moments dans le film où on se trouve confronté à la difficulté d’un partage de cette expérience de l’exil : après la manifestation, quand vous êtes refoulé à la périphérie de Holot, derrière les grillages et que l’un des « internés » vous renvoie à votre situation d’homme libre, et plus encore dans la dernière partie du film, quand l’un des participants de l’atelier trouve que l’interprétation des réfugiés érythréens par des jeunes femmes juives et blanches n’est pas assez « crédible », comme si l’inversion des rôles, même symbolique, n’était pas possible, qu’elle trahissait l’expérience des réfugiés… Est-ce qu’il n’y a pas tout de même une forme de mélancolie ou d’amertume ici ?

A.M. : Je ne crois pas, au contraire, aucun d’entre eux n’a jamais exprimé aucune amertume. Quand vous parlez de la scène où je me trouve derrière le grillage, je ne crois pas que l’homme à qui je m’adresse soit amer, je crois qu’il est sarcastique. Il est sarcastique parce qu’il y a ce stupide activiste derrière le grillage qui ne comprend rien, qui lui parle de football alors qu’il est en prison.

D. : Moi, je trouve qu’il y a tout de même beaucoup de désespoir dans cette scène…

A.M. : Bien sûr qu’il y a du désespoir ! Mais le désespoir et l’amertume ne sont pas la même chose d’une part. L’amertume, c’est par exemple quand les demandeurs d’asile apprennent la décision de la Cour suprême de réduire le temps de détention à Holot et que, contrairement à nous, ils sont lucides et amers parce qu’ils savent que cela ne règlera pas leur situation. Là, ils sont amers. D’autre part le désespoir est toujours ici pris dans des récits d’une telle intensité qu’il est aussi une forme de courage : Hassan, par exemple – celui avec les lunettes -, qui a passé cinq ans en Israël, dit qu’il est reconnaissant pour être encore en vie. Sa mère et sa sœur ont été tuées au Darfour.

D. : Mais justement, cette expérience de l’exil et de la persécution peut-elle être partagée ? Dans la scène où Awet est gêné par le fait que les jeunes Israéliens jouent le rôle des réfugiés, est-ce qu’il n’exprime pas quelque chose comme la difficulté d’un partage de ces identités et de ces destins ?

A.M. : Oui, bien sûr, mais c’est ce qui fonde une communauté. C’est ce qui forme le socle d’une communauté. Si l’un de vos amis est brutalisé ou violé, vous ne pouvez pas savoir ce qu’il ou elle ressent, en ce sens, je suis complètement d’accord avec Awet : on ne peut pas savoir dans notre chair ce que signifie être réfugié ou migrant. Mais on peut toutefois l’envisager sur un autre plan, intellectuel : ce qui fonde une communauté, c’est cette volonté de partager des expériences, en dépit de tout ce qui nous sépare. Voilà ce qu’est une communauté, une communauté politique et sociale, c’est le partage d’un espace commun, l’invention d’un présent commun et la projection vers un futur commun.

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Entretien réalisé à Paris le 11 janvier 2017.

Toutes les images proviennent d'Entre les frontières.