Festival du Film de la Villa Médicis, 2021

Week-end à Rome

par ,
le 22 septembre 2021

L’Académie Française de Rome inaugure avec le Festival du Film de la Villa un rendez-vous annuel dédié à la découverte des passerelles entre le cinéma et l’art contemporain. La Villa, davantage connue pour son accueil de pensionnaires pratiquant des formes artistiques plus vénérables telles que la littérature ou l’histoire de l’art, se rapproche ainsi de la mission de sa petite sœur du Fresnoy – Studio national des arts contemporains que son fondateur Alain Fleischer avait imaginé en 1997 comme une « Villa Médicis des arts visuels et numériques ». Retour sur quelques facettes de la compétition internationale.

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Plusieurs des cinéastes de cette première édition était ainsi passés par l’école de Tourcoing, comme le plasticien et artiste 3D Jonathan Pêpe. Entièrement réalisé en images de synthèse, son Graveyard Connexion fictionne à partir de la promesse d’une entreprise chinoise de conserver la voix et la semblance des êtres défunts une déambulation dans un data center parsemé de statues pseudo-gothiques, modélisées par l’artiste ou trouvées sur Internet. À ce mélange kitch entre l’imagerie de la tech californienne et une iconographie volontiers sulpicienne s’ajoute une voix robotique, traduite en japonais et lue par Google Translate, dont le récit intrique peu à peu les mécanismes de la sauvegarde des données numériques et les mystères de l’Apparition. Témoin de l’inscription de l’image de sa grand-mère sur l’écran de son smartphone, la narratrice se confie alors à un prêtre, qui amène l’affaire auprès du Saint-Siège, prompt à compter le miracle quelque part entre le suaire de Turin et la bulle du pape Pie XII qui avait proclamée Sainte Claire d’Assise « patronne céleste de la télévision » après qu’une vision projetée sur le mur de sa chambre lui avait permis de suivre la messe depuis son lit. Dans l’espace des possibles de la simulation, rappelé par un vide blanc semblable à celui popularisé par Matrix, Pêpe choisit de mettre en abîme le processus de virtualisation lui-même, en y faisant apparaître les serveurs sur lesquels l’économie de notre civilisation numérique tient tout entière. En hybridant cet espace aseptisé avec les vieilles pierres des cimetières et des cathédrales, l’artiste suggère de ne pas oublier non plus les origines matérielles de nos superstitions. De sorte que nous autres ne puissions plus oublier que désormais nous sommes rebootables.

Coproduction du Fresnoy et Tënk, le film d’Érika Étangsalé Lèv La Tèt Dann Fénwar (en créole réunionnais : « lever la tête dans la nuit ») choisit une voie autobiographique pour mener son enquête sur l’histoire des émigrations de travail organisées par la métropole française afin d’assurer un afflux constant de main d’œuvre bon marché vers son territoire. Aux documents familiaux (des photographies d’abord, mais surtout des plans de la camera 16mm acquise par son père, avec lequel les images de sa fille renouent), la réalisatrice superpose des séquences d’entretien avec ce père taiseux dont la parole enfin se délie. Soucieuse de contextualiser ce témoignage – geste d’autant plus important que celui-ci avoue ignorer une partie de sa propre histoire – la cinéaste n’hésite pas à quitter un temps le registre personnel pour prendre celui d’articuler cette parole avec des archives portant sur le Bureau pour le développement des Migrations dans les Départements d’Outre-Mer (ou Bumidom), qui fut l’agent institutionnel de cette allocation néocoloniale des ressources humaines insulaires. Discrètement, Étangsalé rappelle que la contestation de cette politique fut l’une des revendications de mai 68, et ce mouvement de migration contrainte un moyen pour les autorités françaises d’affaiblir et de contrôler les mouvements indépendantistes (notamment réunionnais, où le Bureau fut originellement imaginé au début des années 1960).

Dans la seconde partie, l’image quitte cependant ce registre documentaire pour élaborer, lors d’un retour au pays de la cinéaste et de son père, une dimension utopique. Dans des plans sur les pitons rocheux aux lumières mémorables, la voix du père retrouve quelques bribes du créole qu’il avait désappris pour transmettre la mémoire des récits des communautés libres fondées sur l’île par les marrons fugitifs. Portée par une vision volontiers poétique (dont l’envol de l’oiseau constitue l’allégorie principale) et des images de lever de soleil spectaculaires tournées en pellicule, le film accomplit avec une grande sincérité le projet annoncé par son titre.

Dans une veine tout aussi élégiaque, Michelangelo Frammartino présentait son dernier long-métrage, quelques jours après son Prix spécial du jury décroché à Venise. Documentaire spéléologique, dévoilant les profondeurs de l’abysse du Bifurto à l’aide de panoramiques dont la fluidité aérienne étonne au vu de l’exiguïté de l’endroit, Il buco frappe surtout par sa densité métaphorique. Il alterne entre la mort silencieuse d’un vieux berger, figure ritournelle du cinéma de Frammartino après Il dono (2003) et surtout Le quattro volte (2010), et l’exploration de la crevasse découverte en 1961 en Calabre, dont le relevé cartographique est effectué par un groupe de jeunes spéléologues piémontais·es.

Depuis l’intérieur de la grotte, un plan inaugure le film en une fantastique ouverture à l’iris naturelle. Le cadre, qui dispose une faible quantité de ciel dans la partie haute de l’écran, sera le même que celui qui présente le petit village calabrais du parc de Pollino, niché dans une cuvette montagneuse qui prodigue à la vallée sa lumière prodigieuse. Cette rime visuelle explicite peut-être un projet documentaire d’exploration de la vie rurale italienne, mais surtout, par cet effet de renversement, représente le village au fond d’un trou et comme dominé par la verticalité. Un prélude au film suggère savamment la dimension allégorique de ces jeux hiérarchiques. Dans cette archive de la télévision italienne, un présentateur vedette gravit un building de 130 étages à l’aide d’un ascenseur extérieur qui lui permet d’être témoin de l’activité – grouillante ou languide, selon les étages – de ses différents habitants, eux-mêmes comme stratifiés par cette vue sociale en coupe.

Il n’en ira pas différemment dans le reste d’Il buco. Sorte de documentaire en costumes, figé dans des années 60 italiennes dont l’enthousiasme tranche aussi bien avec les « années de plomb » des années 70 qu’avec la torpeur économique actuelle du pays, Il buco ne cesse de jouer avec les signes. Par exemple ceux d’une vie religieuse en déshérence, représentée par le débarras poussiéreux d’une église, où les spéléologues passent la nuit auprès d’un Christ mort et au milieu d’une panoplie sacerdotale visiblement délabrée. Particulièrement ténu, le récit ne comporte en outre aucun dialogue intelligible et laisse aux cris du berger à son troupeau et aux appels étouffés des explorateurs des profondeurs à leurs collègues de la surface le soin de figurer l’existence paysanne dans un silence édénique, bientôt mis à mal par le bruit des pioches.

C’est enfin et surtout dans la mise en scène de l’exploration de la grotte que le propos se fait le plus lisible. Afin d’en éclairer le fond obscur, les explorateurs se servent de pages arrachées d’une revue italienne intitulée Epoca (on y aperçoit le visage de l’actrice Sophia Loren, mais aussi celle – moins immédiatement interprétable – du jeune président Kennedy), enflammées avant d’être jetées dans l’abysse. Par ce dispositif redoublant l’archive du début du film, et rapprochant son film de la méditation de La rabbia (en 1963, Pasolini convoquait quant à lui le visage de Marylin), Frammartino interroge la figure fantasmée d’une Italie industrielle conquérante, sûre d’elle-même et de son destin national. Et en effet, plus obvie qu’il n’y paraît, le film, conjuguant l’exploration du mystère de l’abîme par les modernes à la mort silencieuse du pasteur, ne laisse pas d’autres lectures possibles. Un carton juste avant le générique vient rappeler la grande disparité économique existant entre le Nord industriel (dont sont originaires les spéléologues) et le Sud rural et abonde encore dans le sens de cette interprétation univoque. Et qu’à la fin du film, dans la brume du village, retentisse encore de montagnes en montagnes l’écho des cris du berger défunt, n’en dit pas moins.

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Images : Graveyard Connexion de Jonathan Pêpe / Il buco de Michelangelo Frammartino