Le cinéma ressuscité

À propos de "Cinéma Roussel. Pour un cinéma roussellien" d'Érik Bullot (2021)

par ,
le 20 octobre 2021

Auteur d’une œuvre réputée inadaptable du fait de la ténuité scénaristique de ses fictions, lui-même probablement ignorant de tout ce que fut le cinéma de son époque (« est-il même entré dans une salle ? »), Raymond Roussel n’a rien du poète-précurseur du cinématographe qu’est devenu un Guillaume Apollinaire. La possibilité même qu’un livre fût un jour écrit à ce sujet frise la fiction théorique. Adepte de la figure du miroir, Érik Bullot a répondu à la contrainte en la dédoublant. Dans Cinéma Roussel, réflexion de l’à peine plus ancien Roussel et le cinéma, le cinéaste et essayiste prolonge les conclusions tirées après l’étude raisonnée de l’œuvre du poète, romancier et dramaturge, et dresse le tableau de sa postérité en cinéma. Que cette généalogie soit pour partie fantasmatique n’enlève rien à la minutie de l’exercice.

pianotuner.jpg

Si les liens que Roussel entretient avec le cinéma ne se laissent pas facilement circonscrire, ceux qui le rattachent aux pionniers de la mise en mouvement de l’image littéraire, en revanche, sont particulièrement riches d’enseignement. Via l’art de la description d’abord, « nomenclature fabuleuse du visible[11] [11] Érik Bullot, Roussel et le cinéma, Nouvelles Éditions Place, coll. « Le cinéma des poètes », 2020, p. 20. » capable d’interrompre le fil du temps comme de découper ses gros plans dans la trame du réel (comme dans La Vue, Le Concert ou La Source). L’ekphrasis, analysée par Bullot dans ce premier poème, d’une « vignette enchâssée dans un porte-plume », c’est-à-dire d’une image logée dans un instrument d’écriture, pourrait constituer l’allégorie de cette poétique. Mais l’imagerie si singulière de Roussel ne suffit pas à en faire le tour ; la fidélité à la contrainte, à l’engendrement du livre selon des « règles de composition interne », le respect d’une « logique matricielle » s’avèrent essentiels. Ce rôle est rempli par le célèbre Procédé, ce principe de création secret à même de faire naître des images par des permutations langagières, véritable chiffre génératif qui annonce le cinéma structurel américain (Hollis Frampton, Michael Snow et Morgan Fischer seront plus tard évoqués par Bullot) autant que le thème posthumaniste sensible en filigrane dans tellement d’inventions du poète. Les rêves rousselliens, comme issus d’un « monde extra-humain », préluderaient ainsi à un nouveau régime de la création placé « sous le signe de la réalité virtuelle ou de l’intelligence artificielle. » (p. 9). Performatif, processuel, peut-être même procédural, l’idée d’un cinéma roussellien partagerait assurément avec l’art poétique une affinité générative.

« Le cinéma roussellien relève-t-il du cinéma de poésie ? » (p. 20) demande de but en blanc l’essayiste. En cherchant à bouter la généalogie secrète du poète-ignorant-du-cinéma Roussel et le mot de Viktor Chklovski, opposant dans un texte célèbre de 1927 la « prose » de cinéma (la suture linéaire de situations concrètes, narratives, par le montage) à sa manière « poétique » (la substitution d’un trait formel à un trait sémantique, la « géométrisation des procédés[22] [22] Viktor Chklovski, « Prose et poésie au cinéma », Textes sur le cinéma, traduit par Valérie Pozner, L’Âge d’Homme, 2011, p. 58‑60. »), Bullot vise d’abord à mettre en exergue le rôle fondamental de la construction. « L’art de Roussel répond à une logique combinatoire » (p. 29), assure-t-il, avant d’énumérer les inventions poétiques et mathématiques (un coup aux échecs porte sa marque) de l’écrivain ou de ses personnages répondant à ce principe. Mais comme un interlude (on sait l’art roussellien de la parenthèse), et de façon particulièrement originale, c’est avec une œuvre diamétralement opposée au poète français – celle de Buster Keaton – que l’essayiste teste son intuition au cinéma. Avec le burlesque américain, Bullot donne au concept de « géométrisation des procédés » de Chklovski une lecture kinésique, fondée sur les déplacements du corps (parfois médié par les moyens de locomotion dont la mise en scène de Keaton est amatrice – le steamer, la locomotive, etc.) traçant des figures dans l’espace. Dans une telle perspective, le corps du film, articulé par le montage, et celui de l’acteur, mis en marche par la pantomime, coïncident. L’autre point de raccordement intuitif entre Keaton et l’œuvre roussellienne est leur même obsession pour la mise en œuvre de la communication, par laquelle le cinéma retrouve sa fonction médiatique principielle, celle « d’écriture dans l’espace » (p. 23). Chez l’un comme chez l’autre, la correspondance peut toujours être soumise à des échecs de transmission, provoqués notamment par la figure métaleptique du jeu de mots, qui confond les niveaux de langage et accorde un primat à la matérialité du sens littéral.

Mais de manière plus souterraine, Bullot cherche également à déployer l’idée d’un « cinéma de poésie » dans une autre direction, renouant avec le sens axiologique dont le terme de poésie est gros, et faisant de lui une contestation du « modèle standard » du cinéma (ce que, dans les termes d’André Gaudreault et Philippe Marion, on pourrait nommer l’ « institution » du cinéma[33] [33] André Gaudreault et Philippe Marion, « Un média naît toujours deux fois… », Sociétés & Représentations, vol. 9, no. 2, 2000, p. 21-36. URL : https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2000-2-page-21.htm ), en vue de favoriser un retour à ce que Tom Gunning avait nommé les « attractions » [44] [44] Dans son livre publié dans la collection « Le cinéma des poètes », Bullot propose de lire certaines des inventions littéraires du poète et romancier sous le prisme de l’archéologie des médias, afin d’en interpréter les médias imaginaires qui « procèdent davantage de la poétique des attractions que de la série industrielle. » Érik Bullot, Roussel et le cinéma, op. cit., p. 61.

Les inventions littéraires de Raymond Roussel sont déjà de longue date incluses dans la recherche médiarchéologique. Dans Qu’est-ce que l’archéologie des média ? (UGA éditions, 2017 [2011]), Jussi Parikka fait du poète et romancier le pendant littéraire d’Edison, à l’origine comme lui du développement de ce que Kittler avait nommé l’époque de « l’invention de l’invention », cette « systématisation des pratiques de transformation des idées scientifiques et technologiques en objectifs commerciaux » (p. 98, note 9). Roussel, notamment par l’entremise du héros-inventeur Canterel de son roman Locus Solus, est ainsi l’une des figures majeures de l’invention de média imaginaires. . C’est que le « cinéma de poésie », pour Bullot, possède un profond sens « médiarchéologique » : réactiver sa possibilité signifie toujours revenir à un stade antérieur du développement du cinéma dans le but de le faire dériver, de le réinventer à partir de possibilités disparues. Depuis le début de son parcours théorique (cela ne fait aucun doute concernant son trajet artistique, qui débute avec son film de fin d’étude à l’IDHEC, intitulé justement Les Enfants de Raymond Roussel), Bullot n’a eu de cesse de chercher les moyens de « sortir du cinéma ». À condition de comprendre cette « sortie de salle », explorée dans un livre en 2013[55] [55] Érik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma, Éditions Mamco, 2013. , comme une sortie de piste, c’est-à-dire du cinéma « tel qu’il est », afin d’en défricher d’autres méthodes, nouvelles – autrement dit : oubliées. Dans Le Film et son double déjà, Bullot proposait la réévaluation des traditions anté-institutionnelles du cinéma via les possibilités d’hybridation du film avec le boniment, la conférence, ou encore avec son propre script : « Le film script n’est-il pas un avatar de ce rêve, à mi-chemin de la poésie visuelle et de l’archéologie des médias[66] [66] Érik Bullot, Le Film et son double. Boniment, ventriloquie, performativité, Éditions Mamco, 2017, p. 76. À propos de Poetic Justice (1972) d’Hollis Frampton, exemple de « film script », Bullot décrit le travail de « remédiation » entre l’image et le mot à l’aide des Recherches philosophiques de Wittgenstein : « Qu’est-ce donc qui, à proprement parler, nous vient à l’esprit quand nous comprenons un mot ? – N’est-ce pas quelque chose comme une image ? Est-il possible que ce ne soit pas une image ? » ? » Cette féérie médiatique recherchée dans le sillage de Roussel est bien celle qui inventerait ses propres processus de production. Elle joindrait ainsi à son appétence pour l’étude historique des ramifications injustement taillées du « cinéma » un goût immodéré pour l’imaginaire :

« Peuplé de machines singulières et d’appareils optiques qui forment le matériau fictionnel des Impressions d’Afrique et de Locus Solus, mêlant les savoirs (photographie, musique, électricité, magnétisme, hypnose), le monde roussellien croise le merveilleux à la technique. Le cinéma est présent dans son œuvre au prix d’un déplacement ou d’une traduction qu’il nous est loisible d’observer aujourd’hui sous l’angle de l’archéologie des médias[77] [77] Érik Bullot, Roussel et le cinéma, op. cit., p. 15. . »

L’hypothèse d’un « cinéma roussellien » – comme celle dite « du tableau volé » de Raoul Ruiz dont Bullot examine un moment la convergence (bien attestée) avec Roussel – est avant tout celle d’un jeu de pistes. À ce titre, un compte-rendu critique, forcément fastidieux, en éventerait la saveur, comme celle d’un bon polar. Je me contenterai – à mon tour – de cette hypothèse : que l’enquête est tout aussi bien, pour l’auteur qui ne cesse d’invoquer « l’esprit Roussel » à l’issue de ses analyses filmiques, une chasse aux fantômes : « Retrouver le septième art dans [les livres de Roussel] suppose une lecture allégorique pour deviner ou inventer les fragments d’un médium imaginaire, double ou fantôme du cinéma. » (p. 8) Au début de l’ultime partie du livre, Bullot d’ailleurs s’interroge, ne sachant où placer la frontière entre « animation » et « réanimation ». On pourrait y deviner en creux tout le propos du cinéaste-théoricien : qu’inventer et redécouvrir sont du pareil au même, et que le succès d’une résurrection (mot éminemment roussellien) de l’histoire n’est mesurable qu’en proportion à la vie qu’elle insuffle aux projets du présent. À ce titre, on gagnerait sans doute à suivre de l’autre œil ce qui constitue comme la doublure filmique de la recherche menée sur Roussel : un projet portant sur le poète surréaliste André Pieyre de Mandiargues, qu’inaugure Bullot dans un court-métrage tourné aux Beaux-Arts de Bourges en préparation du colloque de Cerisy 2021 consacré au poète, intitulé Le Quatuor ambigu. D’un cinéma roussellien, peut-être n’y aurait-t-il pas meilleure définition que celle, performative, de ce dernier essai filmique – ou à défaut de celle que Bullot donne à son œuvre propre, celle d’être un « cinéma littéraire, voire littéral, où les mots affleurent sous les images, où les règles du jeu répondent à un géométrisme de construction tout en conviant le hasard ou la chance. » (p. 7)

Cinéma Roussel. Pour un cinéma roussellien d'Érik Bullot
Editions Yellow Now, collection "Coté cinéma"
Publication : 22 octobre 2021
96 pages.

Image : The Piano-Tuner of Earthquakes, Quay Brothers, 2005.