Collectif Ceremony (1/2)

Installation Cinématographique Fantastique

Collectif Ceremony est une installation de cinéma. Il faudrait partir de là. De cinéma, c’est-à-dire, ainsi que le précisait Godard, appartenant et provenant du cinéma. Cela signifie d’abord que le cinéma n’y est pas saisi de l’extérieur – comme objet, qu’il n’y est pas mobilisé comme simple contenu, mais qu’il constitue la matière même à partir de laquelle les différents espaces, leurs lumières, les tableaux et leurs sonorités s’élaborent. Collectif Ceremony regroupe ainsi les supports essentiels qui font exister le cinéma. Parmi ceux-ci, on comptera ceux qui ont fait transité le cinéma, ceux que le cinéma conteste, et ceux qu’il utilise. À la frontière du cinéma comme forme-de-vie et comme technique, les situations et les visions qui nous seront ici proposées signalent aussi des zones de fracture, des champs de tension, entre les appareils qui ont contribué à son jeu à lui, et ceux qui jouent contre lui. C’est ainsi parce qu’il est inséparable de l’histoire des moyens d’enregistrement de l’Histoire que le cinéma se tient, toujours, sur la brèche d’une ambiguïté essentielle.

Inscrire au cœur de l’installation la question de la chasse à l’homme, en la soumettant à la présence des spectres dont le cinéma est chargé, engage celui-ci dans la perspective d’une réflexion sur les relations qu’il entretient avec la violence intrinsèque de la technique sur les corps – singulièrement lorsqu’il s’agit de les surveiller, de les dominer, de les domestiquer. Les films sont-ils les refuges dans lesquels les proies viennent se cacher, ou sont-ils les armes mêmes de la traque ? Que poursuit le cinéma à travers tous ces plans de chasse ? On voudrait que le cinéma rende justice à ceux que la vidéosurveillance a capturés. On souhaiterait que le cinéma parle la langue des justes, et c’est souvent ce à quoi il s’est appliqué. Mais la relation du cinéma à la politique est indirecte et troublée parce qu’elle est hantée. Si bien qu’on ne saurait dire simplement que le cinéma avoue ce que la politique refuse : au-delà d’une politique du cinéma ou du cinéma politique, résiste un espace spectral dont le cinéma témoigne, où les fantômes sont porteurs d’une charge par-delà le bien et le mal, que le geste de l’enregistrement tente d’anticiper. Il y a plusieurs façons de filmer la mort (Bazin), plusieurs façons de filmer un homme traqué. La façon peut être juste, ou abjecte (Rivette, Daney) – le fantôme du référent cinématographique est toujours un peu au-delà, ou en-deçà de la justice des images : il erre. Il faut donc emprunter la voix du prophète (Godard), et raconter l’Histoire du cinéma comme une histoire divine : une histoire qui pourrait juger les fantômes.

Le temps des spectres est ainsi celui où le cinéma répond à ceux que le réel a exposé à l’hypervisibilité des sociétés de clairvoyance, rendant aussi justice à ceux qu’il a lui-même sacrifiés. Le temps des spectres confronte aussi les sujets que nous sommes, sujets-auteurs de cinéma, à l’impossibilité de saisir exactement l’actualité de cette relation entre le cinéma et les technologies de la chasse à l’homme : après que la photographie eut creusé l’abyme de la disparition du référent (Barthes), le cinéma a mis en mouvement et inscrit dans le temps l’épreuve de notre exposition à la présence des spectres – des spectres en chacun de nous. Jusque dans la possibilité que le cinéma permet de nous imaginer déplacés dans cet autre lieu hanté par la mort et par le désir. C’est ainsi parce que le cinéma a, de tout temps, donné naissance au désir de spectres qu’il charrie, dans les films d’aujourd’hui, les fantômes de l’histoire et les fantômes du présent. Reste aux films d’aujourd’hui de choisir s’ils s’engagent ou se replient face au désir de spectres – s’ils s’engagent ou se replient face au désir de cinéma.

Collectif Ceremony – en associant l’histoire des films à la question des techniques de domination – s’implique dans ce désir qui perturbe inévitablement les lignes politiques. Lorsque désirer les spectres suppose de prendre la mesure de notre propre contribution à la chasse au désir, le cinéma réalise quelque chose de ce que l’humanité attend de nous : que nous l’accueillions, jusqu’à l’inhumain, jusqu’à ce que le désir peut avoir d’inhumain. Aimer l’homme jusqu’à l’inhumain en lui est probablement ce qui est en jeu dans la mort du cinéma autant que dans le désir de spectres ; il est arrivé que des hommes s’entendent pour donner la mort. Il est arrivé qu’ils s’organisent pour cela. Et des hommes se sont enfuis. Des hommes se sont mis à courir, que d’autres ont poursuivi. Le cinéma a montré cela – réalisant et conjurant, dans le même geste, la vérité de la chasse à l’homme.

Films rouges

Pour avancer dans Collectif Ceremony il faudrait marcher pieds nus. Et puis, comme Cendrillon chaussant les pantoufles de vair, se risquer à l’état d’exception des talons rouges pour entrer dans le geste d’inversion qui préside à la dialectique de la chasse à l’homme. Mais assez vite, on ne choisit pas : ce sont les spectres qui nous reconnaissent et choisissent pour nous. Le sens de la chasse, et le destin du désir souverain. À l’origine de Ceremony, la nouvelle de Faulkner, Feuilles rouges, dit ainsi qu’aux derniers sursauts de l’esclavage, les maîtres s’assurent de leur descendance par un rituel qui exige que l’esclave ne survive pas à la mort de son maître. La chasse est ici loin du désir. Apparemment, puisqu’elle est d’emblée l’expérience au cours de laquelle l’esclave éprouve le refus de mourir alors qu’il rencontre pour la première fois le sentiment d’une vie libre au cœur de la fuite : « Et il répéta de nouveau : “C’est que je ne veux pas mourir”, d’un ton tranquille, avec un étonnement tardif et profond, comme si c’eût été une chose dont il ne se fût avisé qu’en prononçant ces paroles mêmes, comme s’il ne se fût pas rendu compte auparavant de la profondeur et de l’étendue de son désir ».

Dans Feuilles rouges, il est dit également que « les morts ne doivent pas frayer avec les vivants ». Mais n’est-ce pas précisément ce que le cinéma exige de nous ? Quand la nouvelle de Faulkner signale que la politique de l’esclavage fait entrer les morts et les vivants dans une étrange communication qui est déjà une inversion où celui sur qui pèse la mort est rendu plus vivant que celui qui en décide, le cinéma est la possibilité d’une rencontre entre nos existences et la réalité des spectres parmi nous. De sorte que – dans la chasse comme dans la poursuite – c’est bien la question du sens de l’Histoire qui est posée : sens, orientation, direction – des spectres poursuivant des vivants, des vivants chassant les spectres. C’est ainsi pour prendre la mesure de cette vérité portée par le sens de la chasse qu’une installation précède un film : il s’agira bien ici de marcher, de progresser, de revenir, de se déplacer d’un espace à l’autre – de suivre les traces qui séparent les spectres des spectateurs.

Il est probable que les traces nous mènent au corps d’un homme – à la mort ou à la disparition de tous les hommes que le cinéma a engagés dans une chasse infernale. Du pouvoir des maîtres au corps de l’esclave, des spectres de la domination à ceux de l’histoire (à ceux que l’histoire a vu disparaître), c’est ici le sens historique du cinéma qui est interrogé par la mise en lumière de son sujet sublime et maudit. En provoquant le motif de la chasse, Collectif Ceremony travaille sur la frontière qui sépare le cinéma des techniques de surveillance ; s’introduit dans la zone troublée de la morale des spectres ; prend le risque enfin d’exposer le spectateur à l’ambiguïté fondamentale à l’œuvre dans la procédure de la chasse – à l’endroit où le rapport de force s’inverse. Mais c’est aussi à la rencontre troublante du désir et de la mort que la chasse nous invite – dans sa proximité essentielle et irrésolue avec la poursuite amoureuse.[11] [11] Pour un développement de ces réflexions, nous renvoyons au texte de Mathilde Girard, “le peuple poursuivi” (ndlr).

Mathilde Girard

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« Il y a un art de la chasse qu’il convient d’employer non seulement contre les bêtes, mais aussi contre les hommes qui, nés pour obéir, refusent leur servitude. »

Aristote

Collectif Ceremony est une installation cinématographique
Conçue à partir des matériaux d’écriture
De notre prochain long-métrage
Ceremony

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Une histoire de chasse à l’homme
Et de cinéma fantastique
Avec des aristocrates et des esclaves
La chasse à l’homme
En 1792 comme en 2013
All the time the same old story… (Ian Curtis, Joy Division)

L’HISTOIRE

Au commencement, Les Feuilles Rouges, une nouvelle de William Faulkner :
Quand un Maître blanc meurt
Il doit être enterré avec son cheval, son chien, et son esclave.
L’esclave a le droit de tenter sa fuite
Les Maîtres ont le droit de le tuer
Le mort attend à la porte de la terre
Son chien et son cheval attendent avec lui depuis 5 jours
Car son nègre s’est enfui
C’est la tradition, la famille doit mener la chasse
Et ramener l’esclave fugitif pour qu’il serve
Son maître dans la mort

Alors commencera la Ceremony.

Et puis le cinéma s’empare de la nouvelle de Faulkner
En 2013
Un jeune cinéaste tourne un film
Sur cette histoire de chasse à l’esclave
Tradition que pratiquaient les nobles propriétaires des colonies
Ça se passe en 1792 dans la ville de Barcelone
Un maître blanc est mort
Mais l’esclave s’est enfui
Et s’il court vite dans les ruelles du quartier Gothique
C’est qu’il ne veut pas mourir.

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Descendant d’une famille aristocratique
Anciens propriétaires de plantations à Saint-Domingue
Le cinéaste entendait dans son enfance
Ses grands-parents raconter ce « conte étrange »
Il découvre dans les archives de la famille
Qu’il s’agit non pas d’un conte cruel
Mais d’une tradition
Le cinéaste convainc son frère, sa sœur, et son cousin de jouer dans son film
Lui-même tiendra le rôle du frère du Maître mort
Et tentera de s’opposer à ce rituel de chasse à l’esclave
Le film s’appelle CEREMONY

L’histoire commence dans le château d’un libertin
Proche du Marquis de Sade
Où vient se réfugier une bande de jeunes aristocrates
Fuyant Paris en révolte
Le tournage se poursuit dans le quartier Gothique de Barcelone
Où vit une population venue des territoires lointains
St-Domingue, Haïti, Guinée, Maroc, Pakistan…
Bientôt les fantômes d’hier et les spectres d’aujourd’hui
Vont contaminer le tournage du jeune cinéaste
Brouillant les frontières entre réel, fiction et fantastique.

LA CHASSE À L’HOMME A CECI DE PARADOXAL QU’ELLE DÉSHUMANISE CEUX QUI S’Y LIVRENT, ET PAS SEULEMENT LEURS PROIES.

MÉMOIRE HANTÉE

Nos mémoires sont hantées par des évènements passés qui continuent à diffuser leur lumière dans ce que nous appelons le temps présent.

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Il y a longtemps ces évènements nous éclairaient à travers la peinture, la littérature, la poésie, la philosophie, la musique, la danse, le théâtre. C’était le temps des auteurs. Et puis sont arrivés la photographie, le cinéma, la télévision. Inaugurant le temps des Spectres.

Les spectres ont ensuite inventé de nouvelles caméras, modifiant la définition même d’une caméra et de la vision. La vidéo, la biologie moléculaire, Internet, l’informatique, la révolution numérique. Caméras thermiques, infra-rouge, molécules ADN, logiciels de surveillance… Marx et Freud pensaient que la psychanalyse et le marxisme pourraient venir à bout des fantômes qui hantent les hommes. Mais les progrès de la technologie n’ont pas réduit la présence de ces spectres qui rôdent autour de nous depuis l’Antiquité. Au contraire, ils les ont démultipliés.

Désormais le contemporain est traversé par des milliards d’ondes transportant voix, images, sons, climats, codes numériques, génétiques. Les vibrations des évènements passés entrent en connexion avec celles du présent et de l’avenir, fusionnant entre elles. La technologie est en réalité de moins en moins entre les mains des hommes, et de plus en plus entre celles des spectres. Le statut des images en est profondément bouleversé. Déjà en 1966, Jacques Tourneur écrivait Whispering Chambers, qui devait être son dernier film. Une guerre entre le monde des hommes et celui des spectres :

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Depuis longtemps, je trouve que la façon de concevoir les films dits « d’horreur » est malhonnête, puérile, répétitive. J’ai le sentiment qu’une histoire reposant sur des prémisses simples, documentées, se passant en 1966, avec des ordinateurs et des machines de 1966, ferait terriblement peur aux adultes comme aux enfants. Je crois que le grand film d’horreur n’a pas encore été fait et qu’il a un potentiel illimité au box office.

La véritable minorité sur cette terre est celle des vivants : les milliards d’êtres que nous sommes. Cette minorité-là va engager dans le film une guerre contre cette armée bien plus puissante qu’est l’Armée des Morts. Nous engagerons cette guerre avec des ordinateurs, des rayons lasers, des capteurs à infrarouges et des appareils d’enregistrements à ultra-sons.

Jacques Tourneur, 1966

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CINÉMA

Notre installation est un hommage à l’Histoire du Cinéma.
C’est pourquoi il faut garder à l’esprit
Que le cinéma n’existe pas, n’est pas un objet
Mais une foule de spectres et de traces
Mémoires et promesses de résurrection
De retour, de répétition, d’avenir.

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COLLECTIF

Parce que la chasse à l’homme
Est une activité collective
Nous avons invité quelques amis
À participer à cette installation
Pour croiser les disciplines
Les supports et les techniques

Ulysse Klotz, musicien
Mathilde Girard, philosophe
Frédéric Neyrat, philosophe
Grégoire Chamayou, philosophe
Raya Martin, cinéaste (Philippines)
John Gianvito, cinéaste expérimental (Etats-Unis)
Santiago Fillol, cinéaste (Catalogne)
Chris Fujiwara, critique, directeur du Festival d’Edimbourg
BLOW-UP Arte.tv.fr, site internet

Et la participation de
Vincent Macaigne, Louis Garrel, Adèle Haenel, Siliva Costa, Laetitia Spigarelli, DeLaVallet Bidiefonda, Ella Ganga, Dieudonné Niangouna,…

VOIR CE QUE LES CHASSES À L’HOMME ONT PRODUIT DANS NOS IMAGINAIRES À TRAVERS L’HISTOIRE DU CINÉMA

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CINÉMA

Des histoires
De brebis galeuses et d’hommes loups
De chasses aux peaux rouges
De chasses aux peaux noires
De chasseurs et de chassés
De meutes et de lynchages
De chasses policières
De chasses aux amants
De chasses aux juifs
De chasses aux hommes illégaux
Telles qu’elles sont montrées
Dans une galaxie des films muets, films d’horreurs, policiers, séries B, films de zombies… de 1927 à 2012 Murnau, Lang, Hitchcock, Tourneur, Renoir, Chaplin, John Ford, Robert Wise, Sam Fuller, John Woo, Weerasekathul, Friedkin, Jess Franco, Peter Watkins, Victor Halperin, Sergio Sollima, Kiyoshi Kurosawa, Peter Collonson, Ruggero Deodato, Ted Kotcheff, Mel Gibson, Fassbinder, Straub et Huillet, De Sica, Tarkovski, Arthur Penn, Raoul Walsh, Yves Boisset, Melville, Samuel Beckett, Werner Schroeter, Béla Tarr, Pasolini, Nicholas Ray, Godard, Fassbinder, John Carpenter…

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UNE DÉFINITION :

SELON LA FORMULE D’ARISTOTE, SONT ESCLAVES PAR NATURE CEUX QUI SONT « AUSSI ÉLOIGNÉS DES AUTRES HOMMES QU’UN CORPS L’EST D’UNE ÂME ET UNE BÊTE SAUVAGE D’UN HOMME ». CE QUI LEUR EST REFUSÉ, C’EST MOINS L’APPARTENANCE À L’ESPÈCE HUMAINE QUE LA PARTICIPATION À LA MÊME FORME D’HUMANITÉ QUE CELLE DE LEURS MAÎTRES.

L'installation Collectif Ceremony sera inaugurée le 19 avril à Copenhague, à l'occasion du festival CPH PIX 2013. Elle sera présentée à Paris, au 104, l'automne prochain.

Nous remercions amicalement Nicolas Klotz, Elisabeth Perceval et Mathilde Girard pour nous avoir confié ces textes.