Le·a lecteur·rice utopique

À propos de "Fictions de Trump. Puissances des images et exercices du pouvoir" (2020) de Dork Zabunyan

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le 14 avril 2021

Dans Fictions de Trump. Puissances des images et exercices du pouvoir, Dork Zabunyan examine la manière dont Donald Trump a utilisé les médias pour asseoir son pouvoir, depuis ses débuts dans le domaine du divertissement télévisuel (années 1980) jusqu’à son exploitation intensive des réseaux sociaux pendant son mandat de 45ème président des Etats-Unis. Attentif aux problèmes que Trump pose au cinéma, l’auteur — professeur d’études cinématographiques à l’université de Paris 8 — explique ce que les images filmiques peuvent opposer à un tel personnage. En cet essai paru le 20 octobre 2020, il faut voir donc davantage qu’un livre sur Trump et les (nouveaux) médias. Il s’agit plutôt d’un précis à l’usage de celles et ceux qui se demandent comment s’aviser de la sécrétion audiovisuelle endémique d’un leader antidémocratique à l’époque contemporaine — sachant que Trump n’est pas un cas isolé dans le monde : D. Zabunyan convoque beaucoup le cas de Silvio Berlusconi, par exemple — et comment en combattre les effets. La victoire de Joe Biden aux dernières élections présidentielles américaines et les évènements qui l’ont suivie ne l’ont donc pas frappé d’obsolescence.

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Fictions de Trump permettra à celles et ceux qui vivent les images autrement que comme des véhicules d’informations ou d’idéologies, de se ressaisir d’un sujet face auquel iels pouvaient se sentir désarmé·e·s. Avec l’éviction des comptes de Trump sur les réseaux de Facebook, Twitter, Snapchat et YouTube suite à l’invasion du Capitole par ses supporters, c’est sur le thème de l’information et de son contrôle que les débats se sont cristallisés, en point d’orgue de ce mandat calamiteux. Mais dans Fictions de Trump, l’accent n’est pas mis sur les déterminations culturelles de l’engouement pour Trump, ni sur la mystification de ses électeur·rices. Le terme de « fiction », utilisé dans le titre du livre, ne doit pas être pris pour l’antonyme de « vérité » ou de « réalité » ; il n’est pas une référence aux mensonges, ni aux délires trumpiens. Il faut le comprendre comme Jacques Rancière le définit : la fiction n’est pas l’invention d’histoires imaginaires, elle est d’abord une « structure de rationalité[11] [11] « La fiction n’est pas l’invention d’êtres imaginaires. Elle est d’abord une structure de rationalité. Elle est la construction d’un cadre au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçus comme appartenant à un monde commun, des événements sont identifiés et liés les uns aux autres en termes de coexistence, de succession et de lien causal. La fiction est requise partout où il faut produire un certain sens de réalité ». RANCIÈRE Jacques, Les temps modernes. Art, temps, politique, Paris, La Fabrique, 2018, p. 24 », le canevas d’une expérience qui peut s’éprouver comme partageable, possible ou nécessaire. Ce qui est étudié dans Fictions de Trump, c’est la façon dont Donald Trump a construit un canevas de cette sorte, tel que des millions d’adeptes l’ont jugé opportun et tel, aussi, que ses opposant·e·s, obnubilé·e·s par sa grossièreté, son déni de réalité et par l’inscience de ses sympathisants, s’y sont laissé·e·s engluer bien qu’iels n’adhéraient pas à son message. Le pouvoir trumpien se repaît de la répulsion qu’il inspire, autant que du fanatisme. Loin de le contrarier, la bipolarisation du champ idéologique que Trump orchestrait volontairement autour de lui a rejoint l’arsenal de son pouvoir, pouvoir dont Gilles Deleuze (philosophe sur lequel D. Zabunyan a travaillé plusieurs années[22] [22] Dork Zabunyan a rédigé sa thèse de doctorat sur Cinéma 1 et 2 de Gilles Deleuze (Gilles Deleuze : Voir, parler, penser au risque du cinéma, Presses de La Sorbonne Nouvelle, coll. “L’œil vivant”, 2008), avant de publier un second ouvrage sur ce philosophe, intitulé Les cinémas de Gilles Deleuze chez Bayard Culture (2011) ), aurait pu redire qu’il se nourrit d’affects tristes.

Dans le secteur du cinéma, aux Etats-Unis, le front contre Donald Trump s’est aligné sur le clivage entre le « 7ème art », représenté par la communauté hollywoodienne, et la culture dite de masse, épinglée pour sa vulgarité. En effet, la carrière et la personnalité de Donald Trump sont indissociables de la télévision, il n’a jamais rompu avec ses codes : son management de la Maison Blanche, ses pratiques en matière de diplomatie ne différaient pas beaucoup de son comportement sur les rings de catch et les plateaux de télé-réalité. D. Zabunyan revient à plusieurs reprises sur ce conflit entre le monde du cinéma et cet homme de télévision, en convoquant notamment l’ouvrage du critique de cinéma américain Jim Hoberman, Make My Day[33] [33] James Lewis Hoberman, Make My Day : Movie Culture in the Age of Reagan, The New Press, New York, 2019. (qui explore les relations entre l’histoire politique des Etats-Unis et celle du cinéma américain à travers l’exemple des années Reagan). L’influence de la télévision sur Donald Trump n’est pas seulement d’ordre culturel ; ce qu’il doit à cette expérience relève bien de la technique de gouvernance. Sa stratégie médiatique est intra-frontalière, repliée, acrimonieuse, en rupture avec l’impérialisme culturel américain. Il n’y a aucun horizon, aucun idéal de réconciliation au devant de ses interventions. Cette fin de mandat en a été la sinistre démonstration. Trump a grippé la « machine à rêve » que le cinéma hollywoodien a historiquement sustenté à l’échelle du monde à travers, notamment, la composante fictionnelle du happy end. En ce sens, sa fiction tweetienne, toute tramée d’outrages et d’agressions, s’opposait bel et bien au modèle de la fiction hollywoodienne ; elle pouvait d’ailleurs en émousser la crédibilité à l’international[44] [44] Dork Zabunyan rappelle, en connaissance de cause, que « le cinéma américain affronte d’autres dangers, internes à la profession cette fois, et où c’est le destin même du mot ‘cinéma’ qui est en jeu, comme en témoigne la bataille que se livrent par médias interposés les studios Marvel et Martin Scorsese. » FT, p. 102. . Mais D. Zabunyan n’en vient pas à préconiser le retour à quelque tradition hollywoodienne que ce soit. Ce n’est pas seulement sur le ring des valeurs culturelles de Donald Trump qu’il faut agir, pas plus que sur celui de l’information contre sa propagande mensongère car son offensive porte plus fondamentalement, et plus gravement, sur notre rapport au monde.

Cela, l’auteur le montre en deux chapitres — séparés par une série de planches illustrées tout à fait éloquentes — consacrés à l’exercice du pouvoir trumpien : l’un sur le temps (« Les mésaventures du temps présent »), et l’autre sur le désir (« L’érotisation du pouvoir et ses usages »). D’abord, le temps : avec ses irruptions fréquentes dans le direct télévisé et autres tweets dépourvus de tout ancrage historique, de toute perspective d’amélioration à venir, Trump confinait internautes et téléspectateurs·rices dans un présent « continu et sans cohérence[55] [55] Neil Postman, cité par Hoberman in : Make my Day, op. cit., p. 347  ». En suggérant sa veille constante sur l’ensemble de la proposition médiatique, il entretenait notre sensation d’ensablement dans ce présent indépassable, où l’esprit critique s’ankylosait, et où l’imaginaire toujours achoppait sur son « corps invisible » et ubiquitaire. Ensuite, le désir : le comportement de l’ex-président américain est indexé à un moment actuel de « l’érotisation du pouvoir » — après ceux que Michel Foucault a énumérés dans les années 1970[66] [66] “Anti-Rétro, Entretien avec Michel Foucault”, in : Cahiers du Cinéma numéros 251-252, juillet-août 1974, p. 10 — : ce moment, que Silvio Berlusconi aurait inauguré en Europe, D. Zabunyan le qualifie de pornographique. La notion est convoquée dans son acception élargie au delà des frontières de l’imagerie « porno », associée à la définition, par Jacques Rancière ici encore, de la « scène pornographique » (que caractérise « la présupposition que ce que l’un fait à l’autre est précisément ce que l’autre souhaite qu’on lui fasse[77] [77] RANCIÈRE Jacques, « L’avion au sol (janvier 1997) » in : Chronique des temps consensuels, Paris : Seuil, 2005.  ») et à l’effet de stupéfaction que peuvent produire les images. Les deux versants de la stratégie trumpienne, le présent continu et la pornographie, visaient à nous couper de l’Histoire, du sens de la parole, des autres et de nous-mêmes. On les retrouve, combinés, dans une analyse de l’élocution de Donald Trump[88] [88] FT, p. 89-91 pour laquelle D. Zabunyan mobilise la notion de « voix out[99] [99] DANEY Serge, “L’orgue et l’aspirateur” in : La Rampe, Gallimard, coll. “Cahiers du cinéma/Gallimard”, 1983, p. 173. “Il y a une pornographie de la voix tout à fait comparable à la pornographie du sexe (abus des interviews, bouches des leaders politiques, etc.)”  » de Serge Daney. Si Trump avait tant besoin du direct, c’est qu’il lui fallait « fétichiser le moment de la sortie des lèvres » : que ses mots valent immédiatement comme faits — faits d’expulsion physique. Il créait ainsi l’impression d’une effectivité immédiate de son discours dans le réel.

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De ces deux premiers chapitres, il ressort qu’un sous-œuvre se cache derrière l’univers de grossièreté, de haine et de contrevérités trumpistes, sous-œuvre qui — tout jugement de valeur mis de côté — relève de la mise en scène, au sens (large) où on pourrait l’entendre, en cinéma : agencement de mots et d’images, production d’une temporalité, capture et gestion de l’attention et du désir. Dans l’ensemble, la réflexion de Dork Zabunyan semble s’appuyer sur ce principe ranciérien, selon lequel « les pratiques de l’art sont et ne sont pas en exception sur les autres pratiques[1010] [1010] RANCIÈRE Jacques, Le Partage du sensible – Esthétique et politique, Paris : La Fabrique, 2000, p. 66 et suiv.  ». Les opérations de mise en scène, de composition visuelle et dramaturgique ne concernent pas seulement les arts du spectacle, elle se font aussi en politique. En retour, cela entraine que le cinéma — vu, cette fois, non comme un milieu professionnel, un groupe d’influence mais comme un ensemble de pratiques — n’est pas impuissant face à un personnage comme Trump. Dans sa troisième et dernière partie, « Tourments du cinéma et contre-feux filmiques », l’auteur met en garde contre les tentations dommageables auxquelles Trump expose le cinéma : la caricature, la visée électoraliste, mais aussi l’évitement. Une tâche du cinéma doit être de contrer le discours de Trump et l’image qu’il génère de lui-même là où ils nous séparent de ce monde, là où ils s’interposent entre nous, là où ils s’imposent « en nous[1111] [1111] Dork Zabunyan utilise l’expression que Hans-Jürgen Syberberg employait, à propos d’Hitler.  ». Le propos s’illustre d’observations sur des films d’auteurs comme Monrovia, Indiana (2019) de Frederick Wiseman, L’autobiographie de Nicolae Ceauşescu (2010) d’Andrei Ujică, Le Caïman (2006) de Nanni Moretti ou encore La prise de pouvoir par Louis XIV (1966) de Roberto Rossellini… Ces films découlent d’un démontage des techniques de communication de différents dirigeants, d’un travail d’analyse de leurs images et d’une réflexion sur le type d’écart qu’il est possible d’effectuer vis-à-vis d’elles sans prétendre les court-circuiter. Ce dernier chapitre comprend aussi de précieuses pages sur Trump et le catch, vus à travers le texte inaugural des Mythologies de Roland Barthes — « Le monde où l’on catche[1212] [1212] BARTHES Roland, Mythologies, Seuil, réédition 1970, p.13-24  » —, très éclairantes quant aux relations de ce « monstre politique » à la Loi, et à la justice.

Une particularité de Fictions de Trump est qu’il nous invite à appréhender le succès médiatique puis électoral de Donald Trump, non comme l’effet d’une duperie des foules, mais comme celui d’une « perversion du désir grégaire » que Deleuze et Guattari appelaient à décrire, au début de l’Anti-Œdipe[1313] [1313] DELEUZE Gilles, GUATTARI Félix, L’Anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, coll. “Critique”, 1972, p. 37 . Par cette liaison entre pouvoir et désir, des perspectives d’analyse s’ouvrent autour de ce que ces penseurs auraient très probablement appréhendé comme un réseau de « micro-fascismes » devenu particulièrement menaçant — le propre du fascisme, irréductible au « fascisme historique », étant de faire que le désir se retourne contre toute altérité, puis contre lui-même[1414] [1414] GUATTARI Félix, “Micro-fascisme” in : Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles, L’Aube, 2011, p. 161-182. . Mais pour penser le rapport de ces leaders autoritaires à l’image, le recours au paradigme (étendu) de la pornographie pourra sembler quelque peu abrupt. Bien qu’il y ait une communauté de pensée entre Godard, Daney, Foucault, Rancière et Comolli, il n’est pas certain que tous visaient exactement la même chose à travers ce terme de pornographie, qu’ils ont d’ailleurs employé dans des contextes quelque peu différents. Cette notion peut être liée à la domination des corps, au domaine de l’économie et/ou, par ses connotations péjoratives, à celui de la morale — et ce même si l’on se situe, avec Godard, « au-delà de toute bienséance à caractère moraliste », mais bien au niveau d’une morale de cinéaste, soucieux de ne pas dépasser la conscience du·de la spectateur·rice. Un détour par l’histoire de la pornographie, par la diversité des images qu’elle a pu recouvrir et qu’elle recouvre aujourd’hui, ou encore par les débats de ces deux dernières décennies autour de l’existence d’un porno non-phallocratique ou « éthique » — en particulier au sein des mouvements féministes — aurait permis de démêler cet imbroglio de problématiques.

On peut aussi regretter que cette partie centrale de l’ouvrage, sur le pouvoir et le désir, fasse peu référence aux travaux contemporains, en sociologie sur les nœuds de dominations raciste, masculiniste et capitaliste dont Trump est un exemple si ostensible, et du côté de la psychanalyse, sur les économies libidinales qu’ils engagent [1515] [1515] En ce qui concerne le genre et la sexualité, on peut se tourner du côté de Javier Saez (Théorie queer et psychanalyse, EPEL, coll. “Les grands classiques de l’érotologie moderne”, 2005) et Fabrice Bourlez (Queer psychanalyse : Clinique mineure et déconstructions du genre), Hermann, 2018. Là où la psychanalyse s’est saisie du racisme, on peut citer Frantz Fanon, (Peaux noires, masques blanc, Seuil, 1952), Octave Mannoni (Le racisme revisité, Denoël, 1997) et les travaux de Jeanne Wiltord Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ?, éditions du Crépuscule, 2019. À noter le travail lancé tout récemment par Livio Boni et Sophie Mendelsohn (La vie psychique du racisme. Tome 1 : l’empire du démenti, 2021). . Il revient au lecteur ou à la lectrice de se demander dans quelle mesure, et dans quelles limites exactement, la « scène pornographique » ranciérienne peut être raccordée aux oppressions que subissent les personnes au quotidien, et ce sans que nul·le ne présuppose qu’elles le souhaitent : il apparaît plutôt que leur désir n’entre pas en ligne de compte. C’est important car, outre qu’elle a gouverné ce monde amer, l’image de Trump est aussi pétrie de ce monde. Les effets que produisent les images sur la conscience du·de la spectateur·rice doivent être pensés parmi ces autres chocs que produit la domination sur celles et ceux qui la subissent loin des écrans : à l’école, au travail, au guichet d’une administration, au détour d’un couloir sans qu’il n’en reste d’image. Derrière le succès du « You’re fired ! » que Donald Trump beuglait aux oreilles des candidat·e·s de son émission de télé-réalité (The Apprentice) dans les années 2000, il y a cette énigme, que relève D. Zabunyan : des millions de téléspectateur·rices et d’internautes fragilisé·es par le capitalisme, regardaient ces scènes à la télévision alors qu’iels les avaient vécues, ou risquaient de les vivre hors-cadre. Il ne s’agit peut-être pas de résoudre cette énigme : le risque serait de sombrer dans la spéculation psychologisante. Mais poser quelques jalons de réflexion et d’action autour d’elle pourrait se révéler utile, puisqu’il est possible qu’entre ces scènes de la vie ordinaire, aberrantes et pourtant vécues — en l’absence de témoin — , un·e spectateur·rice se construise. Comment parler du cinéma, que peut-on désirer de lui à partir d’ici ?

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Fictions de Trump aspire à poser « quelques exigences en matière filmique qui permettent d’entrevoir à quoi ressemblerait le “renversement” d’une figure aussi mondialisée que Trump — autant que celui d’autres dirigeants dont l’exercice du pouvoir, aussi autoritaire qu’imprévisible, fait la chronique ordinaire de l’aberration politique[1616] [1616] FT, p. 132.  ». L’auteur précise qu’ « il ne s’agit pas de restaurer la figure de l’artiste démiurge face aux méchants gouvernants[1717] [1717] FT, p. 110.  », et que ce renversement devrait sans doute s’élaborer film après film, en passant par des modifications fugaces de notre perception de ces leaders. Mais de toute évidence, une indéfectible croyance dans le cinéma motive l’écriture de ce livre, au point qu’on y décèle un certain utopisme — parfaitement assumé, à s’en tenir aux lignes reproduites ci-dessus. Ce parti pris a peut-être entrainé quelques élisions (l’utopie implique le refus de bien des présupposés), mais Fictions de Trump lui doit aussi son originalité majeure, qui tient aux terrains sur lesquels s’y situe le combat contre le pouvoir qu’exerce un personnage comme Trump : non pas sur celui de la culture (la sous- vs la grande), ni sur celui de la propagande et de l’information mais sur ceux du temps, du désir et de l’image proprement dite. On pourrait dire que par cet utopisme, la pensée que D. Zabunyan développe dans le champ de l’esthétique a une parenté avec celle de Miguel Abensour, penseur des utopies dans celui de la philosophie politique — et ce très probablement par l’entremise de Deleuze[1818] [1818] Deleuze a été le directeur de la thèse de doctorat de Miguel Abensour, sur la relation de Marx à l’utopie. . Renouer avec l’Histoire, avec les autres, avec « ce monde-ci » à partir de nos utopies plutôt qu’à partir du pressentiment d’une débâcle imminente, n’est pas dénué d’incidence possible sur le réel, parce que les utopies sont désirables, parce qu’elles sont des brèches ouvertes dans le présent (si noir soit-il), qui nous ménagent la possibilité de rompre avec la malédiction. C’est cette sorte de fiction-ci — une utopie, concernant le cinéma en l’occurrence — qui gronde contre celles de Trump, du fond de l’essai de Dork Zabunyan. Elle n’est pas complètement construite, elle a ses parts d’indétermination qui lui sont peut-être consubstantielles, d’ailleurs, puisqu’il s’agit de combattre le fatalisme et la résignation. Mais quelques-uns de ses principes sont d’ores et déjà posés, comme celui des puissances des images, par exemple.

Il y a donc un certain pragmatisme de cet essai, qui découle, paradoxalement, de sa substruction utopique. Cette visée pratique de Fictions de Trump se manifeste surtout dans son troisième et dernier chapitre, dont les cinéastes et les praticien·nes de l’image pourront retenir quelques pistes de travail. Vis-à-vis du corpus repoussoir qui constitue l’empire audiovisuel de Trump, D. Zabunyan préconise les démarches exploratoires, immersives, accompagnées d’une interrogation sur la façon dont le cinéma peut s’en saisir sans s’y agréger, dont il peut produire une « contre-image » qui l’écharpille, qui le sape. Bien sûr, l’efficacité critique de l’art est foncièrement imprévisible, et c’est la raison pour laquelle Fictions de Trump ne se lit pas comme un manuel de cinéma politique. Il est toutefois possible d’y puiser, non des recettes, mais des ressources. En tenant compte de la multiplication des pratiques de l’image dans le monde actuel, on peut aussi songer que son·sa lecteur·rice pourrait être photographe, dessinateur·rice, microblogueur·se, bricoleur·se et relayeur·se de vidéos, gifs et mèmes sur internet. Il ou elle y trouverait de quoi penser, peaufiner ses stratégies de défense sur les réseaux, et ses contre-offensives audiovisuelles, jusqu’aux plus modestes, en repartant du principe qu’elles ne sont pas dénuées d’effets. Par l’adoption d’une posture critique exigeante et sobre (à l’instar de celle de Roland Barthes) et d’un point de vue rapproché sur son corpus hétérogène, artistique ou non, D. Zabunyan incite enfin les cinéphiles, amateur·rices d’images en tout genre à choyer leurs armes, à persister dans le regard, et dans l’analyse. À califourchon entre l’observation et la fabrique des images, le·a destinataire, l’usagèr·e possible de Fictions de Trump est peut-être indéfini·e, mais — autre caractéristique de cet essai, la plus discrète, peut-être — iel n’est pas complètement abstrait·e. Pas forcément cinéaste de métier, mais assurément, cinéaste possible, ce·tte destinataire fantasmé·e gagne en présence et en potentiel, iel s’outille en pensée, prend les formes plurielles que nos imaginaires lui inventeront, entre les pages du livre. Faisons en sorte que par iel — par nous — nos fictions soient mises en œuvre contre les mauvaises.

Dork Zabunyan
Fictions de Trump. Puissances des images et exercices du pouvoir

Le point du jour, centre d’art/éditeur, coll. « Situation des images »
Parution : 20 octobre 2020
136 pages