Babylon, Damien Chazelle

Pachyderme

par ,
le 1 février 2023

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Un éléphant juché sur un camion, coincé au milieu d’une côte un peu trop raide, ouvre grand ses sphincters et se vide sur la caméra – et accessoirement sur un factotum mettant ses dernières forces à pousser le véhicule. Il n’est pas difficile de voir dans cette scène un condensé de Babylon tout entier, qui déverse sur son spectateur tout au long de ses trois heures d’hystérie cocaïnée tous les fluides imaginables : pisse, sang, sueur, et autres douches d’alcool et de dégueulis. C’est qu’à travers ces abominations niagaresques, Damien Chazelle entend démontrer qu’au cœur du cinéma réside un phénomène de transsubstantiation, qui élève la plus basse trivialité matérielle en concentré d’émotion pure. Sous l’effet magique – voire mystique – de la caméra, les larmes que Nelly LaRoy déclenchent sur commande, et qui signent le début de sa carrière, débouchent in fine sur les pleurs sincères de Manny Torres, et de tout spectateur, tout « cinéphile » digne de ce nom.

Une telle opération permet à Chazelle de conclure sur un parallèle qui cite et entrelace étroitement deux lignes historiques, incarnées par exemple par Cameron d’une part et Godard d’autre part : celle du divertissement technologique à gros budget, à travers un enchaînement de courts extraits du Voyage dans la lune, Tron, Matrix ou Avatar ; celle de la recherche expérimentale, cherchant à creuser la matière de l’image, avec des monochromes bleu, vert ou rouge, ou des abstractions rappelant un fameux trip kubrickien. L’une et l’autre des ces lignes a priori distinctes trouveraient leur point de convergence dans les flux lacrymaux, dans l’émotion esthétique, horizon indépassable du Cinéma. Ce rapprochement pousse à son paroxysme la principale omission d’un film qui prétend revenir au fondement de l’une des plus grandes industries du XXème siècle : les rapports de production.

Il suffit pour s’en convaincre de considérer les rôles accordés aux producteurs Don Wallach (magnat fictif de la tout aussi fictive major Kinoscope) et Irving Thalberg, tous deux inconsistants et sans réel pouvoir, et dont aucune décision n’aura d’impact significatif sur les événements à venir. Alors que l’on s’attendrait à voir à l’œuvre les luttes de pouvoir, entre eux ou face à leurs subordonnés, ou avec les autres institutions de tailles équivalentes, les sphères politique et mafieuse sont notoirement absentes, ou réduites à des personnages sans enjeu – à l’image du parrain McKay, qui semble là uniquement pour justifier la visite d’un colon plus profond encore que celui de l’éléphant, et pour offrir à Tobey Maguire, producteur exécutif, quelques minutes de cabotinage superflu. Cet aveuglement aux structures économiques et sociales qui soutiennent la création de films pourrait être sans conséquence – après tout, on ne juge pas de la qualité d’un film à celle de son matérialisme – si l’enjeu de celui-ci n’était pas précisément de déciller le spectateur sur l’illusion hollywoodienne, pour mieux lui mettre sous le nez le cauchemar derrière le rêve[11] [11] Chazelle escomptait en effet « montrer un monde dont on connaît la version “officielle”, mais surtout représenter ce qui se cache derrière. Bien sûr, il y a l’illusion de Hollywood, l’usine à rêves. Mais il y a bien sûr un côté cauchemar, un côté absurde, burlesque, même grotesque. Il y a tout ça qui existe derrière l’illusion de glamour et d’élégance et que je voulais montrer. » Entretien accordé à France Info, publié le 18 janvier 2023 . Mais alors, en l’absence d’une analyse critique des rouages d’une industrie, que reste-t-il à révéler ? Bien peu, si ce n’est les petites perversités de chacun – ce qui explique là encore les fluides humains et pachydermiques sus-cités.

Une ou deux scènes, pourtant, ouvrent sur ce qu’un autre film aurait pu raconter sur un tel sujet. Trompettiste de génie, Sidney Palmer finit par rencontrer le succès grâce à l’engouement du public pour les films mettant en vedette des musiciens noirs. Problème : sous les sunlights, Sidney paraît trop pâle sur le noir et blanc de la pellicule, et le film risque de faire scandale dans le Sud, donc de faire perdre de l’argent au studio. Sidney se voit alors soumis à un dilemme : se noircir le visage au cirage ou mettre tout l’orchestre au chômage. En une séquence, les liens entre dispositif technique, conditions économiques et racisme structurel se rejoignent pour déterminer un personnage à faire un choix éthique et politique qui, pour une fois, ne paraît pas écrit d’avance.

Difficile d’en dire autant des autres protagonistes, à commencer par Nelly LaRoy. Etrangement, alors que l’histoire d’Hollywood regorge d’actrices au destin brisé pour avoir été traitées comme une marchandise par les studios, Nelly arrive déjà accroc et névrosée – elle entre dans le champ par un accident avec une voiture « empruntée ». L’instabilité du personnage est encore appuyée par une visite à sa mère internée, qui n’a d’autre fonction que de nous signifier lourdement une pathologie héréditaire. Le ver est dans le fruit, et même en mobilisant toutes ses ressources – campagnes promotionnelles, coach privée, réunion mondaine – le studio ne pourra pas sauver Nelly de ses démons : le jeu, la drogue, le sexe. Tiercé gagnant. Le credo de LaRoy – « on ne devient pas star : on est une star ou on ne l’est pas » – résume bien comment les personnages sont réduits à des essences, que mêmes les structures les plus puissantes ne peuvent contrôler. Dès lors, les voici innocentés de leur déréliction.

Et effectivement, en lieu et place d’une ville décadente qui corrompt ses sujets, Chazelle bâtit en réalité un temple à l’individualisme, où chacun peut réussir pour peu qu’il s’en donne les moyens, ou mieux, qu’il soit habité par une vision. Le minimum pour s’extraire de la masse des figurants, troupeau de « clochards drogués » que l’on mate à cheval et à coups de revolver quand ils ont l’outrecuidance de se mettre en grève. Cette vision donc, Manny l’a indubitablement chevillé au corps, lui qui ne veut rien tant que « participer à quelque chose de grand », et qui, à force d’effort et d’astuce, parviendra à s’extraire de sa condition de prolo latino pour devenir la tête pensante de Kinoscope… jusqu’à ce que Nelly le contamine et l’entraîne dans son cycle infernal de dettes et de mauvaises combines. La fin de carrière de Jack Conrad est du même tonneau : star du muet, doté d’une voix suave considérée comme la plus belle du studio, son passage au parlant sera pourtant compromis par un jeu malhabile qui le rend désormais irrésistiblement risible – et dont l’interprétation de Brad Pitt, proche des excès d’Inglorious Bastards, laisse penser que c’est la façon d’être même du personnage. Face à cela, Conrad pourrait travailler, apprendre de nouvelles techniques, diversifier ses effets dramatiques. Non, car comme lui explique Elinor, vigie qui épie de loin les évolutions de cette fourmilière : il est fini, et « c’est comme ça ». Déclin, résignation, suicide. Bang. Comment entrer en empathie, ou simplement témoigner de l’intérêt pour ces blocs monolithiques qui feront de toute façon les mauvais choix, parce que c’est leur nature et qu’on n’y peut rien ?

Revenant à L.A. 20 ans après, Manny découvre que les tragédies vécues par Nelly, Jack et tous les autres ont abouti au chef d’œuvre qu’est Chantons sous la pluie. Drôle de paradoxe que cette citation, puisque dès l’introduction, Stanley Donen s’amuse (et nous avec) de l’écart entre le discours public de Don Lockwood sur la prétendue « dignité » de son parcours artistique et la réalité de ses petits boulots. Dans cette « illusion révélée », rien de pervers pourtant, mais une série de compromissions professionnelles, à laquelle tout salarié désireux de survivre dans une économie de marché peut s’identifier. Et que dire de son célèbre lever de rideau final, si ce n’est que c’est un autre dévoilement qu’il opère : le jeu de doublage imposé par une actrice qui possède les droits sur son image et qui peut, par contrats et avocats interposés, soumettre son producteur à ses doléances et s’accaparer la voix d’une autre. Drôle de paradoxe, enfin et surtout, parce que tout en mettant en scène ces tensions entre acteurs, producteurs ou scénaristes, Donen, ne perd jamais de vue le mot d’ordre d’une des chansons du film : « make ’em laugh ! »

On mesure finalement l’inanité et l’anachronisme d’un projet qui, cinq ans après Weinstein et MeToo, n’a rien d’autre à répandre que de vilains petits secrets, qui font le miel hebdomadaire des tabloïds depuis que les stars existent. Ces derniers, s’ils affichent la même complaisance, ont au moins la décence de ne pas se prendre pour ce qu’ils ne sont pas. Dans cette stratégie d’épandage, foin de transformation philosophale : Babylon s’est arrêté à mi-parcours.

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Babylon, un film de Damien Chazelle, avec Margot Robbie, Brad Pitt, Diego Calva, Jovan Adepo, Jean Smart...

Scénario : Damien Chazelle / Image : Linus Sandgren / Montage : Tom Cross / Musique : Justin Hurwitz.

Durée : 3h09

Sortie française : 18 janvier 2023.