I’m just fucking wasting film ou regarde par la fenêtre !

À propos de The Present de Robert Frank

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le 5 octobre 2022

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Pour le moins dans sa partie tardive, le travail de cinéma de Robert Frank semble être passé largement sous les radars. Pourtant l’audace esthétique dont témoigne un film comme The Present nous semble n’avoir rien à envier à l’importance de son œuvre de photographe. Ce corpus de cinéma arbore quelques titres faisant le vœu pieux de l’immédiateté et de la vérité : One Hour (C’est Vrai) (1990), The Present (1996), True Story (2004) ; des noms qui s’inscrivent dans la zone trop transparente pour ne pas être ambivalente du geste artistique spontané, authentique et sincère. Le film qui nous intéresse particulièrement, The Present, s’ouvre ainsi par la mis en exergue du premier geste de tout film : « I’m glad I found the camera » dit Frank alors qu’il trimballe son appareil numérique tout juste allumé à travers une chambre-bureau / atelier-grenier (état indéterminé qui est une constante des espaces domestiques parcourus dans le film). Le filmeur s’interroge à voix haute sur l’objet à cadrer, l’histoire à raconter préliminairement. Le lit, la lampe, une caisse pleine d’effets secrets constituent la ribambelle d’objets intimes qui attendent une voix pour délivrer leurs récits. Leur présence stimule le filmeur en même temps qu’elle adresse un doute à la nécessité de son geste, à l’ordre de son discours. Le carton d’ouverture du film proposait un peu plus tôt une datation : Monday. L’allumage de la caméra et l’introspection à la première personne, le regard animiste sur les objets proches et l’écriture d’une chronologie, la transparence du geste et des mots sont autant de figures qui inscrivent ce film dans le territoire du journal filmé, dans un témoignage individuel du temps qui passe.

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Pourtant The Present dérègle cette mécanique bien huilée. La notation chronologique se dissout aussitôt qu’elle est apparue, le conteur se débine, le filmeur se débarrasse d’un discours continu et intelligible : il n’est ni archiviste de sa propre vie, ni distillateur d’allégories. Les coupures à vif définissent la conduite abrupte du montage crédité à Laura Israel (étrange partage des tâches pour une œuvre à la première personne, Israel est par ailleurs la réalisatrice bien moins inspirée du documentaire Don’t Blink : Robert Frank). Le collage de plans dépouillés de leur contexte rend sensible la matière (la scénographie, le bruit, la météo) de chaque moment aperçu. Le film se situe ainsi dans une zone mouvante qui de la moindre apparition (un visage vu une poignée de secondes dont on ne saura rien, la toile d’araignée sous une fenêtre, la chambre d’hôtel captée en deux-trois plans, les animaux voisins) fait son sujet temporaire. Des babioles errantes et des gens de passage en deviennent le centre intermittent. On se saisit de la caméra comme on prendrait une gourde dans son sac-à-dos ou un crayon sur une table, semble-t-il. Si la matière sélectionnée laisse percer les amours, les peines et les pertes du filmeur, La fragmentation insensée opère un glissement de figures en figures qui déjoue l’écriture limpide d’un présent individuellement vécu. L’allégation de captation du présent portée par le titre a alors une signification particulière. Le songe du film serait une « chasse » du présent, au double sens où il le traque en même temps qu’il l’éloigne, l’évacue. Ainsi l’acrobatique quête joue du présent comme d’un modèle esthétique, elle court-circuite le story-telling du filmeur au profit d’une absence de régulation de la matière filmée [11] [11] « Finalement en dernier lieu,
Il n’y a ni règle ni régulation »
SHIN JIN MEI, Albin Michel, collection spiritualité vivantes, 2021, 53ème verset, p.129.
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Chasser le présent signifie en renifler l’odeur, en scruter la trace : la jointure que le film fait de ses morceaux variés ne les rend pas édifiants, l’anonymat brutal dans lequel ils apparaissent empêche la constitution d’un réseau de récits et rend d’avantage sensible leur empreinte propre. Sans orientation appropriée, il est difficile de cerner une direction dans ce kaléidoscope. Le filmage est une dépense pure, celui qui tient la caméra est, aussi invraisemblable que ceux qui cherchent le Snark, le grotesque chasseur du présent : « I’m just fucking wasting film ». Cette énergie de la gratuité permet de tenir à distance l’idéalisation d’une captation uniforme du présent, la structure fuyante du film ne cesse de dédire ou de réinventer sa propre raison d’être : à l’approche du terme de ce film de 23 minutes le filmeur décide par exemple que son sujet sera les corbeaux qu’il observe de sa fenêtre, ce qui n’est suivi que d’éphémères résultats. The Present semble être constamment en train de s’achever et de se régénérer, se perdant en détails inconséquents, chaque plan débordant du film en même temps qu’il paraît le concentrer en un geste décisif. De toute cette matière il est impossible de distinguer ce qui est subtil de ce qui est grossier [22] [22] « Ne discriminez pas entre le subtil et le grossier,
Il n’y a aucun parti à prendre »
Idem, 30ème verset, p.73.
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L’esthétique du film est une génération automatique, brouillonne et chaotique. Ce qu’annonce son titre c’est moins qu’il cherche à montrer le présent qu’à en épouser une forme potentielle. Choisir le présent comme modèle reviendrait alors à délaisser la logique de représentation réaliste du journal intime au profit d’une dynamique de translation permanente : ou d’un film qui ne cesse de s’évader d’un mode de figuration vers un autre. Trois techniques récurrentes mettent particulièrement en place ce glissement incessant : l’utilisation des photos, des fenêtres et de l’écriture. Filmer ce qui est proche pour Frank c’est notamment filmer sa photographie, intégrer tout en la distinguant sa pratique de photographe à celle de cinéaste. À de nombreuses reprises des photographies occupent l’intégralité du cadre, par des mouvements de zoom et de dézoom elles viennent saturer le champ visuel, ou à l’inverse la vision en sort pour filmer la pièce, la table où elles se trouvent. La photo quitte son accrochage muséale ou son agencement livresque. Le présent de la prise de vue photographique vient s’entrechoquer avec le présent du tournage qui pose un nouveau regard sur elle. Robert Frank a exprimé sa volonté dans un texte crucial : « je préférerais que ces photographies anciennes apparaissent dans le film comme elles m’apparaissent aujourd’hui, de la même façon bizarre et décousue, mais parties intégrantes de mon quotidien [33] [33] « Je n’ai pas l’intention de donner une interprétation de mes photographies, de leur attribuer un sens particulier, un sens historique. Ce genre d’information ne m’intéresse pas. Si j’accepte la mélancolie et les difficultés liées au fait d’utiliser mon travail passé, je préférerais que ces photographies anciennes apparaissent dans le film comme elles m’apparaissent aujourd’hui, de la même façon bizarre et décousue, mais parties intégrantes de mon quotidien.
Je veux utiliser ces souvenirs du passé comme des objets étranges, à moitié ensevelis, venus d’un autre temps, des objets doués d’une curieuse résonance, porteurs d’informations, de messages souhaités ou non, réels ou non. »
FRANK Robert, « J’aimerais faire un film », dans Robert Frank, Centre National de la Photographie, collection PHOTO POCHE, 1983, p.5.
 ». Ces apparitions fulgurantes, « bizarres et décousues », empêchent de regarder la photographie comme un souvenir objectifié sur lequel le regard impérieux du présent se poserait. Le film se soustrait à l’idée d’une actualité authentique et se projette (dans le sens premier de se propulser, de quitter ses bases) généreusement dans ces objets, lesquels déjouent l’imaginaire d’un passé catalogué en affirmant leur étrange présence matérielle. Ou de la mémoire comme processus de chocs permanents. Des dessins et des peintures transportent également vers d’autres appréhensions, d’autres chocs de présences qui rebattent la notion du réalisme de ce qui est vu et enregistré (le flou même de l’image vidéo fait penser à de l’aquarelle). Le film file d’ailleurs une micro-géographie poétique des lieux où l’on rencontre ces images, les pièces intimes arpentées sont telles une succession de débarras d’alchimistes ; les tables, les murs et les planchers sont des capharnaüms où les objets superposés entrent en gravitation les uns par rapport aux autres, démontrant au filmeur on ne sait quelle force chaotique de la vie.

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La figure de la fenêtre est omniprésente et ce dès l’ouverture. La fuite du film, son évasion d’un motif à un autre se traduit entre autres par ce regard vers l’extérieur, à travers l’écran de la fenêtre. Frank filme à un moment le chien d’amis et leur demande ce qu’il voit par la fenêtre : « he just want to look at the window », lui répondent-ils. Le geste erratique du filmeur, qui relève d’une insoutenabilité à témoigner de son présent personnel, à faire œuvre réaliste sur le passage du temps, conduit ainsi vers une forme de défenestration. La fenêtre est cette surface où est fait le catalogue banal de ce qui est vu dans l’immédiat, ce cadre qui offre aux pensées un miroir de symboles mystérieux et muets. Par des imprécations Frank – qui est par intermittence narrateur ou gueuleur (cris, onomatopées) – affirme la nécessité de cette projection : « look out, look out, more, more ! ». Une sécheresse incantatoire à l’adresse du spectateur et de soi-même qui rappelle les coups de bâtons donnés par le maître zen au disciple qui pense avoir atteint la vérité intérieure, signe d’orgueil s’il en est. Le film se refuse ainsi à un discours intellectuel pour se concentrer sur les tâches et le labeur quotidiens : mettre de l’ordre, ranger, nettoyer (ses affaires, son regard, ses méninges). Forme de soin pour laquelle la fenêtre est la surface qui suspend les frontières entre l’intime et l’universel, l’abstrait et le concret, l’immédiat et le lointain [44] [44] « Le minimum est identique au maximum,
Nous devons effacer les frontières des différents lieux »
Op. Cit., 65ème verset, p. 151.
. « LOOK OUT ONLY / DON’T LOOK INSIDE » est-il inscrit sur un plan qui évoque la formule LOOK OUT FOR HOPE d’une photo de Frank de 1979. De même que dans sa pratique photographique tardive, l’écrit émaille ainsi les plans de The Present, soit écrit après coup sur les plans, soit par des mots notés sur des murs (memory, suffering, silence, the poem), des photos ou des papiers. Ces petites unités de sens transportent un contenu potentiel et transitoire, aimantant le spectateur vers une autre surface d’attention. Elles définissent un sujet générique qui s’évapore mais reste en suspend, renforçant l’indécision choisie du film. Ces étranges formules écrites dérèglent aussi l’agencement chronologique : dans une gare un panneau d’affichage indique la date et l’heure, puis sur un plan s’écrit « encore 1347 jours jusqu’à l’an 2000 ». Il semble n’y avoir ni point de départ, ni point d’arrivé arrêtés. Écrits, chiffres et paroles sont mis en échec, ils n’aboutissent pas et sonnent dans le vide du film, déclarant la faillite du sens et l’abandon de l’organisation. Ce que propose The Present c’est peut-être en définitive la forme magnifiquement cahotante d’une simple élégie du temps, insaisissable, indéterminable [55] [55] « Finalement, les techniques de notre langage seront totalement brisées,
Et passé, présent et futur ne seront pas limités. »
Idem, 72ème verset, p.177
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Illustrations : The Present, Robert Frank, 1996 / Look out for hope, Robert Frank, 1979