Découvrir sur grand écran le mythique Invasión (1969), premier long métrage d’Hugo Santiago et premier opus de la trilogie de l’utopique contrée d’Aquilea, co-scénarisé avec ses maîtres littéraires Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, n’est pas sans conséquences. Me concernant, l’effet le plus direct aura été un départ pour Buenos Aires en 2014. J’y cherchais les réminiscences d’ombres arborescentes entre les murs, les persistances d’échos d’oiseaux stridents, véritables signatures stylistiques de ce récit métaphysique composé dans le fascinant noir et blanc de Ricardo Aronovich. J’étais loin de me douter que, quelques mois après mon arrivée, en avril 2015, je retrouverais Hugo Santiago dans une salle de cinéma. C’est au BAFICI, le Festival international du cinéma indépendant de Buenos Aires, le festival des cinéastes émergents, qu’il venait présenter Le Ciel du Centaure. Ce film, qui raconte les aventures rocambolesques d’un jeune ingénieur français à Buenos Aires, marquait le grand retour cinématographique d’Hugo Santiago dans sa ville natale : à l’exception d’une poignée de plans des Autres (1974), il n’y avait pas tourné de projet au long cours depuis Invasión.
En rentrant à Paris en 2015, je décide de mener une recherche sur les sublimes Trottoirs de Saturne (1985)[11] [11] J’ai écrit à cet égard un texte s’intéressant spécifiquement à la géographie aquiléenne dans le cinéma d’Hugo Santiago, « Trois fois Aquilea : variations sur la ville mythique d’Hugo Santiago », qui sera prochainement publié dans un ouvrage collectif dirigé par Nicolas Droin et Mélanie Forret, consacré aux écritures de la ville au cinéma. , deuxième épisode d’Aquilea, qui dépeint avec de virtuoses éclosions de fantastique les états d’âme des exilés aquiléens à Paris. J’apprends par des amis communs qu’Hugo Santiago et moi vivons dans la même rue. Seul un trottoir nous sépare. Nous nous rencontrons le 10 décembre 2015. Au Café Wepler où il a ses quartiers, comme l’ont montré Estanislao Buisel Quintana et Ignacio Masllorens dans Le Théorème de Santiago, film transatlantique qui accompagne l’intégralité du processus de création du Ciel du Centaure. Hugo Santiago accepte avec générosité et malice de répondre à mes questions géocentrées. Celles-ci ne rendent pas honneur à la complexité de son œuvre mais donnent, je l’espère, à entendre la vision rigoureusement topographique de son cinéma.
Hugo Santiago disparaîtra trop tôt, en février 2018. Le Ciel du Centaure deviendra, par la force des choses, son dernier long métrage. C’est un autre titre qu’il avait prédit pour clore sa trajectoire cinématographique : Adiós, nom de l’ultime film de la trilogie d’Aquilea, dont le scénario était fin prêt mais qu’il n’aura jamais pu tourner.
La Cinémathèque française consacre une première rétrospective intégrale à l’œuvre d’Hugo Santiago du 9 au 19 décembre prochains[22] [22] Je viens de publier un texte tentant de relier les différents points de l’œuvre d’Hugo Santiago, « Hugo Santiago, à vol d’oiseau », Cahiers du Cinéma, n°782, décembre 2021. . Puissent les paroles ici retranscrites résonner avec les films qui défileront sur les écrans pendant dix jours durant. Puissent les heureuses conséquences de son cinéma continuer à en déborder.
Débordements : Si vous étiez auteur de votre passeport, quelle nationalité choisiriez-vous ?
Hugo Santiago : Eh bien, argentine ! Il n’y a pas aquiléenne, malheureusement. J’ai représenté la France à Cannes avec Les Autres (1974). À la fin de l’année, le premier ministre m’a proposé la nationalité française. C’était très gênant parce que je ne voulais pas abandonner ma nationalité argentine. J’ai dû écrire une lettre au ministre pour lui expliquer cela, ce qui n’était pas simple. Je suis « muy de Buenos Aires » (« très de Buenos Aires »). Quand j’ai amené un texte à Jorge Luis Borges pour la première fois, Borges qui est quand même l’auteur de « La Fundación mítica de Buenos Aires » [33] [33] Dans Fervor de Buenos Aires, publié en 1923. , c’était un texte sur Buenos Aires. Il a tenu à me faire changer le titre, qui était initialement : « Estancia en Buenos Aires » (« Séjour à Buenos Aires »), influencé par Residencia en la tierra (1935) de Pablo Neruda. Moi, adolescent portègne, je trouvais que « Estancia en Buenos Aires », ça sonnait « moderne machin ». Mais Borges s’est moqué de moi. Quand je lui ai lu le recueil, et que je suis arrivé aux deux tiers, à un poème dédié à ma copine de l’époque, un vers d’adolescent amoureux comme un adolescent amoureux peut écrire, « Laura, te nombro capital / de la geografía de mi canto » (« Laura, je te nomme capitale / de la géographie de mon chant ») , il m’a interrompu et s’est exclamé : « ça c’est le titre ! le livre doit s’appeler Capitale de mon chant ! ». Moi je lui ai répondu qu’il y avait déjà le recueil de Paul Éluard, Capitale de la douleur, mais il continuait… « Ce sera : Capital de mi canto ».
D : On évoque souvent Buenos Aires, de manière tout à fait abusivement eurocentrée, comme le « Paris de l’Amérique latine », notamment en raison de certaines ressemblances architecturales dans le centre de la ville. Vous êtes arrivé à Paris en 1959. Y avez-vous décelé un Buenos Aires latent ? Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de vos premiers séjours parisiens, notamment en relation avec une cinéphilie francophile que vous aviez développée à Buenos Aires ?
HS : Il faut que je précise que la première fois que je suis arrivé à Paris, c’était en train, ce qui n’est pas la même chose qu’arriver en avion ! En fait, je suis arrivé en bateau depuis Buenos Aires jusqu’à Hambourg, et ensuite j’ai pris le train. Une chose dont j’ai mis beaucoup de temps à me rendre compte, c’est qu’en 1959, l’après-guerre était là, il semblait que la guerre venait de se finir, même quatorze ans après. Il y avait aussi eu le désastre de la guerre d’Indochine, et de celle d’Algérie qui continuait. C’était sinistre. Dans la figuration que je cherchais pour les films de Bresson, il y avait des soldats de mon âge. Ils faisaient leur service militaire, mais en fait, ils partaient à la guerre. C’était terrible. Cette sensation que j’ai analysée plus tard a été l’une des grandes surprises liée à ce Paris dans lequel j’arrivais. Pour moi, Argentin, la Guerre était quelque chose de lointain, du siècle passé [44] [44] Nous pouvons relever que « la guerre » comme « phénomène historique argentin » est le fait d’une séquence particulièrement fascinante dans Le Ciel du Centaure. Le personnage d’Élisa, incarné par Romina Paula, raconte la relation paradoxale entretenue par le peintre Candido López avec la représentation de la Guerre du Paraguay (ou « Guerra de la Triple Alianza »), entre 1864 et 1970. . Paris était aussi une ville très différente car elle était toute noire. J’étais à Paris quand Malraux a décidé qu’il fallait ravaler les immeubles. Les gens ne peuvent pas imaginer : le Louvre tout noir ! Tout était noir ! C’était une grande idée pour aider à transformer la psychologie des Parisiens ! Moi j’étais snob, je trouvais que Paris tout noir, c’était bien… Et quand ils ont commencé le ravalement, on a bien vu que c’était mieux !
D : Comment en êtes-vous venu à fonder l’espace alternatif d’Aquilea ? Aquilea est-elle intrinsèquement liée au projet d’Invasión, ou le précède-t-elle ?
HS : J’ai très vite eu envie de fonder un espace alternatif, mais j’ai mis du temps à trouver Aquilea précisément. Borges, Bioy Casares et moi avons discuté longtemps, nous avons fait des listes des noms. Nous avons essayé tout un tas de choses. C’est à New York, après avoir donné des conférences, que j’ai envoyé à Borges une liste de 400 noms, dont Aquilea marqué comme favorite. En définitive, il se trouve qu’Aquilea est une ville italienne. Après coup, on peut lui chercher toutes sortes de significations apparentes, mais ce n’est pas en pensant aux barbares que nous l’avons choisie ! L’idée de « construire une ville » est donc véritablement liée à la naissance d’Invasión. Cela dit, ce type d’espace de Buenos Aires qui n’est pas tout à fait Buenos Aires était déjà̀ présent dans mes deux premiers courts métrages. Un jour, quelqu’un m’a dit que Les Contrebandiers (1966) était une satire d’Invasión avant Invasión, puisqu’il a été réalisé trois ans avant ! Le film se passe dans le port de Buenos Aires. Dans mon deuxième court métrage, Los Taitas (1968), la ville de Buenos Aires est complètement vidée. C’est mon seul travail qui ait à voir avec Le Ciel du Centaure. L’idée même d’Invasión, c’est une ville, la ville d’Aquilea. Ce n’est pas Buenos Aires, même si la forme est identique.
D : Quel a été le point de départ aux Trottoirs de Saturne (1985), le deuxième opus aquiléen ?
HS : Quand j’ai voulu faire Les Trottoirs de Saturne, j’ai dit à Juan José Saer, « écoute, faisons un film sur nous ». De toute manière tu sais que ce sera fantastique, qu’il sera question d’Aquilea, mais que ce soit un peu proche de nous ! Je me disais qu’il fallait que le personnage principal soit un musicien populaire de génie.
D : Comment en êtes-vous venu à faire d’Aquilea un pays dans Les Trottoirs de Saturne alors qu’il s’agissait d’une ville, sans contexte national explicite dans Invasión ?
HS : Je pensais simplement qu’il fallait qu’Aquilea soit encore plus grand ! C’était peu crédible que les personnages soient les exilés d’une ville, cela aurait été un peu bizarre. Alors, tout naturellement, Saer et moi avons tout de suite pensé que ce serait comme Mexico : Aquilea capitale d’Aquilea.
D : Pour Les Trottoirs de Saturne, aviez-vous une idée précise du pays d’Aquilea, aviez- vous établi une topographie détaillée, ou il s’agit d’une entité abstraite, davantage d’un hors-champ de Paris ?
HS : Non, ce n’était pas extrêmement précis. Nous savions qu’il y avait une frontière de montagnes dans la ville d’Aquilea. Donc ça s’étendait… Dans Adiós, le projet qui va clore la trilogie d’Aquilea en proposant un « impossible retour », le continent va être un peu présent. Il y aura Aquilea et d’autres pays. Certains identiques, d’autres un peu différents. C’est déjà̀ écrit. Je l’ai écrit seul car mes coscénaristes aquiléens sont tous morts. Et il fallait que j’en finisse seul avec Aquilea.
D : Dans quelle langue avez-vous écrit Les Trottoirs de Saturne ?
HS : La première fois qu’on a écrit, Juan José Saer et moi, c’était un désastre. Nous avions tout mélangé. Ce n’était aucune langue. Ce n’était ni du français, ni de l’argentin… ni rien. C’est après une version entièrement séquencée que j’ai commencé́ à « nettoyer » le scénario. Semprun, qui cosignait le scénario et qui était parfaitement bilingue, nous a aidé́ à traduire pour qu’il soit écrit dans une langue qui existait ! Je tiens à préciser que la version sortie en salles est une version tronquée de la version écrite et filmée, qui durait 2h50 au total. Le film tel qu’il est n’a pas la forme complète qui a été pensée et composée par Saer et moi.
D : Le Ciel du Centaure, votre dernier long métrage, est finalement le seul film de fiction que vous avez réalisé dans Buenos Aires qui porte son nom. Pour construire le récit, vous vous en remettez à la topographie réelle de la ville. Pourquoi Buenos Aires et pas Aquilea ?
HS : Dans Le Ciel du Centaure, je me propose d’évoquer le souvenir d’une ville qui est Buenos Aires. C’est comme si l’ingénieur (le personnage principal) se souvenait de son voyage longtemps après. De tous les voyages qu’il a faits, c’est celui à Buenos Aires qui a été le plus intéressant. La ville ne pouvait pas être Aquilea, parce ce que c’est une autre histoire. Il s’agit de l’invention d’un souvenir qui ne peut avoir qu’avec Buenos Aires. J’ai renoué avec des lieux qui font partie de ma mémoire portègne. La fin, tournée dans le quartier de Flores, c’est mon enfance, c’est dans ce quartier là que j’ai grandi. L’école dans laquelle est filmée l’une des dernières séquences, c’est l’école de mon enfance ! La ville du Ciel du Centaure ressemble plus à la ville de mon enfance qu’au Buenos Aires d’aujourd’hui, bien que ce ne soit pas un film d’époque.
D : Si vous deviez présenter Aquilea à quelqu’un qui n’a pas la moindre idée son existence, que lui diriez-vous ?
HS : Je lui dirais que c’est une ville cinématographique et que… Je n’ai rien à en dire, il faut voir le film ! Des gens tendent à dire que c’est une ville qui ressemble à Buenos Aires, comme Borges le disait. Ce qui est certain, c’est que c’est une ville très construite. Les rues, les quartiers, il y a des parcours que nous avons pensés dans l’écriture du film et qui ne correspond pas à Buenos Aires dans sa réalité. Ce qui est important à retenir, c’est que la construction d’Aquilea a à voir avec le mythe.
D : Si vous deviez donner des conseils à un voyageur qui arriverait en Aquilea, quels conseils lui donneriez-vous ?
HS : Mais, il ne trouverait pas Aquilea ! La ville du Ciel du Centaure non plus. Le plus juste des conseils serait de marcher beaucoup dans la ville. Il y a une ville dans Aquilea qui est un Buenos Aires visible, et une autre qui est « misteriosa », à laquelle les aquileanos comme les portègnes ont un rapport physique. Pour devenir porteño, il est difficile de passer les grades tout seul. Il faut être introduit par quelqu’un et avoir de la patience. Et il faut l’aimer, alors que c’est peut-être moins facile que pour une ville plus pittoresque comme Rio de Janeiro.