Le Seigneur des images

Hommage à Jean Louis Schefer

par ,
le 15 juin 2022

Au fil les années 1970, Jean Louis Schefer laissa tomber le trait d’union à l’intérieur de son prénom en deux parties, ce qui pose autant de problèmes de citation aux exégètes de son œuvre ramifiée qu’en pose au cinéphile le point disparu après le prénom abrégé de Chris Marker. Ceux qui tentent de classer ses activités peuvent également être confrontés à des difficultés. Même la répartition des écrits en essais érudits et en essais autobiographiques semble problématique si l’on y regarde de plus près.

L’écrivain indépendant, l’historien de l’art, le théoricien de l’image et le philosophe (c’est selon) n’est pas imaginable en Allemagne, malgré son noble nom de famille poméranien. Non pas qu’il n’y existe de dandys portant des chaussures britanniques, de préférence sur mesure. Mais il est difficile de trouver dans les pays germaniques un chercheur indépendant aussi illustre et polyvalent qui, en tant qu’« homme ordinaire », se serait tourné vers le cinéma avec une inspiration comparable et dont les écrits singuliers seraient tout autant littéraires, s’adonnant au genre de l’essai dans la tradition de Diderot et de Baudelaire. La critique allemande Frieda Grafe aurait voulu traduire son premier livre sur le cinéma bien avant que L’homme ordinaire du cinéma (Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980) ne paraisse dans une collection savante (Film Denken chez Fink, en 2012). Elle n’avait, à l’époque, pas trouvé d’éditeur disposé à le faire. Grafe avait apprécié le style à la fois précis et condensé de l’écrivain et fut probablement l’une des premières à reconnaître outre-Rhin la capacité révolutionnaire de Schefer à décrire le monde des projections comme un théâtre de la cruauté.

L’auteur polyvalent, dont les descendants n’hésitent pas à prendre la plume malgré la puissance d’écriture écrasante de leur père — un fils est historien de l’art, un autre est écrivain et scénariste, un troisième travaille dans l’image pour le cinéma –, aimait se présenter parfois lui-même comme « Schefer l’Ancien » : désignation qui, si ambivalente puisse-t-elle paraître dans un contexte privé, rappelle combien le père s’inscrit dans l’héritage des grands maîtres, sa famille ayant d’ailleurs fréquenté ceux de l’impressionnisme tout en étant apparentée à Valéry.

Schefer a publié dans des organes théoriques aussi célèbres que Tel Quel et Communications, à l’époque où ceux-ci étaient en plein essor. D’abord structuraliste enthousiaste (Barthes et Greimas figuraient parmi les rapporteurs de sa thèse de philologie à l’École des Hautes Etudes) et auteur d’une des premières études sémiologiques sur la peinture (Scénographie d’un tableau est paru en 1969), il s’est cependant vite tourné vers l’affect et la perception, apportant en esthétique du cinéma les fruits de cette conversion théorique. Deleuze s’en était immédiatement rendu compte et en avait tiré les conséquences, notamment dans L’Image-temps. Plus tard, la réception d’Artaud par Schefer deviendra un fil conducteur pour de nombreux théoriciens plus jeunes, plaçant le corps au centre pour en finir avec la sémiologie ou avec les théories psychanalytiques du spectateur.

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Schefer faisait partie du conseil éditorial de la revue de cinéma Trafic, fondée par Serge Daney et publiée, comme la plupart de ses livres, aux éditions P.O.L. Ses livres avaient fait à plusieurs reprises l’objet d’une critique de Daney, toujours rédigée avec admiration. L’écrivain et le journaliste partageaient l’idée que ceux qui ont « regardé notre enfance », ce sont les films que nous avons vus. Notre mémoire se formerait ainsi dans le cadre de séances « d’irradiation d’un être indifférencié […] probablement déposé en nous » (L’homme ordinaire du cinéma, p. 112). L’enjeu de Schefer dans L’homme ordinaire est « d’expliquer comment le cinéma était en nous, à la manière d’une chambre ultime où tourneraient à la fois l’espoir et le fantôme d’une histoire intérieure [….] » (p. 17). Cette intériorité transforme le cinéma en émotion pour le spectateur, qui est comme entouré de vampires ou d’anges gardiens. À l’être souvent imparfait, jauni et éraflé à l’écran, cet « homme sans naissance » (p. 113), s’ajoute l’homme ordinaire dans lequel, face à toutes ces images dont il sait pourtant qu’elles ne sont que lumière, une sorte d’homme « sans contours » se lève et rit « comme un nain ». Il s’agit d’un être dansant en nous, qui reste invisible et incompréhensible et que l’auteur décrit non pas comme spirituel et immatériel, mais comme un être avec un corps, comme l’éclair momentané d’un homme-machine.

C’est de l’insaisissable, de l’étrange, qu’il s’agit selon Schefer quand il entre dans la nuit du cinéma : « Écrire sur le cinéma ne serait pas autre chose ici que s’enfoncer dans ces ténèbres éclairées par des points changeants et parvenir au moment où cette nuit-là se fait en nous » (p. 112). Dans L’homme ordinaire, l’essayiste consacre tout un chapitre au Vampyr de Dreyer, qu’il intitule « La roue » : à travers la description de motifs (la roue de l’écureuil, les roues du moulin, le cadran d’une horloge géante) et des effets de mise en lumière, de figuration et de contraste noir et blanc, Schefer évoque la roue du temps, entraînant le spectateur dans le film et le mort-vivant dans sa perdition. Ce qui préoccupe l’écrivain à cet endroit, c’est la disparition progressive du vampire dans l’image, plus que sa mort elle-même.

Jean Louis Schefer n’a pas fait preuve de fausse modestie en notant, en tant que cinéphile volontairement « ordinaire », en quelque sorte en homme sans qualités, que « le cinéma n’est pas son métier » et que son texte « n’est pas théorique ». Car si les fondements de sa pensée sont cultivés, il s’agit pour lui de l’immédiateté d’une expérience dont le corps est le centre, de zones énigmatiques et incohérentes de la perception et de la mémoire qui sont en jeu lors de la projection d’un film. « Non théorique » veut dire ici : critique, littéraire, descriptif, appartenant à une sorte de poétique négative, où il s’agit plus de nommer la nature des mondes affectifs et des secrets à peine accessibles que de décrypter des messages. Dans le texte de couverture de La Lumière et la proie, son livre sur un tableau du Corrège, l’auteur note de manière sibylline : « La limite du tableau, c’est toujours nous-mêmes qui la formons, nous qui le regardons et désespérons de lui ressembler ». Car les tableaux, poursuit-il, ne reflètent pas nos figures, mais ce qui nous manque, c’est-à-dire le sublime. Ce livre, organisé de manière similaire à L’homme ordinaire du cinéma et paru la même année, comporte un chapitre sur la représentation du mariage mystique de Sainte Catherine avec le Christ, intitulé « disproportions ». Schefer cherche au cinéma ces mêmes variations d’échelle, soit un « manque de proportions » qui résulte des changements de plans, comme il le dit dans son essai L’image, la mort, la mémoire. Dialogues imaginaires, coécrit avec Raùl Ruiz et également publié en 1980 (Ça Cinéma n° 20, Albatros, p. 25).

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« Nous », a-t-il déclaré lors d’une interview à la radio, en référence à ses origines nobiliaires (les comtes Scheffer von Carlwaldt), « sommes français et avons quitté la Prusse il y a deux siècles ». Une certaine obligation morale lui viendrait de cette ascendance liée à la diplomatie. Sur le même ton, il me fit remarquer un jour, lors d’une visite dans son bureau parisien, situé dans les hauteurs d’un immeuble avec vue sur la Tour Eiffel, qu’un de ses illustres ancêtres avait contribué à sa construction (et qu’il avait donc un certain droit à cette vue exceptionnelle). Le jeune Schefer s’est rendu compte très tôt de ces distinctions, comme le montre la description impressionnante du voyage en train par lequel, adolescent après la guerre, il s’était arraché à son cercle familial protégé : le passage se trouve au sein d’un de ses romans d’éducation (La Cause des portraits, 2009). À en croire ses confessions, son goût pour les mystères et les secrets prend sa source dans une éducation catholique et bourgeoise, qu’il qualifie lui-même comme un genre, le « montage de tableaux » : il y a des choses qu’on ne dit pas.

Ainsi, l’écrivain met en valeur son fin sensorium du non-dit aussi bien dans l’exploration littéraire de souvenirs d’enfance que dans ses essais de philosophie culturelle ou de théorie de l’image, au centre desquels se trouve toujours, depuis son livre sur Augustin, le corps chrétien. Librement inspirée de l’inventeur de la lanterne magique, l’esthète fonda jadis, avec des chercheurs érudits partageant ses idées, comme Max Milner ou Raymond Bellour, une « Académie des secrets », dont le projet (jamais réalisé) consistait entre autres à créer un musée de la magie à Blois.

Le sous-titre de son étude sur le Corrège est « Anatomies d’une figure religieuse ». S’il s’agit d’une étude du Mariage mystique de Sainte Catherine, on pourrait presque appliquer cette précision de méthode et de contenu à l’ensemble de l’œuvre. Presque, car le théoricien de l’image ne craint aucune discipline dans le choix de ses objets de recherche : avec une étude sur les peintures rupestres, Schefer s’est par exemple fait un nom parmi les paléontologues dans les années 1990 (Questions d’art paléolithique). Dans l’opus magnum de Schefer, mêlant sciences des religions, histoire de la culture et théorie de l’art, il ne s’agit cependant de rien de moins que de l’histoire du dogme de la transsubstantiation, ainsi que du rituel et de diverses légendes sur l’hostie (L’hostie profanée, L’histoire d’une fiction théologique, 2007). Partant d’un panneau d’une prédelle de Paolo Ucello, Le Miracle de l’hostie profanée, il étudie grâce à sa formation classique, à partir de textes originaux italiens, latins et allemands et de représentations figuratives, les significations, l’origine et la survivance d’un mythe chrétien – jusqu’à la représentation cinématographique des vampires.

Ce faisant, Schefer remet en question la théologie et fait apparaître à quel point bien des fondements de notre culture occidentale de l’image s’ancrent dans une morale douteuse. Un service amical sous la forme d’une modeste contribution à cette étude critique de plus de 600 pages m’a permis de mesurer dès le départ l’ampleur de la recherche de sources sous-jacente. Il s’agissait de traduire un texte illustré du moyen haut allemand, une légende bavaroise du sang, constituant un nouvel exemple de l’expression figurative du mythe antisémite de la « profanation d’hosties ». Ceux qui ont lu les écrits autobiographiques de Schefer savent à quel point son éducation catholique l’a façonné et à quel point il est à l’affût de ses répercussions affectives et somatiques. Ainsi, le mystère de la transformation du corps et du sang du Christ constitue dans l’ensemble une obsession plus ou moins cachée de ses recherches.

L’œuvre littéraire et essayistique de Schefer est traversée par le cinéma, au-delà de L’homme ordinaire de cinéma, suivi en 1997 par un autre livre sur le cinéma (Du monde et du mouvement des images, Cahiers du Cinéma). Le livre sur Le Corrège, par exemple, contient quelques allusions à une recherche cinématographique sur le tableau ; en lisant attentivement, on constate qu’il est issu d’un projet de film – qui n’a apparemment jamais vu le jour – en collaboration avec Philippe Grandrieux, dans le cadre de l’atelier de Thierry Kuntzel à l’Ina. Grandrieux n’apporta pas seulement l’idée, mais aussi quelques photographies pour la partie visuelle du volume. L’étude publiée chez Albatros, comme le montrent les illustrations, ne s’attache pas seulement aux détails énigmatiques du tableau (le punctum de la peinture, selon Barthes) et à ses réminiscences, par exemple chez Delacroix, mais aussi à l’ambiance muséale de son exposition au Louvre. Les photographies montrent des contre-plongées sur le tableau, des touristes japonais étonnés, des visiteurs qui se promènent, évoquant les films photographiques de Marker.

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Pour Schefer, le cinéma n’est pas simplement un lieu de fantômes et de revenants, c’est le lieu par excellence du reflet et de la réminiscence du passé. La Lumière et la proie contient une section intitulée « Film », dans laquelle on peut lire : « Ce film restitue une scène vue dans l’extrême paralysie d’un souvenir […] ». Il s’agit, dans le détail du tableau en question, du moment précédant de peu le martyre de Sainte Catherine. Le tableau du Corrège est examiné à l’aune de ce détail d’arrière-plan, une constellation lumineuse, pour ainsi dire évaporée, de deux figures, que le critique compare à l’arrêt d’une roue de la vie. Selon sa thèse, le regard central sur la scène principale, comme éclairée de l’intérieur, correspondrait à l’œil anticipé du cinématographe et coïnciderait avec celui de la Vierge. Son regard règne sur le temps, la scène d’arrière-plan est suspendue dans le coin de son œil.

Dans un fragment de son autobiographie singulière, paru en 2010, le dix-neuvième livre qu’il a publié chez P.O.L (De quel tremblement de terre …), Schefer se réfère également au cinéma comme lieu de reviviscence : « La mémoire doit dérouler comme un ruban d’orgue de barbarie un paysage à transformations, des lueurs et des silhouettes projetées par une lanterne magique qui ne sont encore rien d’un film. Tout est passé, tout est contemporain et ce que j’ai oublié c’est le moteur secret qui fait tourner cette machine. » Par sa capacité à incarner le temps, le cinéma devient donc le gardien privilégié d’une poétique à l’histoire de laquelle la littérature et la peinture participent de manière essentielle. Cinématographies est d’ailleurs le titre d’une série d’essais publiés en 1998 (toujours chez P.O.L) et dans lesquels il est question, entre autres, des gouttes de sang de Perceval dans la neige blanche. Ce motif constitue un prolongement des questions de théorie de l’image sur la représentation du corps chrétien. Dans le cercle d’un de ses éditeurs, aux Cahiers du cinéma, on aurait appelé en effet, selon un bon mot de Jean Narboni, le noble seigneur, un « Saigneur »…

Christa Blümlinger, « Der Herr der Bilder », Cargo n°15/2012, p. 39-41, texte publié en 2012 à l’occasion de la traduction de L’homme ordinaire du cinéma en allemand, version traduite et légèrement élargie par l’autrice ; Jean-Louis Schefer, né en 1938, est décédé le 8 juin 2022.

Images : Vampyr, Carl Theodor Dreyer, 1932 ; Bérénice, Raul Ruiz, 1983 ; La Jetée, Chris Marker, 1962