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Débordements, revue de cinéma

par ,
le 21 décembre 2022

Chères lectrices, chers lecteurs,

Ces pages que vous feuilletez sur votre écran d’ordinateur, au format .pdf ou dans votre navigateur sont celles d’une revue de cinéma. Vous vous en doutiez probablement déjà, depuis le temps que nous nous connaissons – dix ans et des poussières maintenant !

Mais ce mois-ci, quelque chose s’est produit, un événement – du moins, du point de vue de l’histoire de la critique de cinéma en France. Cette année pour la première fois, deux revues en ligne se sont vu attribuer l’aide aux revues du CNC.

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Longtemps coincées entre l’antique dignité qui se dégage, paraît-il, des fibres de cellulose agglomérées sur lesquelles s’imprime la véritable pensée du cinéma, et le talent audiovisuel de la jeune critique youtubienne, les revues en ligne faisaient grise mine. Car après le foisonnement des débuts, peu d’entre elles ont survécu et leurs archives ne perdurent parfois que dans les méandres précaires des disques durs de leurs rédacteur·ices. La tempête ne nous a pas épargné·es, Débordements a parfois contemplé la possibilité de sa disparition[11] [11] Nous en parlions avec nos camarades de Critikat dans un entretien pour la Lettre du Syndicat de la Critique que nous remercions encore ici. .

Je vous propose un voyage dans le temps. SPIP naît en 2001, WordPress en 2003 : premiers logiciels d’édition de contenu web libres et user friendly permettant à tout un chacun·e de fabriquer sur son ordinateur un petit quelque chose, un petit espace autour duquel réunir une rédaction, des auteur·ices, une ligne éditoriale et une mise en forme qui fait revue – chapô en gras, photogrammes, notes de bas de page et éditos. Comme une vraie revue, mais augmentée : parsemée de liens hypertextes, libre d’accès pour celleux qui y écrivent comme pour celleux qui la lisent, et partageable à l’infini. Puis en 2008 et 2012 Facebook et Twitter arrivent en France où se retrouvent, comme jadis sur les forums, quantité de cinéphiles prompt·es à partager et liker (et ainsi faire surgir dans le fil d’autrui) ces contenus externes dont raffolent les plateformes naissantes. « C’est gratuit et ça le restera toujours », le monde est bleu, les hyperliens peuplent les timelines, le courrier des lecteur·ices arrive en temps réel, les paywalls sont la risée d’Internet avant même d’avoir commencé à exister et les alizées du référencement Google semblent favorables.

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Pourtant, le vent du Web 2.0 a bien fini par tourner. Le culte du contenu natif, de l’engagement et de l’économie de l’attention n’a pas tardé à chasser l’utopie du libre partage dont les réseaux sociaux n’avaient pris que le déguisement (Instagram et son interdiction de poster des liens externes en est sans doute l’exemple paradigmatique, tout comme dernièrement, les tentations autoritaires du nouveau PDG de Twitter). Pour côtoyer les sommets interactionnels des véritables entreprises de presse, il fallait désormais payer et puis, de toute façon, le scrolling ne devait plus être interrompu que pour quelques secondes, de crainte que le rabbit hole dans lequel s’engage l’utilisateur·ice en cliquant sur un lien ne l’entraîne trop loin des placements de produit et des annonces ciblées qui émaillent judicieusement le déroulé des posts. Hors des réseaux sociaux, les pure players se contentent surtout de reprendre les textes les uns des autres, les traduisant parfois de l’anglais, les saupoudrant de pop ups et d’un formulaire de consentement aux cookies pensé pour forcer la main de l’internaute (acceptez, ou abonnez-vous pour un euro).

Sale temps pour les contenus gratuits, donc, et pour ces vestiges de l’open access qu’ont fini par devenir les revues en ligne, libres, indépendantes, gratuites, sans publicité et sans collecte de données – alors trouver un modèle économique, n’en parlons pas.

Il y a même une théorie du complot à ce propos, la « théorie de l’Internet mort » à propos de laquelle The Atlantic titrait l’an passé « The ‘Dead-Internet Theory’ Is Wrong but Feels True ». Celle-ci prétend qu’Internet aurait cessé d’exister, quelque part entre 2016 et 2017, vidé de ses internautes au profit de contenus générés par des intelligences artificielles ou des bots, faisant du web un « espace stérile » ou plutôt, un mur d’informations copiées-collées dès lors qu’une requête Google est lancée. J’en veux pour preuve la rapide recherche effectuée pour connaître la date exacte de l’arrivée d’Instagram en France : je suis tombée sur des kilomètres d’articles titrés tantôt « Instagram fête ses 10 ans : 6 chiffres à retenir / 10 chiffres à connaître / retour sur les étapes clefs », tantôt « Chiffres Instagram 2022 » ; les chapô sont identiques, des phrases entières sont directement réutilisées. La presse de cinéma en ligne n’échappe pas à cette tendance : dès que paraît une bande annonce d’une série ou d’un film étatsunien un temps soit peu attendu, quantité de sites d’information se précipitent sur le lien embedded de la vidéo, l’agrémentent de quelques phrases et d’un titre sensationnaliste avant de la publier sur les réseaux sociaux pour créer un maximum d’engagement et ramasser la mise attentionnelle.

Que faire alors ? Continuer, bien sûr, inventer, toujours, croire encore un peu qu’Internet n’est pas tout à fait mort et faire le pari qu’il reste, par endroits, de petits espaces utopiques où peuvent continuer à vivre la libre information, le partage de la culture et pourquoi pas, de vraies revues de cinéma.

Car c’est bien ça que veut dire pour nous le coup de pouce du CNC : l’entrée, peut-être, dans une nouvelle ère de la critique de cinéma et l’ouverture d’un nouveau front, celui d’une résistance, discrète et associative, héritière d’une certaine histoire du web, de la cinéphilie et des biens communs.

À bientôt pour notre entrée fracassante dans le XXIe siècle,
*avec le soutien du CNC*

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Images : Halt and Catch Fire, Christopher Cantwell et Christopher C. Rogers (saison 1, 2014) ; Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television), Chris Marker, 1990