Ce n’est pas en reprenant le trope littéraire de la sortie des Enfers pour s’assurer de la cohérence ludo-narrative de son dernier titre, Hades (2020), que le studio Supergiant Games fait preuve de la plus grande originalité. La structure die and retry du gameplay de ce roguelite (jeu dont les niveaux répétitifs sont, à chaque mort de l’avatar, générés aléatoirement à partir d’un canevas de règles préétablies) traduit certes à merveille l’ordalie à laquelle sont condamnées les grandes figures mythologiques défiant les dieux et les Parques. Dans Hades, chaque défaite ramène le protagoniste du jeu, le prince et fils du maître des lieux Zagreus, à la maison d’Hadès, d’où il pourra à nouveau fourbir ses armes et repartir en direction de la surface, à la recherche de sa mère Perséphone. Je laisse cependant à d’autres le soin d’explorer la cohérence de ce choix scénaristique et de la structure ritualisée du jeu vidéo [11] [11] Dans « Des jeu vidéo comme successeurs de rites funéraires. Une analyse de Don’t Starve », (Cinétrens, n°1, 2016, p. 33-35), Antoine Rigaud propose par exemple d’interpréter, à la suite de l’anthropologie du jeu de Caillois et d’Agamben, les représentations ritualisées du game over comme des « outils de maîtrise de la mort ». Voir également Wilfried Coussieu, « La mort dans les fictions vidéo-ludiques. Analyse d’un imaginaire thanatique contemporain », Etudes sur la mort, 2011/1, n°139, p. 51-66. – voir les exemples de jeux faisant de la mort l’espace d’une traversée ludique comme la série Doom (1993-, id Software) ou Limbo (2010, Playdead) dont le titre fait écho aux Limbes (dans cette perspective « Hadès » est alors moins le nom d’un personnage, le père tyrannique et boss final du jeu, que celui des landes désolées des Enfers, l’Hadès). Je me pencherai ici plutôt sur la spécificité narrative du jeu et son articulation avec l’expérience ludique, révélatrice d’une remarquable politique d’accessibilité.
L’originalité principale de l’expérience narrative d’Hades repose sur la superposition de deux temporalités, qui ne sont pas tant imbriquées narrativement que maintenues en profonde résonance l’une avec l’autre. La première – purement ludique – est celle du run, c’est-à-dire la tentative d’évasion à proprement parler, durant usuellement autour d’une demi-heure de temps de jeu. Ce temps assez bref est occupé par une succession de salles et de combats, qui correspondent à autant de mises à l’épreuve ; son tempo brutal, seyant à l’expérience des jeux d’actions compétitifs contemporains (The Binding of Isaac, Rogue Legacy…) n’est interrompu que ponctuellement par de courtes rencontres qui complètent superficiellement l’intrigue et participe à la construction du monde du jeu comme totalité organique.
La seconde temporalité, plus volontiers bavarde, que je qualifierai de série, est en effet en bien des points comparable à la narration audiovisuelle épisodique. Cette temporalité, plus longue, se déroule majoritairement dans la maison d’Hadès et met en scène des personnages complexes avec lesquels le joueur ou la joueuse développe des relations au long cours. Zagreus, adolescent rebelle en conflit ouvert avec son père, peut compter sur les conseils avisés de son mentor Achille et de sa mère adoptive, la déesse de la nuit Nyx, mais aussi d’une kyrielle d’entités mythologiques (Orphée, Patrocle, Mégère ou encore Sisyphe) qui étendent la finalité linéaire du jeu (réussir son évasion) dans nombre de directions foisonnantes (retrouver Eurydice et parvenir à vaincre ses réticences à revoir Orphée pour le laisser expliquer le comportement qui coûta la vie à la nymphe ; raccommoder Nyx et son parent, l’entité chtonienne Chaos…) et in fine œuvrer à la réconciliation du couple infernal et de la famille olympienne. On l’aura compris, Hades renoue ici avec les réécritures du théâtre (pré)classique, adaptant les vicissitudes familiales de la mythologie grecque en une fiction au goût du temps. Et si la tragédie cède ici sa place au mélodrame, l’intensité des conflits de cette famille extraordinairement nombreuse et maintes fois recomposée n’a rien à envier à celle du fatum classique.
Cette structure temporelle duelle est croisée dans Hades avec la générativité procédurale de l’expérience ludique, constituante du genre du roguelite. Celle-ci, dans l’ordre du gameplay, met en œuvre la répétition de simulations aléatoires dans laquelle l’environnement, renouvelé de niveau en niveau et de run en run (à partir d’un nombre certes fini de règles de constructions) n’en est pas moins toujours offert à la créativité du joueur qui en maîtrise progressivement les règles immuables.
Dans Hades, c’est non seulement le gameplay – fait banal – mais aussi le tempo de la narration, qui repose sur le potentiel de générativité presque infinie offert par l’entrecroisement de plusieurs variables (la topographie des lieux, les rencontres aléatoires avec des divinités de l’Olympe et l’ordre de ces événements) créant un parcours toujours unique et personnel. Chaque joueur ou joueuse est ainsi amené·e à expérimenter son propre chemin, dont l’ordre sera décisif. Ce déterminisme cumulatif s’éloigne cependant de celui des jeux héritant des « livres dont vous êtes le héros » et promettant que « vos actes auront des conséquences » (à l’instar de la plupart des jeux du studio Quantic Dream, comme Heavy Rain, 2013), en cela qu’il ne ferme aucune des portes narratives entrouvertes par la fiction. La narration, en effet, n’est pas « punitive », pour reprendre le terme souvent employé pour décrire la caractéristique d’un jeu ne tolérant qu’une faible part d’imprécision dans l’exécution des commandes. Si Hades peut s’avérer un jeu impitoyable sur le plan du gameplay, ce n’est jamais au détriment de l’expérience narrative, qui trouve toujours un chemin pour se développer d’une manière surprenante, en cohérence avec le parcours du joueur ou de la joueuse. C’est là à mon sens la grande originalité de l’expérience ludique d’Hades : il n’y a pas de bon rythme ou de parcours parfait, car l’on ne risque jamais de manquer quoique ce soit, et jamais rien ne laisse sentir que le jeu attend que le joueur ne passe un palier, qu’il ne mérite que la suite de l’histoire lui soit contée. Ce qui compte, davantage que d’être efficient, c’est d’être prêt·e. C’est là le second trait majeur de la narration d’Hades, sa modularité quasiment sans accroc, permettant au jeu d’adapter en permanence sa proposition ludique et narrative au rythme et aux envies du joueur. Contre la nécessité d’adapter celui-ci à un rythme souvent rapide et frustrant, qui est celui de la progression à tout prix, au risque de ne plus être en phase avec les réquisits du jeu (engendrant bien souvent un sentiment de déclassement), Hades fait le pari inverse, celui de s’adapter à la compétence du joueur, sans encourir de sacrifier le sentiment de maîtrise et d’accomplissement qu’est la rétribution des die and retry depuis les bornes d’arcades.
La morale du jeu peut d’ailleurs être interprétée comme une morale d’ordre strictement ludique : au contraire de l’éthique contraignant à la performance, voire franchement survivaliste, des jeux de ce type, Hades exploite ainsi la modularité permise par la génération procédurale des niveaux pour au contraire mettre en avant l’acquisition d’expérience et de maîtrise –puissance d’agir. Comme le répète Nyx, la mère adoptive de Zagreus, à l’issue des premiers runs, généralement décourageants, l’essentiel est d’étendre ses connaissances des règles et sa maîtrise du jeu, de progresser à son propre rythme : « Ne perds pas espoir, je te l’ai déjà dit. Avec du temps et du dévouement, tu peux venir à bout de n’importe quel obstacle. » Un autre condamné à l’éternité des Enfers que croise régulièrement Zagreus, Sisyphe, personnalise ce renversement des termes : contre la vision réductrice de la répétition infinie comme malédiction – dans laquelle se complait d’abord le prince condamné par les Erinyes pour avoir trompé la mort – le jeu thématise l’importance de la persévérance et de l’apprentissage via la répétition, en cherchant à en construire le sens (aussi bien narratif que ludique).
La répétition, le goût de l’effort, mais aussi la patience face à certaines situations affectives – familiales, amicales ou sentimentales – sont ainsi, à l’opposé des habituelles rengaines incitant le joueur à acquérir du skill (et des invectives des gamers invétérés qui ne gratifient les novices en quête d’assistance que d’un lapidaire « git gud » [sic, pour « get good »]), les maîtres mots du gameplay comme de la fiction d’Hades. Cette accessibilité du gameplay est mise en œuvre entre autres via un système d’auto-évaluation : à l’issue de la première victoire (mais un god mode évolutif est également disponible dès le début du jeu) contre le gardien des Enfers, un système de « température », visant à faire progresser la courbe de difficulté du jeu au rythme choisi par le joueur, permet d’assaisonner chacune de ses parties d’ennemis supplémentaires, plus redoutables ou de défis chronométrés. Le joueur alors participe, avec le développeur, à la construction du challenge, sans jamais rogner sur le plaisir de la confrontation vertueuse avec les règles du jeu.
L’écriture narrative n’est pas en reste de cette tentative d’inclusion que met en forme le jeu en tentant de ravauder la frontière entre casual et hardcore gamers et en prenant partie implicitement contre la toxicité de leur relations (notamment sur les forums spécialisés). La pluralité des personnages représentés par le jeu participe en effet à décloisonner les communautés. Des personnages noirs (Eurydice ou Athéna, ce qui a été décrié par certaines communautés d’extrême-droite en ligne), gays (Achille et Patrocle), bisexuels (Zagreus peut développer indifféremment des sentiments envers Thanatos ou Mégère), ou agenre (à l’image du Chaos primordial, à la fois père et mère de toutes choses et des premières divinités chtoniennes). Cette pluralité de personnages, et notamment d’identités de genre ou d’orientations sexuelles, bénéficie du cadre choisi par le jeu – la mythologie grecque – et vient mettre en débat les représentations les plus virilistes des productions vidéoludiques mainstream exploitant le même univers, comme God of War (2005-, Sony). C’est même à une relecture féministe des mythes classiques que se livre Hades, proposant d’ailleurs du mythe orphique une lecture comparable à celle énoncée dans Portrait de la jeune fille en feu (2019) de Céline Sciamma. Loin d’une figure désincarnée de la création pure, le talent poétique d’Orphée serait tributaire de l’escamotage du rôle de sa bien-aimée : ainsi finit-il par révéler que la plupart de ses chants auraient été composés à égalité avec la nymphe, sans que celle-ci ne soit « créditée » par la tradition.
Loin de la plupart des fictions du jeu vidéo, recherchant à étendre le pouvoir du personnage principal jusqu’à l’hégémonie (le jeu n’étant fini que lorsque plus aucun adversaire ne peut s’opposer au protagoniste), le but que cherche à atteindre Zagreus ne dévie jamais de sa profonde croyance, parfois naïve, en la possibilité d’une universelle réconciliation : celle de Perséphone et d’Hadès dans un premier temps, puis du couple régnant sur les Enfers avec leur famille de la surface ensuite, sans compter les différents couples séparés par les Enfers (Orphée et Eurydice, Achille et Patrocle…). Cette naïveté rêveuse qui rapproche parfois le personnage de ceux des fictions adolescentes (et par exemples des personnages masculins positifs des shonen) n’est cependant pas unanimement valorisée par la narration. Au contraire, elle place le personnage devant la responsabilité de ses actes, y compris ceux souvent interprétés comme positifs a priori, comme la réconciliation de deux personnages. Ainsi d’Eurydice morigénant Zagreus de son intrusion – certes bien intentionnée – dans sa relation avec Orphée, alors qu’il avait omis de lui demander son avis. Ainsi également de Perséphone, en mauvais termes avec les autres olympiens depuis que Zeus a sans ménagement disposé d’elle en la « donnant » comme compagne à son frère Hadès, ne souhaitant finalement pas renouer avec le reste de sa famille. En offrant le récit d’un écosystème narratif jamais binaire, Hades tisse bien des relations proches de celles de la série, à ceci près cependant que la complexité du récit tient moins à la virtuosité de l’entrecroisement des branches narratives et/ou temporelles qu’à la qualité des expériences émotionnelles permises par l’interactivité vidéoludique.
En définitive, et pour des raisons qui peuvent paraître très éloignées de celles qui lui ont apporté un immédiat succès critique (brio de la « mise en jeu » des combats, réussite visuelle et musicale du titre), Hades apparaît comme un jeu extrêmement vertueux dans le rapport qu’il construit entre le joueur ou la joueuse et l’environnement du jeu, qu’il soit purement ludique, narratif ou même, en dehors du jeu, au niveau de la communauté des joueurs et joueuses. A l’image des pratiques de production du studio Supergiant Games, salué pour son éthique de travail (absence de crunch, durée de développement étendue à deux ans pour inciter les (petits) effectifs de l’entreprise à prendre des vacances, mais aussi pour intégrer les retours des joueurs et joueuses à la conception du jeu…), Hades est un jeu dont les choix politiques de développement, durable et accessible, sont des modèles du genre.