Driving Off the Map [1/3]

Une analyse formelle de Metal Gear Solid 2

par ,
Arthur Godard,
le 1 septembre 2021

Driving Off the Map, sous-titré “A Formal Analysis of Metal Gear Solid 2”, est un long article publié par James Clinton Howell en 2007 sur son propre site Internet, Deltahead Translation Group. Ce texte, dont nous proposons une traduction, a connu un certain succès sur Internet, proposant une analyse formelle de Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty, en insistant particulièrement sur la relation complexe qu’entretiennent Metal Gear Solid et Metal Gear Solid 2, le deuxième jeu étant considéré comme une déconstruction du premier et des attentes qu’il a suscité. James Clinton Howell est l’auteur d’autres articles consacrés aux jeux vidéo, ainsi que d’un certain nombre de vidéos commentées où il prolonge ses réflexions, avec un entrain et une légèreté caractéristiques – « We’re having fun here, not building a truck », dit-il dans sa vidéo la plus célèbre.

Contrairement à James Howell, nous ne nous adressons pas à un public familier de Metal Gear Solid 2, et nous voudrions tout d’abord présenter rapidement Metal Gear Solid et Metal Gear Solid 2, les deux jeux dont il sera question dans la suite du texte. Nous avons par ailleurs ajouté quelques de notes de bas de page venant contextualiser des éléments de l’intrigue afin de rendre plus compréhensible l’analyse de Howell.

Metal Gear est une série de jeux vidéo d’infiltration et d’action où le joueur incarne un soldat d’élite devant s’infiltrer dans des bases secrètes afin d’empêcher des actions terroristes tout en déjouant des conspirations. Le joueur enquête le plus souvent sur une arme secrète, le « Metal Gear », un robot bipède ayant la capacité d’utiliser des armes nucléaires. La majorité des jeux de la série sont écrits et dirigés par Hideo Kojima, qui a toujours revendiqué ces jeux comme les siens, se présentant comme leur auteur. Il faudrait dès maintenant nuancer cette dimension en rappelant que Kojima n’a jamais été le seul auteur de ces jeux, pas plus que le seul scénariste (les conversions « codec » des trois premiers jeux ont par exemple été écrites par Tomokazu Fukushima). Des différends artistiques et commerciaux avec le studio de développement Konami ont poussé Hideo Kojima à abandonner la série après la sortie de Metal Gear Solid V : The Phantom Pain, sorti en 2015.

Dans Metal Gear Solid, sorti sur PlayStation en 1998, le joueur incarne Solid Snake, le clone d’un ancien soldat d’élite nommé Big Boss, et doit infiltrer la base secrète de Shadow Moses afin d’empêcher un groupe de terroristes de prendre le contrôle d’un nouveau modèle de Metal Gear, Metal Gear Rex. Snake y rencontre deux ennemis centraux de la série, qui reviendront dans Metal Gear Solid 2 : Revolver Ocelot, un ancien soldat russe devenu mercenaire, et Liquid Snake, un autre clone de Big Boss, c’est-à-dire, génétiquement, le frère jumeau de Solid Snake. Le Metal Gear est détruit, Liquid est tué, mais Ocelot, gravement blessé, survit. C’est donc tout naturellement qu’il devient l’un des antagonistes de Metal Gear Solid 2, sorti à la fin de l’année 2001 sur PlayStation 2.

Le joueur y incarne d’abord Solid Snake, le « héros de Shadow Moses », qui travaille désormais pour une organisation anti-Metal Gear. Il infiltre un pétrolier qui navigue sur l’Hudson River, à New York, dont on apprend vite qu’il appartient à l’armée américaine. Ce pétrolier sert de couverture à la fabrication d’un nouveau Metal Gear, Metal Gear Ray, une version améliorée de Metal Gear Rex, amphibie et plus mobile, que Snake doit photographier. La première séquence voit Snake sauter du pont George Washington, la nuit, sous une pluie battante. Son atterrissage sur le tanker est spectaculaire, le révélant littéralement par un défaut de sa combinaison de camouflage optique. Le pétrolier est rapidement pris d’assaut par un groupe de terroristes, ainsi qu’Ocelot, qui se révèle être « possédé » par Liquid, le bras de ce dernier ayant été greffé à la place de celui d’Ocelot. Le pétrolier est coulé par Ocelot qui laisse Snake pour mort et s’enfuit avec le Metal Gear. Deux ans plus tard, une structure nommée « Big Shell » (« Grosse Coquille »), est construite autour du lieu où le tanker a coulé. Big Shell une plateforme de nettoyage venant protéger la ville de New York des importants dégâts écologiques causés par la destruction du tanker. Lors d’une visite présidentielle, Big Shell est prise d’assaut par un autre groupe terroriste : un nouvel agent, nommé Raiden, que le joueur contrôle pendant le reste du jeu, est envoyé pour régler la situation, et notamment pour libérer le président des Etats-Unis, pris en otage par les terroristes. Parmi les terroristes se trouve Ocelot, toujours possédé par Liquid, ainsi qu’un troisième clone de Big Boss, Solidus Snake, l’ancien président des Etats-Unis. Neutralisant un à un les leaders du groupe terroriste, Raiden comprend petit à petit qu’il a été manipulé : les terroristes ont en réalité été envoyés sur place par une organisation secrète, les Patriots ; Big Shell cache en réalité un sous-marin nucléaire, Arsenal Gear ; les membres de son équipe sont en réalité des intelligences artificielles qui le manipulent. Toute cette opération était en fait un plan orchestré par les Patriots afin de faire de Raiden un soldat d’élite aux capacités égales à celles de Solid Snake. C’est aussi l’occasion, pour les Patriots, de tester leurs capacités de « création de contexte », c’est à dire leur capacité à créer de toutes pièces des évènements de grande envergure. Il est cependant également révélé que le véritable Solid Snake n’est pas mort dans l’attaque du tanker, mais bien vivant : il s’est infiltré en même temps que Raiden au sein de Big Shell et cherche à lutter contre les Patriots. Solid Snake part à la poursuite d’Ocelot et des Patriots alors qu’Arsenal Gear s’écrase contre la ville de New York : une fois Solidus Snake vaincu par Raiden, celui-ci abandonne le combat pour retrouver sa fiancée, Rose, laissant Solid Snake à son combat contre des forces obscures.

On pourra déjà remarquer le jeu de répétitions et de différences entre les deux jeux : l’article de James Howell propose de l’analyser en détail, soulignant la relation formelle [11] [11] Le terme « form » revient régulièrement chez James Howell. Comme il l’a précisé récemment dans un de ses book talks, il entend par ce terme la manière avec laquelle l’organisation ou la structure d’une œuvre d’art décrit plus précisément l’expérience ou la situation que le contenu de l’œuvre présente au premier abord. Dans le cadre de cette analyse, il entend donc montrer que la forme de Metal Gear Solid 2 approfondit la sensation déceptive et contre-intuitive que le récit du jeu met déjà en scène : le fait d’être manipulé et trompé par ce en quoi nous avions pourtant confiance. (Toutes les notes sont des traducteurs.) que les deux jeux entretiennent. Si nous proposons une traduction de cet article déjà quelque peu daté, c’est qu’il nous semble proposer une analyse rigoureuse qui peut donner un bon aperçu de ce qu’un travail critique portant sur un jeu vidéo comme Metal Gear Solid 2 peut atteindre. Il ne s’agit pas de prendre trop au sérieux les propositions de Hideo Kojima, mais de considérer que l’étrangeté de ses jeux n’entre pas en contradiction avec la possibilité de proposer une réflexion théorique sur le jeu vidéo, ou même sur des problèmes humains plus larges (la série des Metal Gear aborde en effet des thèmes larges comme l’héritage, l’histoire, la guerre, la famille…). C’est aussi parce qu’ils sont étranges, bancals, parfois incompréhensibles que ces jeux nous fascinent, et qu’ils peuvent atteindre une autre profondeur : il faut faire avec, sans les considérer plus intelligents qu’ils ne sont, mais sans les traiter avec condescendance.

James Howell ne fait pas qu’écrire sur les jeux vidéo, il est aussi poète, et cela explique peut-être pourquoi sa langue fut parfois difficile à traduire. Nous avons conservé un certain nombre de mots anglais, soit parce qu’ils sont courants dans le vocabulaire qui décrit les jeux vidéo (« level design », etc.), soit parce qu’il était difficile de trouver un équivalent satisfaisant. Nous pensons notamment aux termes qu’il utilise pour décrire les différentes « Maps » qui, par leur négation, structurent Metal Gear Solid 2. Le terme, en effet, décrit plus qu’une simple carte, mais bien la structure abstraite qui régit différents éléments du jeu. De la même manière, le titre de l’article est un jeu de mot intraduisible : « Driving Off the Map » signifie littéralement « conduire hors de la carte », mais l’expression « Drive off » signifie également « repousser », « chasser » ; il s’agit donc de décrire comment Metal Gear Solid 2 quitte la « Map », littéralement et conceptuellement. Nous espérons avoir réussi, malgré tout, à rendre le texte compréhensible tout en conservant en partie le style de Howell. Nous espérons que cette nouvelle actualité offerte au texte fera découvrir les autres articles publiés sur son site Deltahead Translation Group, ses vidéos YouTube, et nous invitons bien entendu nos lecteurs curieux à découvrir les jeux de Hideo Kojima, du Metal Gear original de 1987 à son dernier jeu vidéo à ce jour, Death Stranding, sorti en 2019.

Préface

En novembre 2001, je vivais dans une caravane sans eau courante depuis presque un an. La caravane était posée sur des blocs de béton qui s’enfonçaient inégalement dans le sol d’une forêt subtropicale à une heure de route de Tampa. Je travaillais dans les équipes d’entretien paysagistes autour de chez moi : un camp d’été presbytérien que la rivière Alafia inondait parfois quand venait le temps des tempêtes passagères.

Je voulais savoir quelle forme prendrait mon esprit sans la furie de la télévision. En dehors de mes collègues et des amis qui me rendaient visite, je passais ces journées avec le chien de quelqu’un d’autre, mes livres et ma machine à écrire, et une radio tellement empruntée qu’elle était presque volée.

La plupart du temps c’était une belle façon de vivre.

Ce mois-ci j’ai accepté l’invitation d’un ami qui me proposait de jouer à Metal Gear Solid 2 dans son appartement. Nous étions quatre, on s’est marrés toute la nuit à faire les chapitres du Tanker et de la Plate-Forme Pétrolière, et j’ai défait Solidus Snake à sept heures du matin. Mes amis respiraient bruyamment sur le sol et sur le canapé, ils laissaient pousser leur barbe de trois jours, rêveurs. Les stores découpaient la matinée en petites planches de lumière qui s’empilaient à travers la fumée des cigares froids.

Si des jeux comme MGS2 sont possibles, décidai-je, alors ce médium vaut le coup d’être redécouvert.

Je reste ouvert à la possibilité de choisir une meilleure façon de vivre. Néanmoins, pendant les six dernières années, je me suis tourné vers les jeux vidéo.

Ce n’est pas mon plus grand trésor. La Poésie l’emporte à ce sujet. Mais ils ont été cruciaux dans ma vie d’adulte. Ma fiancée et moi nous sommes rencontrés à travers ce hobby commun, et le médium m’a accompagné dans deux de mes carrières.

Je ne dis pas une banalité lorsque je dis que MGS2 a changé ma vie.

J’ai écrit cette analyse en tant que partie d’un article plus vaste explorant comment les jeux vidéo peuvent faire bon usage des techniques de narration postmodernes. Cependant, je veux me joindre aux festivités en l’honneur des 20 ans de Metal Gear, malgré le fait que je sois installé en Caroline du Sud. J’ai coupé la partie la plus longue, des branchies à l’intestin, pour vous servir ce petit filet.

On reproche souvent à Hideo Kojima de réaliser des films interactifs plutôt que des jeux vidéo, et ceux qui se précipitent à sa défense finissent souvent par invoquer le mot « génie » comme un totem. Dans cet article, j’ai décrit l’ordre formel que je vois dans MGS2 – un ordre qui n’apparaît qu’à travers son médium spécifique. Je ne suis pas de ceux qui font l’apologie du génie de Kojima, mais une analyse formelle de MGS2, prenant en compte son récit et ses thématiques, révèle une organisation brillante.

Cet essai emprunte la perspective de l’expérience d’un joueur immédiatement après la sortie de MGS2. Le jeu est sur le marché depuis six ans, et ses rebondissements sont maintenant bien connus. Savoir d’avance à quoi s’attendre réduit l’impact formel de MGS2. J’ai donc rédigé la description du récit et de l’expérience du joueur au passé [22] [22] Nous avons fait notre possible pour conserver l’usage du passé dans notre traduction, mais il nous a souvent fallu trahir cette intention de l’auteur et préférer l’usage du présent. .

J’espère que cet article peut aider à défendre MGS2 de ses détracteurs qui n’y voient rien d’autre que des bras qui parlent et des vampires bisexuels.

Joyeux 20ème anniversaire, Snake.

(Et Raiden aussi.)

James Clinton Howell, Juillet 2007

Terminologie

L’écriture critique consacrée à n’importe quel média nécessite un langage spécifique pour décrire les qualités spécifiques de ce média, et j’ai défini quelques termes pour constituer le langage critique de cet article.

« Acteur » correspond à un personnage de jeu vidéo supposément contrôlé par le joueur. « Personnage » correspond à l’identité d’une figure fictionnelle dans le contexte narratif du jeu. Tous les acteurs de MGS2 sont des personnages, mais seulement deux personnages sont acteurs.

Par extension, je fais la distinction entre les « Objectifs du Joueur » et les « Objectifs de l’Acteur ». Les premiers correspondent à la demande littérale du jeu envers le joueur afin d’achever les objectifs du jeu, y compris les manipulations matérielles (hardware) et les actions in-game qui en résultent. Les seconds correspondent aux responsabilités de l’acteur dans le contexte narratif et à leur manière de façonner le récit.

Le jeu vidéo Ms. Pacman illustre bien comment l’Objectif du Joueur et l’Objectif de l’Acteur, traditionnellement, s’opposent et se complètent. Le joueur doit manipuler le joystick pour guider Ms. Pacman à travers une série de labyrinthes, tout en évitant les fantômes et en mangeant des petites billes. Dans son contexte narratif, Ms. Pacman doit survivre à sa traversée du labyrinthe et se nourrir. Ms. Pacman illustre comment l’Objectif de l’Acteur remplit l’Objectif du Joueur, puisque le succès du joueur garantit le succès de l’acteur.

Le jeu sépare en deux la récompense : le joueur augmente son score, et Ms. Pacman peut vivre (et manger) une nouvelle fois. Ms. Pacman n’a rien à faire du score du joueur, le joueur n’a rien à faire de la survie de Ms. Pacman. Il peut quitter la salle d’arcade sans regretter ses multiples morts, et elle, en revanche, n’est pas plus heureuse quand il obtient le high score.

Cependant, les deux récompenses se complètent. La survie de Ms. Pacman est la garantie de l’augmentation du score du joueur. L’augmentation du score du joueur lui permet d’obtenir un 1up, offrant à Ms. Pacman un nouvel élan désespéré.

« Littéral » correspond à une activité réelle liée à la manipulation des contrôles du jeu par le joueur, ou de la technologie qui fait fonctionner le logiciel du jeu. « In-game » correspond à toute activité virtuelle qui se déroule au sein du contexte fictionnel du jeu. « Jouabilité » correspond à la somme des actions littérales et in-game.

Un joueur agit littéralement lorsqu’il utilise la manette, et ses actions littérales ont des conséquences in-game. Quand un jeu dit au joueur « Appuyez sur A pour courir », le joueur appuie littéralement sur A, et il court in-game, à travers son acteur. Ces actions réunies composent la jouabilité.

« Narration » correspond aux moyens par lesquels le jeu présente son histoire au joueur. « Récit » correspond à l’histoire, les personnages, et l’univers fictionnel du jeu. La jouabilité peut tenir lieu de narration quand les actions du joueur créent le récit ou y sont liées, mais la jouabilité ne peut pas être le récit.

« Réel » correspond aux éléments formels et narratifs qui influent sur l’expérience du joueur. Tout travail créatif attend de son public qu’il participe à une forme d’illusion, et la critique, par conséquent, traite les personnages et événements fictionnels comme s’ils existaient réellement. Nous avons tendance à décrire les jeux vidéo comme une « réalité virtuelle », mais cette catégorisation vague appauvrit la critique de jeu vidéo. Une terminologie plus subtile est donc nécessaire afin de faire la différence entre la réalité matérielle et la réalité virtuelle, et c’est pourquoi cet article adopte les termes spécifiques définis ici afin d’examiner la cohérence entre les différentes parties du jeu. La jouabilité naît des actions littérales et in-game, et la narration naît des Objectifs du Joueur et de l’Acteur.

« Historique » correspond aux événements et aux personnes qui existent hors de la réalité du jeu. Le rôle du joueur, en tant qu’alter ego de l’acteur, le situe dans la réalité du jeu, mais il existe historiquement hors du jeu.

« Forme » correspond à la manière qu’a le jeu de former sa narration à travers sa jouabilité, son level design, sa représentation de l’espace, ses couleurs, ses motifs, et l’intégration du joueur au jeu.

Allons-y.

I. Maps

Commençons avec une nouvelle de Jorge Luis Borges.

Il était une fois un vaste empire dont les cartographes dessinèrent une carte si détaillée qu’elle recouvrait chaque pouce de la terre. La carte s’usa et s’écailla tandis que l’empire déclinait, jusqu’à ce qu’à la fois l’empire et la carte disparaissent.

Le philosophe Jean Baudrillard modifia la fable. Borges avait basé la carte sur l’empire, mais Baudrillard proposa de commencer avec la carte et de supposer la présence d’un empire afin de composer avec le fait qu’aucun empire n’existe.

Une carte est une métaphore – un signe. Elle suppose que quelque chose de plus que la carte existe.

Une carte peut être dangereuse. Nous avons tendance à voir ce que nous sommes préparés à voir, et les cartes créent des attentes. Un voyageur peut errer pendant des heures quand il croit plus une carte fausse que les indications de la population locale.

MGS2 créé sa forme en utilisant son médium spécifique et trois cartes – trois réseaux d’attentes de la part du joueur. Le jeu utilise la Series Map, dans laquelle le joueur s’attend à ce que MGS2 se joue et fonctionne de la même manière que le premier Metal Gear Solid. Après l’échec de la Series Map, MGS2 utilise la Scenario Map, dans laquelle le joueur s’attend à retrouver les scènes centrales et la catharsis qu’il avait rencontré dans MGS1. Dans le même temps, le jeu utilise la Solid Map, dans laquelle le joueur s’attendait à adopter le rôle fictionnel du héros de MGS1, Solid Snake.

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MGS1 servait de feuille de route au joueur, et MGS2 réarrange sélectivement ses repères familiers afin de perturber son sens de l’orientation. Des visions familières y invitent le joueur à attendre la même forme que MGS1 – une structure d’échec et de rédemption – mais elles ne le guident pas vers la destination prévue. A travers ces frustrations, le joueur rejouait le tracé du jeu autour de son thème central. Dans le fond comme dans la forme, MGS2 déclare que nous ne devons pas nous laisser guider par nos souvenirs face à des situations en apparence similaires à celles déjà présentes dans notre mémoire culturelle.

II. La Series Map

La plupart des suites obéissent à leur « Series Map » propre. D’un point de vue économique, les suites ne sont pas sans rappeler les rituels de fertilité : le fils prodigue revient, s’entoure de nouvelles gerbes de fleurs numériques, et le succès est ravivé une nouvelle fois. Le marché conspire avec les intérêts financiers, et les joueurs attendent de ces rites annuels qu’ils respectent la tradition. Les joueurs de MGS2 savaient qu’ils joueraient à la suite de Metal Gear Solid, le Jesus Christ Superstar de la première PlayStation.

MGS2 distord le rituel, car le jeu savait que le joueur savait que MGS2 était la suite de MGS1. Il connaissait les attentes du joueur : incarner le super-espion Solid Snake ; découvrir et détruire l’éternelle machine apocalyptique, Metal Gear ; révéler et résoudre le mystère des conspirations ; amener Solid Snake vers sa rédemption, le sachant impliqué dans ces mêmes conspirations ; combattre des terroristes dirigés par des super-soldats d’élite ; enfin, éviter d’être détecté afin d’accomplir ses Objectifs de Joueur.

Le Chapitre du Tanker encadre les deux premières heures de MGS2. Solid Snake enquête sur un faux pétrolier qui sert de couverture à la dernière incarnation du Metal Gear, un tank nucléaire classé top secret. Les terroristes prennent le contrôle du navire. Snake narre cette ouverture avec le ton du recul et du découragement, se souvenant de son échec, mais aussi de sa rédemption, et de sa persévérance dans MGS1.

Les vidéos promotionnelles montraient Solid Snake se frayant un chemin, arme à la main, dans le Chapitre du Tanker. On pouvait voir Snake combattre un avion de chasse depuis le sommet du pont George Washington, et quelques entretiens laissaient supposer que MGS2 se passerait au sein de la ville de New York. La démo de MGS2 rendait la première moitié du Chapitre du Tanker disponible, concrétisant l’idée que le jeu serait un MGS1 plus ambitieux. Quand le jeu sortit enfin, l’arrière de la jaquette montrait Solid Snake en action, accompagné d’un ninja cyborg rappelant un personnage emblématique de MGS1, Gray Fox.

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La carte se froissait dans nos mains.

III. Refuser la Series Map

Et nous avons sauté d’une falaise.

Le Chapitre du Tanker refuse au joueur l’accès aux récompenses que MGS1 lui avait appris à attendre. Snake ne combat pas de super-soldats – seulement une femme enceinte sans pouvoirs particuliers, armée exclusivement d’un pistolet [33] [33] Il s’agit d’Olga Gurlukovich, la fille d’un leader terroriste et un des personnages centraux de Metal Gear Solid 2 : c’est elle qui, plus tard, se déguise sous les habits de Gray Fox, le ninja de Metal Gear Solid. . Il découvre le nouveau Metal Gear, mais les ennemis de MGS1 arrivent alors avec les terroristes, volent le véhicule, et semblent tuer Snake.

Le Chapitre du Tanker se termine comme une version miniature du cliffhanger de MGS1. MGS1 avait déjà abandonné le joueur sur un mystérieux coup de téléphone entre le conspirateur central, Ocelot, et le Président des États-Unis. Le Chapitre du Tanker se termine avec Ocelot appelant le Président depuis l’intérieur du Metal Gear, en l’informant que tout s’est passé comme prévu.

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Le Chapitre du Tanker inverse les tropes dramatiques et les tropes de jouabilité habituels de la série des Metal Gear. Les acteurs doivent habituellement se procurer leurs armes sur le terrain, et ne peuvent pas récupérer les armes des ennemis abattus. Cette fois Snake commence sa mission avec un pistolet tranquillisant, et il récupère un pistolet en battant le seul boss du Tanker. Ces renversements changent la relation formelle entre l’acteur et le joueur dans MGS2. Dans les autres jeux Metal Gear, l’acteur doit compter sur le joueur pour obtenir des armes, alors que le Chapitre du Tanker ne donne au joueur accès aux armes in-game qu’à travers la clairvoyance et l’ingéniosité de Snake dans le récit. Le joueur contrôle moins Snake en tant qu’acteur, et ce sont les décisions de Snake en tant que personnage qui déterminent l’éventail d’actions possibles pour le joueur.

MGS2 inverse le modus operandi de MGS1 – l’infiltration. Ocelot attire Snake à bord du tanker dans le but spécifique de photographier Snake et rendre sa présence publique. L’infiltration de Snake dans l’île de Shadow Moses dans MGS1 est désormais connue de tous, et Snake, en conséquence, est devenu un héros ; ici, Ocelot rend publique la présence de Snake sur le Tanker afin de le faire passer pour un terroriste.

MGS2 lie cette jouabilité d’infiltration avec des révélations narratives qui viennent, à terme, surligner cette ironie. Quand le joueur fait en sorte que Snake tue un garde en patrouille, il doit cacher son corps afin que d’autres gardes ne le voient pas et ne deviennent pas méfiants. Le joueur peut alors porter le corps et le cacher dans un casier. S’il tue un garde sur le pont du navire, le joueur est alors en mesure de demander à Snake de jeter le garde par-dessus bord. Des photos de Snake jetant les soldats inanimés dans la rivière faisaient ensuite surface, accompagnées d’autres photos incriminantes, le dépeignant en terroriste.

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MGS2 prolonge le concept central de la jouabilité de MGS1 – son élément formel de base – pour créer un nouvel Objectif de Joueur : cacher les gardes morts. Ce prolongement semble au premier abord affirmer la Series Map. Cependant, lorsque le joueur obéit à des Objectifs de Joueur cohérents formellement, Snake manque à ses Objectifs d’Acteur sans obtenir la rédemption qu’il avait obtenu dans MGS1.

IV. Perdre à Metal Gear Solid

MGS1 désynchronisait les Objectifs du Joueur et ceux de l’Acteur. Snake échouait régulièrement à atteindre son but alors que le joueur jouait correctement à MGS1. Le Metal Gear s’activait au lieu d’être rendu hors-service quand le joueur réussissait la séquence des cartes PAL. De la même manière, bien que le joueur réussissait à vider la jauge de vie du radôme attaché au Metal Gear Rex, MGS1 soutirait à Snake sa victoire attendue, lorsqu’un guerrier plus puissant le détruisait pour lui.

MGS1 contrebalançait les échecs de Snake par des victoires équivalentes. Le joueur faisait l’expérience de catharsis efficaces, mais retardées. Snake, par inadvertance, tuait deux otages en partageant une pièce avec eux, mais accompagnait également Meryl et Otacon dans des situations extrêmes auxquelles ils n’auraient sans doute pas survécu seuls. Sniper Wolf emprisonnait le joueur une fois celle-ci vaincue, et Snake la tuait plus tard, quand le joueur l’avait vaincu dans des circonstances similaires. MGS1 donne suite à l’amère victoire de Snake contre le radôme de Rex en lui offrant l’opportunité de détruire pour de bon la machine. Même les deux fins de MGS1 (la bonne, et la mauvaise) se complétaient entre-elles, et affirmaient le schéma de l’échec et de la rédemption : si Snake échouait à sauver Meryl, le joueur pouvait charger une sauvegarde vierge et essayer de la sauver lors d’une nouvelle partie.

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MGS2 refuse au joueur toute opportunité d’éviter l’échec de Snake lors du Chapitre du Tanker. Il donne à Snake des objectifs fallacieux et le laisse pour mort, noyé, malgré le succès du joueur. Le seul membre de l’équipe radio de Snake, Otacon, hurlait le nom de Snake lors des derniers moments de Chapitre du Tanker – une référence acoustique aux échecs du joueur dans MGS1 et MGS2.

Le joueur apprend plus tard que Solid Snake a survécu au Chapitre du Tanker afin d’apparaître dans le segment le plus conséquent du jeu, le Chapitre de la Plate-Forme. Cependant, le retour de Snake se fait hors du contrôle du joueur, un départ drastique de la Series Map. Le joueur contrôle un nouvel acteur : Raiden.

Cette trahison spécifique de la Series Map déclencha une réaction outragée, et légendaire, des joueurs, à la fois envers Raiden et MGS2.

MGS2 change un certain nombre de détails visuels et sonores afin de disjoindre le Chapitre de la Plate-Forme de la Series Map. Si Snake mourait sous le contrôle du joueur pendant le Chapitre du Tanker, l’écran devenait noir, et le joueur voyait apparaître l’écran de mort de MGS1 enveloppé de l’ancien thème musical de la mort de Snake. Si Raiden meurt cependant, l’écran génère un flash blanc, et le joueur voit apparaître un écran de mort fait d’une interface étrange enveloppée d’un aplat sonore brutal issu d’un synthétiseur. La musique de fond rendait clair que le combat contre Olga Gurlukovich, durant le chapitre du Tanker, était bien un combat de boss, et cette musique contenait des variations sur le mémorable thème de poursuite de MGS1. La musique de fond des affrontements de Raiden contre les boss diffère singulièrement, effaçant toute référence acoustique à MGS1.

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Ces corruptions forcent le joueur à abandonner la Series Map. Le tissu de la carte n’est pas totalement détruit, mais, comme celle de l’empire flétrissant, elle promet moins qu’auparavant. Le Chapitre de la Plate-Forme se concentre autour des attentes persistantes des joueurs, après le refus catégorique d’un retour de l’expérience de MGS1 tel quel.

Ces attentes forment la Scenario Map.

Toutes les illustrations sont issues de Metal Gear Solid et Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty.