Dune, Denis Villeneuve

Aplats

par ,
le 22 septembre 2021

dune2.jpg

La tendance de Denis Villeneuve à élargir et désertifier tous les espaces qu’il filme devait trouver dans le roman de Frank Herbert sa matière la plus appropriée. Lui qui avait transformé le monde fourmillant et néonesque du Blade Runner de Ridley Scott en une collection de plaines orangées et de décors aussi vastes que vides « dunisait » déjà les mondes hébergeant ses récits. Des silhouettes se détachant sur les horizons sablés de la frontière américano-mexicaine dans Sicario aux vaisseaux verticaux planant au-dessus de la prairie sans relief de Premier contact, toute sa plastique visuelle tient en un paysagisme à la fois monumental et minimaliste qui ne pouvait que s’épanouir au contact du monde de Dune, où l’infini désert est par endroits fendu par des rocs, des vers ou des astronefs. Et ce n’est pas le seul écho que le roman rend à son répertoire d’obsessions. Le drame des enfants perdus, esquissé ici mais central dans la seconde partie du livre qu’il reste à adapter, était déjà au cœur d’Incendies (la trame œdipienne autour du fils disparu ressurgissant en bourreau), de Sicario (la fille de Benicio del Toro plongée dans l’acide par les cartels), de Premier contact (l’enfant dont la mort est connue avant même qu’il ne naisse) et de Blade Runner 2049, où l’enfant né d’androïdes est séparé de ses parents. Les visions anticipatrices qui charpentent Premier Contact tiennent un rôle similaire dans Dune, où elles prennent une forme encore plus sirupeuse – ralentis et nimbes dorées – que n’arrangent pas les basses toujours aussi lourdes de la musique de Hans Zimmer. Enfin, les hécatombes du livre alimentent l’angoisse villeneuvienne de la guerre généralisée, même si la violence crue d’Incendies et de Sicario s’est ici sublimée : les impératifs propres aux super-productions ont remplacé les rangées de corps mutilés par des morts fort pudiques. Toutes ces adéquations font de Dune une adaptation très fidèle à la lettre du roman, qui synthétise avec adresse un univers narratif pourtant touffu – le seul véritable changement concerne le personnage de Liet Kynes, qui d’homme blanc est devenu femme noire.

Peut-être faut-il voir dans cette unique modification le moyen de tempérer le virilisme et l’orientalisme dont le film ne se départit pas plus que le livre. À l’heure où Marvel et DC pratiquent le feminism-washing (Black Widow ou Wonder Woman), où la franchise Star Wars transforme Chewbacca en vegan et où Black Panther célèbre un héros noir sans pour autant remettre en cause les présupposés technologiques ayant fondé le pillage colonial, ce Dune ne s’embarrassant guère d’aggiornamento peut étonner. Qu’il assimile avec une telle insistance le peuple des sables des Fremen à toutes les populations arabes et africaines est même curieux, comme s’il avait fallu à la fois « respecter » le dit d’Herbert – qui truffe leur parler d’un lexique pseudo-arabisant et fait de son héros un Lawrence d’Arabie galactique, guidant des groupes tribaux dans leur reconquête du désert contre l’empire – et déjouer cette identification par une sorte d’orientalisme élargi, qui, sans trop de fondements logiques ou livresques, englobe dans un même groupe toutes les couleurs de peau qu’un impensé colonial associe au soleil et au sable. Sans doute le choix du fluet Timothée Chalamet pour incarner Paul Atréides obéit-il à un même principe vaccinal : inoculer du malingre pour s’immuniser contre le « masculo-martialisme » suant néanmoins de chaque image.

Un tel équilibrisme embarrassé n’a rien de nouveau à Hollywood. Mais, dans le cas de Dune, il écarte l’acrobatie intellectuelle propre à Herbert, qui tentait d’introduire une zone grise au sein de sa trame épique en brouillant le manichéisme du conflit Atréides-Harkonnen par des zestes de machiavélisme bien compris. De même, la théologie de la libération fondant le récit du « Lisan al-Gaib » (Paul devenu messie malgré lui) y était comme minée par la critique à l’endroit des manipulations de l’ordre des Bene Gesserit, que le film ne reprend qu’à maigre dose. Toutes ces ambivalences s’émoussent dans l’œuvre de Villeneuve, si bien que l’équilibre maintenu par le roman entre mystique et mystification se rompt au profit de la première. Le scepticisme envers les guerres saintes et la prudence à l’égard des prophéties sont, dans le film, réduites à une courte scène peu intelligible pour qui n’a pas lu le texte-source. Le trait est d’autant plus frappant si l’on compare cette adaptation à celle de Game of Thrones par David Benioff et Daniel Weiss, conçue selon une logique inverse : le messianisme prophétique décisif dans la saga de Georges R.R. Martin est évacué de la série, qui n’en garde que les ruses du gouvernement et les menées traîtresses entre familles. Fatalité des formats, probablement : aux fables cinématographiques l’éclat du destin et des apocalypses, à leurs sœurs télévisuelles le clair-obscur des existences soumises aux aléas du quotidien et aux ambiguïtés de sa gestion.

Là n’est toutefois pas la torsion principale. L’importance du roman d’Herbert tient d’abord à la part qu’il accorde à des réflexions économiques et écologiques que le film condense au point de les aplatir. Riche en épice et pauvre en eau, la planète Dune offrait au romancier la matière d’une analyse des paradoxes de la valeur, où les prix dépendent de raretés toutes relatives. Villeneuve a beau essayer d’en reprendre l’idée par petites touches, la structure du long-métrage ne peut qu’annuler cette ambition. Le cinéaste a par contre prétendu recycler en notre siècle de péril climatique la supposée prescience du romancier en la matière, arguant que l’actualité du livre et la pertinence de son adaptation reposaient sur son récit de reconquête du désert par la flore. Difficile d’y voir autre chose qu’un contresens sur le livre comme sur notre situation. La planète Arrakis ne souffre pas des externalités environnementales d’une industrie déchaînée, et nos maux débordent largement la simple antithèse du végétal et du minéral. Le génie écologique du roman concerne surtout ces pages où Paul apprend à devenir désert, à se fondre dans le sable pour faire corps avec l’environnement. C’est justement ce que rate Villeneuve avec son choix presque systématique de filmer les visages en plan rapproché et avec une très faible profondeur de champ, abstrayant de ce fait les corps des espaces dans lesquels ils s’ancrent. Son paysagisme trop figé rate en outre la morale processuelle chère aux Fremen, quand bien même une scène du film en reprend la formule voulant qu’un processus doit être accompagné plutôt qu’interrompu. Dune est un grand roman écosystémique, son adaptation est une belle nature morte cinématographique. Car le film n’est certes pas sans qualité. Mais Villeneuve a beau dire, il ne peut extraire de l’ouvrage que sa trame guerrière, évinçant les pensées qui la soutenaient. Que reste-il alors ? Le spectacle, c’est-à-dire les jouissances de l’occultation.

dune1.jpg

Dune, un film de Denis Villeneuve, avec Timothée Chalamet (Paul Atréides), Zendaya (Chani), Rebecca Ferguson (Jessica Atréides), Oscar Isaac (Leto Atréides), Sharon Duncan-Brewster (Liet Kynes), Javier Bardem (Stilgar), Jason Momoa (Duncan Idaho), Stellan Skarsgård (Baron Harkonnen), Josh Brolin (Gurney Halleck).

Scénario : Denis Villeneuve, Jon Spaihts, Eric Roth / Musique : Hans Zimmer / Image : Greig Fraser / Effets spéciaux et visuels : Gerd Nefzer.

Durée : 156 minutes.

Sortie : 15 septembre 2021.