Hacker Dieu ?

A propos de Ganesh Yourself

par ,
le 5 mars 2018

Quelle alliance nouer avec les non-humains en général et les machines en particulier dans une époque marquée par des expérimentations tous azimuts, une espérance quasi religieuse dans l’intelligence artificielle et un transhumanisme triomphant ? Offrant un regard décalé sur notre temps pour le penser autrement, l’œuvre d’Emmanuel Grimaud s’apparente à un véritable cabinet de curiosités, accumulant les cas d’expériences singulières, aux frontières de l’humain. Qu’y a-t-il de commun entre un substitut de Gandhi promis à une carrière politique plus ou moins ratée (Le sosie de Gandhi, 2007), les expériences en « animatronique » d’artisans indiens pour animer les dieux sur les plateformes rituelles (Dieux et robots, 2008 / Cosmic City, 2008), les curieuses expérimentations auxquelles se livrent les roboticiens japonais autour des humanoïdes (Le jour où les robots mangeront des pommes, 2012, avec Zaven Paré), les combats de scarabées ou de poissons en Thaïlande qui obligent les joueurs à développer tout un tas de méthodes de communication pour communiquer avec leurs animaux (Les rois de Kwaang, 2009 / Eau Trouble, 2013, avec Stéphane Rennesson), les techniques conçues par les astrologues pour mesurer l’emprise des ondes astrales (L’Etrange Encyclopédie du Docteur K., 2014) ou encore les expériences d’hypnose auxquelles se livre une hypnothérapeute indienne pour explorer les vies antérieures de ses patients (Black Hole, prévu pour 2019) ? Pour mieux saisir ce qui se joue dans ces zones troubles qui renvoient l’humain aux angles morts de sa sensibilité, aux frontières de ce qu’il peut détecter, percevoir, imaginer ou concevoir, l’anthropologue ne peut se contenter d’enquêter, il lui faut concevoir des plans-limites d’expérience.

A l’occasion de sa venue au BAL le jeudi 8 mars 2018, Emmanuel Grimaud reviendra sur sa méthode d’expérimentation et en particulier sur une interface robotisée du dieu hindou Ganesh, Bappa 1.0, qu’il a conçue avec Zaven Paré, et qui permet de se mettre à la place d’un dieu et de tenir une conversation (Ganesh Yourself, film, Rouge International / Arte, 2016). Expérience à la fois métaphysique et politique, ce dispositif d’interaction visait à expérimenter sur le mode de la simulation d’autres pactes possibles avec les machines et questionnait autrement le futur des relations humain / non-humain. Une question qui fut aussi au cœur de l’exposition « Persona. Étrangement humain » dont il a été commissaire (Musée du Quai Branly, 2016) et qui proposait au visiteur une immersion dans la vallée de l’Étrange (Mori), confrontant pour mieux la dépasser, arts premiers et créatures artificielles. Débordements publie en attendant un témoignage inédit du cinéaste sur le tournage de Ganesh Yourself[11] [11] Extrait d’un manuscrit à paraître. .

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Il est rare que l’anthropologie prenne au sérieux les entités de ceux qu’elle étudie au point de leur offrir une nouvelle possibilité d’exister, une opportunité nouvelle d’amarrer en ce monde, d’accrocher des valeurs, de s’engluer dans un dispositif. L’expérience Ganesh Yourself est née d’un tel pari. Il s’agissait de concevoir un nouveau support de divinité, non pas pour critiquer ou démystifier les mécanismes de croyance, mais pour donner au dieu Ganesh l’occasion de s’actualiser autrement. Tendre une autre corde, « entre l’animal et le surhumain »[22] [22] « L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhumain – une corde par-dessus un abîme. » Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1891). comme disait Nietzsche. Une expérience à la fois pour Ganesh, un dieu hindou parmi d’autres dieux et pour nous, humains parmi d’autres animaux. Non pas une banale expérience de psychologie expérimentale sur les « croyances des autres » ou de psychologie des religions sur « les dieux, ces drôles de fabrications », mais une expérience décalée, une expérience-limite de hacking, sur les terres de la robotique et de la théologie, qui vise à éprouver la viabilité d’autres relations possibles : un dieu qui prendrait la forme d’une machine est-il viable ou souhaitable ? Les machines, les hommes et les dieux peuvent-ils faire bon ménage et comment ? Quel nouveau pacte envisager entre eux ? A moins que, à peine incarné sous cette forme inédite, Dieu s’exile de plus belle dans les profondeurs du cosmos…

Le célèbre écrivain de science fiction Philip K. Dick eut un jour cette formule provocante, mais probablement vraie : « Dieu est  la seule entité théologique que l’on peut retrouver partout dans le caniveau et dans les étoiles. » Dans L’Exégèse, son journal de plusieurs milliers de page, Dick prend un malin plaisir à spéculer sur ses formes et imagine un monde qui n’est autre que le nôtre, où « tout homme porterait une partie de Dieu comme un talkie walkie »[33] [33] in Philip K. Dick, L’Exégèse de Philip K.Dick, Paris : Nouveaux Millénaires, (2016, pour la traduction française, 2011 pour l’édition originale), p.286. . Et il s’interroge : si Dieu était une espèce de « grand système d’intelligence artificielle » profondément actif, qui déraille en permanence mais retombe toujours sur ses pieds ? Ou encore une « forme d’électricité plasmatique saturée d’information, vivante et intelligente » qui passerait son temps à nous envoyer des signaux cryptés via des publicités sordides ? Guettant les nouveaux visages que cette entité pourrait adopter, dans un monde toujours plus débordant de technologies en tout genre, Dick soulève un problème profondément actuel sur lequel peu d’anthropologues se sont risqués à spéculer : quelles formes Dieu pourrait-il prendre alors que notre monde ne cesse d’évoluer ?

Le robot nommé Bappa que nous avons conçu avec Zaven Paré est au premier abord assez proche du « talkie walkie » de Dick, l’idée d’un dieu portatif ou d’un système qui permette à Dieu de se téléporter n’importe où. A l’origine nous voulions fabriquer un dieu qui parle, une machine avec laquelle il est possible d’avoir une conversation. Mais la programmation d’un simulacre autonome, sans opérateur aurait demandé beaucoup de temps et d’argent. Et notre objectif était très éloigné des espérances transhumanistes. Il s’agissait à l’inverse de s’appuyer sur le terrain indien pour les mettre à distance. En concevant cette interface qui donne aux gens la possibilité de se mettre à la place de Dieu, chacun pourrait éprouver par soi-même toute la difficulté d’un tel point de vue sur le monde. N’importe qui pourrait se porter candidat et voir son visage retransmis par le biais d’une webcam et d’un rétroprojecteur interne, à l’intérieur du robot. Ce dernier ressemblait à s’y méprendre à Ganesh grâce à sa trompe d’éléphant et ses oreilles. L’opérateur pourrait se positionner à proximité ou bien à distance, dans la limite de la longueur du câble reliant le casque à l’unité centrale. Quiconque se portant volontaire se livrerait à un exercice d’incarnation risqué et qui sait peut-être condamné d’avance à l’échec, car tout interlocuteur pourrait venir le consulter et tester sa capacité à faire un bon dieu, se livrant à une séance de questions réponses aussi longue qu’il le souhaitait durant laquelle il pourrait aborder tous les sujets sans aucune censure (questions de société, de métaphysique, etc.). L’ombre de Dieu, toujours présente, planait sur la machine : « Ai-je affaire à un humain qui prétend être Dieu ? A un dieu prenant la forme d’un humain ? A une machine divinisée opérée par un humain ? A un dieu possédant une machine par l’intermédiaire d’un humain ? A un homme possédé par un dieu par l’intermédiaire d’une machine ? » Question troublante qui demandait parfois un long dialogue avant d’être tranchée et qui avait l’avantage de nous confronter d’une manière très concrète, au sein d’une expérience en temps réel, à un problème d’une actualité brûlante. Plus nous nous entourons de machines et d’entités variées dotées de formes d’intelligence et de sensibilité mal identifiées, plus la question : “Qui est là ?” devient cruciale. Et si le dispositif fut rapidement adopté à notre grande surprise comme une interface d’interlocution plausible, ce n’est pas du tout parce que Bappa aurait été accepté d’emblée et en toute naïveté comme une forme plausible de Dieu, mais parce qu’il a été perçu comme un bon prétexte pour repenser les affaires divines, par des gens bien décidés à se mettre pour un temps à sa place, en ne se laissant dicter aucune psychologie des religions imposée.

Emmanuel Grimaud est anthropologue et chercheur au CNRS (LESC-UMR7186).