Le spectateur de cinéma

Pour sortir de la critique du spectacle

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le 31 janvier 2018

Si la question des spectacles et de leur influence sur les spectateurs n’est pas nouvelle, il n’en reste pas moins qu’avec l’avènement du cinéma ce problème semble avoir pris une tournure inédite. La fin du dix-neuvième siècle a été en effet marquée en France, mais également dans la plupart des pays ayant vécu les grandes révolutions de la modernité (sociale, politique, économique, technologique), par un puissant phénomène de massification lié entre autres à l’urbanisation des sociétés. Cette mutation sans précédent a été accompagnée d’une réflexion teintée d’une profonde inquiétude chez nombre d’intellectuels, en réaction à la double irruption des classes populaires et des idéaux démocratiques au centre de la vie sociale et politique. C’est ainsi que Gustave Le Bon, l’un des premiers intellectuels français à œuvrer de manière assez systématique dans le domaine de la psychologie sociale, allait affirmer que l’humanité était désormais entrée dans un âge nouveau qu’il s’emploie à définir comme l’« ère des foules »[11] [11] Voir Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895, Paris, Puf, « Quadrige », 1988, p. 2. Un tel phénomène était selon lui terriblement régressif et destructeur à terme du terreau civilisationnel sur lequel la culture avait patiemment construit ses hiérarchies indiscutables.

Cette critique conservatrice de la massification de la société et de sa démocratisation n’aura fait qu’anticiper celle qui va être adressée par la suite au cinéma : le septième art sera ainsi accusé de participer au processus de nivellement lié à l’essor inexorable de la démocratie et à la primauté de la foule en tant qu’acteur politique majeur. La salle de cinéma, en effet, à la différence de la salle de théâtre, ne présente plus une structure qui mime et reflète la hiérarchie sociale, mais se caractérise au contraire par l’indifférenciation des places, la mobilité du spectateur et surtout la mixité sociale (bien qu’il faille nuancer, dans la mesure où le cinéma est d’abord forain et aussi parce que les salles restent situées, dans des quartiers qui ne sont par forcément mixtes). C’est précisément cette hantise d’un flottement généralisé mettant en question le principe même de la différenciation statutaire et sociale qui traverse la réflexion d’intellectuels conservateurs comme Gustave Le Bon, en des termes préfigurant les reproches adressés plus spécifiquement au cinéma[22] [22] Pour une anthologie des textes théoriques qui ont accompagné la naissance et le développement du cinéma, voir Le cinéma : naissance d’un art. 1895-1920, textes choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, Paris, Flammarion, « Champs/Arts », 2008 ; Le cinéma : l’art d’une civilisation. 1920-1960, textes choisis et présentés par Daniel Banda et José Moure, Paris, Flammarion, « Champs/Arts », 2011. . Le septième art se verra ainsi critiqué, à la fin des années 1930, par l’essayiste Georges Duhamel, au positionnement politique d’ailleurs plutôt progressiste comme une machine d’abêtissement propre à fournir la nourriture d’une multitude condamnée à s’avilir[33] [33] Voir Georges Duhamel, Scènes de la vie future, cité dans Le cinéma : l’art d’une civilisation. 1920-1960, op. cit., p. 283. . À lire conjointement Le Bon et Duhamel, la perte par les peuples de leur « âme collective » (Le Bon) devrait se comprendre comme le corrélat en termes civilisationnel de la disparition inéluctable de toute hiérarchie en matière d’art et de culture (Duhamel).

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La dimension intrinsèquement collective du cinéma : un art des foules

Les discours qui accompagnèrent la naissance du cinéma avaient en commun, indépendamment de leur positionnement philosophique ou politique, de pointer une transformation qu’ils reconnaissaient comme centrale dans l’organisation sociale, plus particulièrement dans la façon pour les individus de structurer leur relation aux institutions et de se rapporter les uns aux autres. Dans le cadre d’une urbanisation sans précédent qui allait aboutir à l’édification de métropoles (Berlin, Londres, Paris) toujours plus denses en termes de population, ce sont des hommes nouveaux qui peuplaient désormais les grandes villes modernes et composaient le public d’une salle de cinéma. Ainsi, que le cinéma soit pensé à la manière de Duhamel sur un mode ouvertement critique en tant que modèle négatif de la culture de masse et de la dissolution de l’art dans l’industrie du spectacle, ou que l’on perçoive en lui un authentique art populaire, comme le font entre autres Louis Delluc, Erwin Panofsky, ou avec un regard plus ambigu Siegfried Kracauer, il s’agit toujours de réfléchir le cinéma en tant que médium artistique s’adressant moins à des individus qu’au grand nombre.

Siegfried Kracauer fut l’un des premiers à mettre l’accent sur la dimension intrinsèquement collective du cinéma, autant pour ce qui concerne le processus de création que sa réception par le public : la production et la réalisation d’un film impliquent en effet l’intervention d’une multitude de personnes, du technicien-éclairagiste au directeur de production[44] [44] Voir Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, 1947, trad. C. B. Levenson, Lausanne, L’âge d’homme, 1973, p. 5-6. Erwin Panofsky insiste lui aussi sur le caractère collectif de la création cinématographique dans « Style et matière du septième art », Trois essais sur le style, 1995, trad. Bernard Turle, Paris, Gallimard, « Le promeneur », 1996, p. 137-138. . Pour Kracauer, ce sont les films eux-mêmes qui sont réalisés et produits en vue d’être donnés en spectacle à ce qu’il appelle « une multitude anonyme »[55] [55] Voir Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, op. cit., p. 6. , autre nom pour désigner la foule d’une salle de cinéma. Ce n’est donc pas tant le choix du sujet ou sa façon de le mettre en scène qui fait le caractère populaire des films : si ceux-ci sont populaires, c’est en raison même de leur définition, non à cause d’une décision particulière prise par un producteur ou un réalisateur. D’où plus généralement la caractérisation du cinéma en tant qu’art des foules, pour reprendre l’idée de Louis Delluc[66] [66] Voir Louis Delluc, « La foule devant l’écran », Le Cinéma et les Cinéastes. Écrits cinématographiques I, Paris, Cinémathèque française, 1985, p. 279-288 ; « Le cinéma, art populaire », Le cinéma au quotidien. Écrits cinématographiques II/2, Paris, Cinémathèque française et éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1980, p. 70-75. , destinée à rendre compte chez lui du miracle produit par un authentique art populaire capable de susciter l’unanimité des foules, tout en faisant appel à leur intelligence[77] [77] Voir Louis Delluc, « La foule devant l’écran », op. cit., p. 73-75. .

Qu’elle perçoive dans le médium cinématographique les virtualités d’un art émancipateur qui puisse faire écho aux promesses d’une société plus libre et plus juste, ou au contraire le signe d’une décadence culturelle irrémédiable, la réflexion sur le cinéma oscille en définitive entre deux conceptions qui ne portent pas seulement sur l’art et les spectacles, ou même plus précisément sur les effets supposés des images sur le public, mais renvoient à un questionnement concernant la forme et le statut légitime que l’on souhaite accorder à la communauté, et ouvrent plus largement à une interrogation touchant au type de rapport entre la singularité individuelle et l’institution. Or il semble que ces oscillations dépendent en définitive de l’interprétation qui est faite de la place du spectateur, non seulement au cinéma, mais aussi de manière plus générale. Il convient cependant de voir que le jugement porté sur le spectateur dépasse de loin la seule question du spectacle, en ce sens qu’il est également, et à un titre important, fonction de celui porté sur la foule elle-même, selon qu’elle est conçue comme public disposant d’un sens critique (c’est la perspective adoptée notamment par Louis Delluc) ou à la manière d’une masse inerte inapte à la réflexion (c’est l’option suivie notamment par Georges Duhamel). Le sort du spectateur de cinéma renverrait plus généralement à celui de l’homme tel qu’on peut le penser au sein de la modernité esthétique et politique.

Culture de masse et cinéphobie

Les discours « cinéphobiques » ne se limitent pas à une critique du cinéma mais présupposent une critique de la culture de masse et des images qu’elle diffuse. Ce qui ne signifie pas que cette critique de la massification sociale soit réductible à une critique du populaire et de la culture populaire. On doit néanmoins remarquer que les critiques de la culture de masse sont apparues au moment où les classes dites populaires, c’est-à-dire cette partie du corps social à qui n’était reconnue aucune légitimité politique, ont fait irruption dans un espace public dont elles avaient été jusque là écartées.

L’historien Christophe Charle montre ainsi que les discours moralisateurs dénonçant la société du spectacle qui venait de naître aux alentours de 1860 portaient sur son caractère hybride, caractérisé non seulement par le mélange des genres, mais surtout par le mélange des publics, réunis autour de spectacles culturellement peu exigeants[88] [88] Voir Christophe Charle, La dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XIXème siècle, Paris, Puf, 2015, p. 148. . Certes il subsistait encore une nette ségrégation sociale, notamment pour ce qui concerne la distinction entre haute culture et divertissement bas de gamme (entre l’opéra par exemple et le cabaret ou le cirque). Mais sous le double effet d’une forte poussée urbaine et de la libéralisation des mœurs, la part des populations concernées par les spectacles allait s’étendre massivement[99] [99] Voir ibid., p. 371. D’où le caractère de plus en plus composite du public. Voir également sur ce point Christophe Charle, Théâtres en capitale. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne. 1860-1914, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque Histoire », 2008, p. 15. . Le théâtre, placé au cours des décennies précédentes en situation de monopole, se voyait du coup mis en concurrence avec l’émergence de spectacles proposant une alternative à la scène et à la dramaturgie classique[1010] [1010] Voir Christophe Charle, La dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XIXème siècle, op. cit., p. 384. : c’est l’acte de naissance de ce qui deviendra plus tard la variété, qui a résulté de l’effacement progressif de la distinction entre genres et entre sujets (ibid., p. 396).

C’est dans le contexte d’une « société du spectacle radicalement nouvelle », cherchant à se jouer des barrières traditionnelles qui auparavant séparaient le domaine de la culture légitime du simple divertissement (ibid., p. 421), que le cinéma a pu apparaître comme le point culminant d’un processus de dérégulation culturelle à l’échelle des pays européens. Il a accédé en un temps très court (dix ans tout au plus) au statut d’art de masse, ayant profité de l’existence de cette nouvelle société du spectacle à la périphérie du théâtre et de la culture établies, où l’on trouve aussi bien les foires, les spectacles forains et de rue, les cabarets, les music-halls ou encore les petits théâtres de quartier (ibid., p. 462). Le cinéma aurait en définitive réussi à cristalliser tout l’effort de création d’un siècle particulièrement inventif, puisqu’il serait parvenu à cet exploit de synthétiser dans des images aisément accessibles des éléments à la fois tirés de la grande culture et de la culture populaire (ibid.).

Le cinéma porterait à son paroxysme les traits propres à la société du spectacle, en particulier pour Christophe Charle la commercialisation, l’industrialisation et la technicisation (ibid., p. 366). C’est sans nul doute parce qu’il a intégré les principes de la production industrielle et qu’il dépend d’un appareillage technique qu’on ne retrouve dans aucune autre forme esthétique que le cinéma a pu être considéré comme un art en osmose avec la structure de la société capitaliste. C’est pourquoi il a déclenché des critiques émanant aussi bien du bord conservateur que du bord progressiste : les unes dénonçaient dans le capitalisme un utilitarisme débridé et le déclin corrélatif des valeurs religieuses et morales, les autres l’expression de la soif de profit qui condamnent la grande majorité des hommes à la misère.

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Critique du spectacle

Cette critique de la culture de masse a adopté depuis les années 1960 la forme d’une critique de la société du spectacle, élaborée comme telle par Guy Debord, pour se transformer peu à peu en un discours stéréotypé. Sous cette expression, Guy Debord ne visait pas explicitement l’hégémonie des médias, dont l’importance s’était considérablement accrue après la Seconde Guerre Mondiale, mais cherchait surtout à rendre compte du rapport social propre à la forme contemporaine prise par le capitalisme. Marx s’était efforcé à son époque de montrer que la marchandise impliquait un rapport social entre les individus médiatisé par la catégorie de chose, médiatisation que Lukács avait par la suite thématisé sous le terme de « réification » dans son ouvrage Histoire et conscience de classe. Un siècle plus tard, Guy Debord allait chercher à faire ressortir la structure des rapports sociaux prévalant dans le cadre de ce qu’il nommait la « société du spectacle » : le spectacle désigne d’après lui un rapport social entre personnes médiatisé par les images[1111] [1111] Voir Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Castel, 1967, rééd. Gallimard/Folio, 2014, p. 16. . Car si la production capitaliste est pensée de manière fondamentale comme avènement d’un ordre marchand généralisé, il est nécessaire de préciser les termes de l’analyse marxienne à l’époque contemporaine en montrant que ces marchandises sont désormais produites en tant qu’images.

Pour Debord, le spectacle désigne le moment où la marchandise parvient à l’occupation totale de la vie sociale, ce qu’il faut comprendre comme le règne de la consommation aliénée, devenue pour les masses un devoir supplémentaire à la production aliénée (ibid., p. 39-40). Ce que consomme l’individu, c’est le spectacle de sa propre existence qui lui échappe irrémédiablement, et qu’il ne peut vivre que sur le mode de la représentation. Si le spectateur est aliéné, c’est au sens où, pour Debord, ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation : incapable de retrouver son être au sein des images qu’il contemple, il devient étranger à lui-même et à sa propre existence (ibid., p. 31-32). Le spectacle ne formerait donc rien d’autre que le règne de la « séparation achevée » (ibid., p. 13).

Pour bien faire ressortir le point névralgique de la critique menée par Debord, il faut revenir au soubassement philosophique dont elle constitue l’expression. D’après Debord, le spectacle se situe dans l’héritage du projet philosophique occidental, que l’on peut caractériser en tant qu’appréhension de l’activité suivant les seules catégories du visible (ibid., p. 23-24). Ce qui revient à penser la praxis (l’action) comme constituant un mode d’être subordonné à la théorie, dans l’optique qui a été celle de la métaphysique d’obédience platonicienne. La critique de la société du spectacle doit ainsi se comprendre en référence à la critique qu’avait faite Feuerbach de la religion, et que Marx allait radicaliser, notamment dans ses Thèses sur Feuerbach. Pour Feuerbach, l’homme est aliéné parce qu’il se montre incapable d’extérioriser ses qualités essentielles en raison de sa misère politique et sociale. D’où l’élaboration de la figure de Dieu, qui résulte d’un processus de sublimation par lequel l’homme se sépare de lui-même, c’est-à-dire de sa nature profonde en ce qu’elle peut avoir de meilleur, pour la projeter en un être, le divin, qui est sa création propre où il se perd. C’est pourquoi, comme l’affirmait Feuerbach, un homme pauvre a nécessairement un Dieu riche. La révolution doit suivant cette logique s’entendre à la manière d’un processus de réappropriation par où l’humanité se régénère et reconquiert son essence perdue : le monde redevenu le corrélat indissoluble de l’homme qui y reconnaît son œuvre propre et peut entretenir avec lui une relation intime[1212] [1212] Pour la comparaison du spectacle avec l’aliénation religieuse, voir ibid., p. 41. Il faut entendre la révolution ici au sens d’un dépassement de l’art comme dimension séparée de la vie où il doit finalement se dissoudre et donc s’accomplir (voir ibid., p. 186). .

La démarche que suit Debord est analogue à celle empruntée par Feuerbach : lorsque les hommes entretenaient des relations de réciprocité avec le monde au sein duquel ils pouvaient reconnaître une trace de leur être, c’est le toucher en tant que lien direct avec les choses qui était le sens mobilisé en priorité ; les hommes pouvaient ainsi sentir toute la plénitude et la richesse du réel. Avec la dissolution du lien entre l’homme et le monde, celui-ci aurait commencé à perdre la relation charnelle directe dont il pouvait jouir lorsqu’il se rapportait au tissu sensible composé par le réel. C’est alors la vue qui allait supplanter le toucher, puisque ce sens correspond en raison de son caractère supposé abstrait à l’abstraction généralisée propre à la société spectaculaire-marchande (ibid., p. 23). Et c’est dans la vue justement que le spectacle, en tant que tendance à « faire-voir » par l’intermédiaire de médiations spécialisées, allait logiquement trouver sa forme d’expression privilégiée : l’aliénation au spectacle se comprend dès lors comme ce qui rend compte de la primauté accordée à la vision, et donc à la spéculation, au détriment de l’action (ibid., p. 23-24 et 205-206).

On comprend donc qu’il ne s’agit pas pour Debord de simplement mettre en cause le règne des images, qui nous aurait fait sortir de la civilisation de l’écrit, mais de pointer une donnée essentielle du spectacle sous sa forme contemporaine : ce qui est en jeu ici, c’est le fait même du visible ou du « rendre-visible », le spectacle pouvant se définir non seulement comme domination planétaire de la marchandise mais plus précisément encore comme régime de la monstration déterminé par son monopole des apparences qui donnent à voir le monde à l’envers, selon la lecture marxienne de l’idéologie. A la suite de Debord et du situationnisme, Jean Baudrillard allait radicaliser la critique du spectacle, en en transformant la signification, puisque le problème n’était plus, d’après lui, qu’il y ait un éloignement entre les spectateurs et les images qu’on leur donne à voir, mais au contraire une trop grande proximité, une quasi-immersion du public dans un écran devenu « total »[1313] [1313] Voir Jean Baudrillard, Écran total, Paris, Galilée, « L’espace critique », 1997. .

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Pour une critique de la critique du spectacle

Le problème posé par ce type d’analyse est qu’elle repose sur des présupposés assez fragiles, d’une part parce qu’elle tend à réduire les apparences à quelque chose de fallacieux qui masque la réalité ; d’autre part parce que la position du spectateur est immédiatement et structurellement pensée en termes de passivité (« Le spectacle est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne », La société du spectacle, p. 21). Or il apparaît tout à fait possible de mettre en question ces présupposés qui confinent parfois aux préjugés : il est certes tout à fait légitime de parler d’aliénation, au sens où pour Castoriadis une société aliénée est une société qui attribue à un pouvoir extra-social, de forme divine par exemple, l’origine de ses institutions, et efface ainsi le fait que ce sont toujours les hommes qui font leur lois[1414] [1414] Voir Cornelius Castoriadis, « Nature et valeur de l’égalité », Domaines de l’homme, Paris, Seuil, « Empreintes », 1986, p. 315. . Mais il n’y a par ailleurs nulle nécessité ni à faire du visible le médium par excellence de l’aliénation, ni à penser la passivité sur un mode strictement négatif.

Le fait de regarder n’implique pas que l’on soit dans l’incapacité de comprendre ce qui se trame à nos dépends, pas plus que l’on soit privé du pouvoir d’agir. Le fait d’être à distance des choses ne doit pas s’appréhender sur un mode ouvertement dramatique comme perte et séparation, mais atteste aussi bien d’un exercice possible du pouvoir de la réflexion, apte à interpréter ce qui se donne au regard, c’est-à-dire capable de mettre ce qui est vu en comparaison avec d’autres images, d’autres êtres, d’autres objets, d’autres situations, que ces choses aient pu être perçues, vécues, ou même seulement imaginées. Comme l’affirme à cet égard Jacques Rancière, le spectateur possède une capacité essentielle, le pouvoir de composer son propre poème avec les éléments du poème qu’il a sous les yeux[1515] [1515] Voir Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 19. . Si la notion de spectacle a un sens, il faudrait donc saisir sous ce terme, non le lieu d’une manipulation et d’une perte de soi, mais des manières multiples de découper le sensible et d’en opérer à chaque fois la reconfiguration, de séparer et de relier les choses, cette mise en rapport composant un tissu sensible où chacun peut tracer la voie de son émancipation. Dans cette perspective, l’erreur de Debord aurait consisté à ne pas avoir pris acte d’une rupture dans l’ordre des arts et des spectacles, où au régime représentatif classique défini par la continuité entre les formes de la production artistique et les formes sensibles de sa réception par le public (ibid., p. 58) a succédé un régime esthétique caractérisé par la mise en suspens de toute relation bien déterminée entre l’intention de l’artiste, ou la forme prise par sa création, et l’effet produit sur le spectateur (ibid., p. 62). Le spectacle, si l’on veut à tout prix garder le terme, désignerait dès lors cet espace anonyme où viennent circuler les œuvres sans que l’on puisse discerner des catégories de personnes bien définies à qui elles s’adressent.

La pensée de Hannah Arendt, étayée sur la philosophie kantienne du jugement esthétique, a précisément contribué à redonner toute sa valeur aux notions d’apparence, de spectacle et de spectateur, notamment par son refus d’entériner la dichotomie brutale passivité-activité qui vient redoubler la traditionnelle scission de la théorie et de l’action, du moins telle que celle-ci a été réinterprétée dans la philosophie post-hégélienne depuis Feuerbach. Il faut ainsi entendre la notion de spectacle chez Arendt, non pas seulement au sens de ce que peut voir ou entendre un public rassemblé dans un lieu consacré, mais plus globalement dans son acception ontologique : il s’agit pour elle de désigner ce qui constitue l’assise du monde et donne à celui-ci sa forme et sa structure. Arendt définit à ce titre le monde comme ce qui contient des choses ayant toutes en commun d’apparaître, autrement dit d’être faites pour toucher des êtres doués de sensibilité : de ce point de vue, « il n’est rien au monde, ni personne dont l’être ne suppose un spectateur »[1616] [1616] Voir Hannah Arendt, La vie de l’esprit, 1978, trad. L. Lotringer, Paris, Puf, 1981, rééd. « Quadrige », 2005, p. 37-38. . Pour Arendt, le fait de la conscience, traditionnellement conçu comme ce qui assure au sujet l’entière certitude de son être, ne garantit la réalité de ce qu’il est que dans la mesure où ses pensées peuvent s’actualiser dans des paroles adressées à un auditeur ou à un lecteur, fut-ce à titre potentiel (ibid., p. 38).

Dans ces conditions, il y a une coïncidence structurelle entre l’être et l’apparence (ibid., p. 37-42). Ce qui ne signifie nullement qu’il n’y ait que des apparences, et qu’il faille donc suivant cette logique concevoir l’être à la manière d’un arrière-monde fantomatique. Le sensible et l’intelligible, pour reprendre le vocabulaire traditionnel, ne sont absolument pas séparables, ils doivent être au contraire pensés de concert en tant qu’ils sont indissociablement reliés l’un à l’autre. Rendre le monde intelligible ne consiste donc nullement à subsumer des apparences trompeuses sous l’égide d’un univers d’Idées pures, mais à percevoir le monde sous sa richesse et sa pluralité inépuisables. En ce sens, l’intelligible fait ressortir des contrastes, des différences d’intensité, ouvre des perspectives, trace des marquages et des plans, creuse des brèches qui recomposent le monde.

C’est donc pour Arendt sous le modèle du spectacle, et précisément du théâtre, que le monde peut être rendu pensable : le fait que chacun soit mû par le besoin de paraître présuppose non seulement l’existence d’un spectateur mais implique également comme condition intrinsèque la possibilité pour les êtres de s’exposer, de se présenter, en tant qu’acteurs, sur une scène préparée à cet effet (ibid., p. 40). C’est en raison de cette préséance ontologique du spectacle que le théâtre est conçu par Arendt comme l’art politique par excellence[1717] [1717] Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961, rééd. Pocket, « Agora », 1999, p. 246. : une action ne peut avoir de signification qu’à la condition d’être mise en forme, c’est-à-dire mise en scène. Ce n’est pas en cultivant son intimité dans un jardin secret que l’individu parvient à se singulariser, mais c’est en s’exposant au regard des autres par ses actes et ses paroles (ibid., p. 236-238). L’action politique ne prend donc toute sa consistance et toute sa valeur qu’à la condition d’en passer par la médiation de la mise en scène. C’est comme si le peuple se voyait soumis à la nécessité de se dédoubler : en entrant sur la scène politique, les citoyens deviennent des acteurs regardés par un public de spectateurs, à ceci près qu’il est impossible d’établir une dichotomie entre, d’un coté, des citoyens dont la spécificité serait d’être des acteurs, et de l’autre, des citoyens ayant pour particularité d’être des spectateurs – un citoyen se doit d’être tour à tour acteur et spectateur[1818] [1818] Voir sur ce point Géraldine Muhlmann, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot & Rivages, 2004, rééd. « Petite Bibliothèque Payot », 2006, p. 86-87. . En ce sens, comme l’affirme Marie-José Mondzain, il n’est nullement nécessaire de concevoir le spectacle en tant qu’instance manipulatrice[1919] [1919] Voir Marie-José Mondzain, Homo Spectator, Paris, Bayard, « Essais », 2007, p. 19.  : ce qu’un homme regarde, c’est avant tout ce que le monde ou ce qu’un autre homme lui donne à voir, sans qu’il faille à tout prix y chercher un agent mystificateur à l’œuvre. Que le sujet puisse être influencé par ce qui vient du dehors ne signifie donc pas nécessairement qu’il soit passif au sens le plus péjoratif, c’est-à-dire inapte à une action autonome. Car ce qui a un effet sur lui, il peut en faire autre chose.

On ne doit par ailleurs nullement croire qu’Arendt fait ici l’éloge de la vie contemplative, à rebours de la conception qui est la sienne, et qui revient à reconnaître à la praxis politique un mode d’être à part entière qu’on ne saurait déduire d’une ontologie sous-jacente conférant le primat à l’intelligible sous forme du visible. Réfléchir la politique en termes de théâtre, en attribuant au spectateur un rôle central, doit précisément se comprendre en rupture avec la conception héritée du platonisme, qui revient à faire du philosophe le spectateur privilégié, en ce sens qu’il occupe une position de surplomb lui permettant de porter un regard objectif sur le monde et voir les choses dans leur vérité[2020] [2020] Voir Hannah Arendt, La vie de l’esprit, op. cit., p. 128-129. . De même que la vérité ne s’élabore que par confrontation des différentes opinions, l’impartialité ne peut être atteinte qu’à la condition de prendre en compte le point de vue des autres, la pluralité formant la dimension propice à l’élaboration du jugement. Même s’il travaille dans un certain isolement, le philosophe critique se doit de rester fidèle au principe de la pensée élargie, qui l’oblige à s’ouvrir au jugement des autres par un travail de l’imagination qui le situe dans un espace public potentiel, dépassant le simple cadre fourni par la cité dont le philosophe-citoyen est membre[2121] [2121] Voir Hannah Arendt, La crise de la culture, 1968, trad. dir. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972, rééd. Folio-Essais, 2006, p. 281-282. Voir également Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, 1982, trad. M. Revault d’Allonnes, Paris, Seuil, 1991, rééd. Points-Seuil, 2003, p. 72-73. . C’est ce qui conduit Arendt à identifier, en référence à Kant, le citoyen du monde et le spectateur du monde (ibid., p. 74).

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Le cinéma comme tension entre identification et distanciation

La pensée kantienne du jugement, en tout cas telle qu’elle est réinterprétée par Hannah Arendt, permet de saisir ce qui peut faire lien entre les spectateurs, dont on ne saurait dire qu’ils sont atomisés sans autre forme de procès, ainsi que tendent à le faire les contempteurs de la société de masse.

Ce n’est toutefois pas un hasard si la masse a pu constituer un objet sur lequel se sont focalisés bon nombre d’intellectuels, indépendamment même des problèmes que posent leurs analyses critiques du phénomène. Il semble en effet qu’une telle forme de société pose avec une acuité extrême les conditions constitutives du lien social et permet de faire ressortir les formes structurelles de l’être-ensemble. La massification a en effet constitué un phénomène qui peut apparaître paradoxal puisqu’il a consisté à concentrer un nombre croissant de personnes dans des villes toujours plus grandes, donc à les rapprocher, tout en les rendant sans cesse plus étrangères les unes aux autres.

Mais cette peur d’un délitement social, traduite par une anomie généralisée, est allée de pair avec la crainte d’un nivellement vers le bas et d’une destruction des hiérarchies qui structurent l’ordre social, ce processus étant supposé culminer avec le triomphe de la médiocrité, qui interdirait l’expression du génie singulier. Le danger ressenti par les classes dirigeantes vis-à-vis de l’intronisation publique des classes laborieuses ne résidait pas seulement dans la crainte de se voir dépossédé de son pouvoir et de ses richesses, mais dans la hantise d’un égalitarisme forcené qui tend à éradiquer toute marque de distinction et d’aristocratie. Le sentiment de peur face aux masses qui a étreint au dix-neuvième siècle les fractions les plus conservatrices de la société a en réalité pour objet ces deux tendances extrêmes contenues dans la structure même de la vie sociale, l’une marquée par la volonté de faire sécession, l’individu cherchant à se créer son monde propre sans nulle allégeance au monde commun, la seconde traversée par le désir de fusion avec l’autre, de sorte que les individualités renoncent à toute trace de singularité pour ne plus faire qu’un.

On peut suivant cette logique faire l’hypothèse que le cinéma constitue peut-être la forme d’art et le lieu emblématique de cette tension entre le même et l’autre, ou si l’on préfère, entre l’homogène, moment de paroxysme où l’universel intègre les différences jusqu’à les supprimer, et l’hétérogène, pointe ultime du processus de déliaison par où l’individu ne cherche plus à faire lien. Les références aux analyses de Siegfried Kracauer et de Walter Benjamin qui concernent le spectateur de cinéma nous permettront d’étayer cette hypothèse. Analysant la place très particulière occupée par le spectateur dans une salle de cinéma, Kracauer montre comment celui-ci se trouve en quelque sorte pris dans un double mouvement, à première vue contradictoire, qui le pousse d’une part dans l’identification sans restes avec ce qui se déroule sous ses yeux, au point de s’absenter de lui-même, et l’entraîne en même temps dans un mouvement de repli sur soi où les images libèrent son imagination pour le faire tomber dans une rêverie sans objet ni terme définis[2222] [2222] Voir Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, 2005, trad. D. Blanchard et C. Orsoni, Paris, Flammarion, 2010, p. 243-248 et 427. .

L’une des propriétés attribuées au spectateur de cinéma est que celui-ci se trouve dans un état de tension et d’excitation qu’on ne retrouve jamais dans les arts plus traditionnels, qui semblent avoir une dimension cathartique prononcée. Walter Benjamin soulignera pour sa part la dimension de choc propre au cinéma : alors que la contemplation d’un tableau laisse ouverte la possibilité d’une libre association d’idées, la succession à grande vitesse des images sur l’écran tend à rendre celle-ci impossible et empêche donc l’imagination de vagabonder d’une idée à l’autre[2323] [2323] Voir Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (première version, 1935), trad. R. Rochlitz, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, rééd. Folio-Essais, 2001, p. 106-107. . C’est comme s’il était impossible de former la représentation d’autres mondes possibles à partir de la saisie du monde offerte par le cinéaste. Cela ne constitue d’ailleurs nullement un argument contre le cinéma, puisque cet art est né, selon Benjamin, pour répondre à des conditions d’existence propres aux sociétés de masse et correspondre ainsi à de profondes modifications de l’appareil perceptif nées de la rupture d’avec la tradition (ibid., p. 81 et 107). L’une des fonctions du cinéma consiste d’ailleurs pour Benjamin à réaliser un équilibre entre l’homme et l’appareillage technique dont il se trouve désormais entouré (ibid., p. 102) : ainsi c’est par un surcroît d’attention que le spectateur parvient à atténuer le choc asséné par les images et à suivre le film sans difficultés (ibid., p. 107). Dans les analyses qui se veulent résolument critiques, cette référence à l’état d’excitation du spectateur se double d’une mise en exergue de la principale conséquence d’un tel vertige psychique : l’abandon de soi dans la vision des images et donc le risque d’une perte de contrôle. Il semble que ce danger est moindre au théâtre dans la mesure où, si le spectateur parvient à s’identifier aux personnages et aux situations qu’il voit sur scène, c’est dans la perspective d’une maîtrise de soi plus grande : s’abandonner à l’altérité pour revenir à soi enrichi. D’où la comparaison récurrente du spectateur de cinéma à celui d’un homme sous ivresse qui s’immerge dans les images défilant sur l’écran et s’y promène dans un état d’hypnose. Tout se passe comme si, pour mettre un terme à l’excès de nervosité qui s’empare de lui lors de la projection du film, le spectateur tendait à ne faire qu’un avec l’objet à l’origine du bouleversement introduit dans son psychisme[2424] [2424] Le choc éprouvé par le spectateur n’est toutefois pas réductible à un simple affect mais doit s’insérer dans son expérience à un stade d’élaboration supérieur, sinon on ne parlerait pas du cinéma comme d’un art, fut-il mineur. L’identification du spectateur à ce qu’il regarde s’opère pour l’essentiel au niveau de son imaginaire. .

A l’inverse, pour suivre à nouveau Benjamin, le spectateur peut répondre au choc par un effort de mise à distance vis-à-vis des images qui défilent sur l’écran. Il est en effet possible, à partir de l’ébranlement suscité par le visionnage d’images qui se succèdent à un rythme ultra-rapide, de laisser son imagination vagabonder. Benjamin pointera également par la suite le caractère essentiellement distrait du spectateur de cinéma, capable d’articuler l’expertise spontanée qu’il est apte à former concernant les films qu’il a vus au plaisir éprouvé lors de leur projection[2525] [2525] Voir Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », op. cit., p. 109-110. . C’est d’ailleurs dans cette alliance contradictoire de la concentration et de la distraction que réside la caractère spécifique de la projection cinématographique, où le spectateur peut laisser son esprit vagabonder sans jamais oublier ce qu’il a devant les yeux. Au recueillement exigé dans les formes traditionnelles d’art s’est en effet substituée la distraction face à un spectacle qui suscite chez le spectateur une jouissance inséparable de son jugement critique (ibid., p. 107-108). La réaction du spectateur au film est donc double : soit une immersion dans l’écran corrélatif d’un mouvement d’oubli de soi, soit la propension à donner libre cours au travail de l’imagination allant de pair avec un mouvement de retour sur soi. On retrouve donc ici le mouvement complexe pointé par Kracauer : pour Benjamin, le spectateur de cinéma est à la fois attentif et distrait.

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La composition des émotions

On remarque que le problème dans la position occupée par le spectateur de cinéma vient du fait qu’il semble pris dans une situation où il n’obéit plus à la raison, mais à des affects et à des émotions qui peuvent sembler difficilement maîtrisables. On reconnaît là un topos récurrent dans les diatribes de certains intellectuels contre la foule et ses mouvements difficilement prévisibles car empreints d’une profonde irrationalité. C’est d’ailleurs ce qui autorisait Gustave Le Bon à voir dans la foule une entité régressive comparable à un être primitif : lorsque des individus se rassemblent en foule, affirme-t-il, on constate que la plupart des inhibitions qui produisent habituellement un effet en termes de contrôle de soi par l’individu n’ont plus aucune force, ce qui rend possible le déchaînement pulsionnel et la recherche d’une satisfaction sans limites[2626] [2626] Voir Gustave Le Bon, Psychologie des foules, op. cit., p. 17-19. . Certes, Le Bon remarque également que, sous l’influence de la suggestion, les membres d’une foule peuvent faire preuve de désintérêt et se montrer ainsi capables de se dévouer à un idéal qui les dépasse (ibid., p. 29-30). Mais cette possibilité reste très précaire en l’absence d’un meneur capable de fournir aux individus un projet dans lequel ceux-ci parviennent à sublimer leurs désirs pulsionnels. Il subsistera toujours dans l’optique d’un contempteur de la foule un danger lié à la contagion irrépressible d’émotions. C’est sans doute cette crainte qui est au cœur des représentations cauchemardesques d’un état de dilution du lien social et d’un retour au chaos de l’état de nature fondé sur le règne du pulsionnel et de l’émotionnel.

On peut d’ailleurs se demander si cette angoisse n’a pas été déplacée aujourd’hui du cinéma vers la télévision et plus généralement vers l’image, accusée d’être le vecteur de l’abrutissement des individus, en référence à une conception du pouvoir médiatique conçu sommairement comme un Big Brother qui impose sa tutelle à une masse de sujets manipulés. La manipulation des affects par l’image, leur contagion toujours possible, ne désigne pourtant qu’une modalité parmi d’autres du partage des émotions. Comme l’a fait remarquer l’historienne Sophie Wahnich à propos de la Révolution Française[2727] [2727] Voir Sophie Wahnich, La longue patience du peuple. 1792. Naissance de la République, Paris, Payot & Rivages, « Critique de la politique », 2008, p. 35. , une émotion ne peut comme telle avoir d’effet qu’à la condition d’être mise en forme dans une composition qui renvoie à une communauté d’interprétation, ou pour le dire dans le lexique de Rancière, à un partage déterminé du sensible. Plus généralement, les images n’ont d’influence sur la foule des téléspectateurs que dans la mesure où ceux-ci en font autre chose, et composent un tissu sensible dont les images font partie intégrante, sans jamais en être le principe ou le terme. Le réveil de certains affects suscités par le discours d’un démagogue ne semble pas à lui seul suffire pour motiver le rassemblement d’hommes en proie à une telle excitation, en l’absence de prédispositions psychiques chez les membres d’un groupe. Un discours de haine prononcé envers telle partie de la population ne peut trouver de répondant qu’à la condition pour les individus d’éprouver au préalable de tels affects.

Il faut dès lors s’interroger pour savoir si la conception de la société en tant que masse définie comme un agglomérat d’entités dépourvu de structure véritable ne constitue pas une représentation fantasmatique symbolisant la société à son origine, mais qu’il s’avère impossible d’expliciter puisqu’il s’agit d’un état informe caractérisé par un désordre inextricable. La hantise d’un déferlement des masses hurlantes doit se comprendre sur un mode analogue à la hantise d’un retour à l’état de nature, qui ne fait que désigner la forme que pourraient prendre les relations sociales si elles n’étaient pas structurées par l’existence d’institutions.

On doit à ce propos faire un parallèle avec ce qui se produit dans le domaine de la vie au sens biologique : il faut suivant cette logique se représenter la masse tel un embryon contenant des cellules dupliquées à partir d’une cellule-mère ou cellule-souche. L’embryon ne constitue rien d’autre qu’un amas informe de cellules qui n’ont à ce stade aucune spécificité. C’est par un travail de spécialisation ou de spécification que la matière embryonnaire peut alors prendre forme et développer toutes ses virtualités. Un processus similaire se produit, dans un registre par ailleurs différent, sur le plan de la vie sociale : la masse y désigne le mode d’être des hommes lorsqu’ils sont rassemblés sans former un ensemble à proprement parler, comme si à partir d’ matériau premier fourni par une masse originelle, l’institution devait travailler à créer une société. Mais de même que ce n’est pas la structure embryonnaire qui importe pour la vie, mais ce qui en résulte, à savoir la forme prise par les êtres vivants déterminés en tant qu’espèces, l’important d’un point de vue social n’est pas constitué par la source dont les individus proviennent puisque cette origine n’a pour eux aucune signification concrète : une société est un ensemble d’entités singulières discrètes, c’est-à-dire séparées, la notion de masse servant avant tout de repoussoir commode pour désigner ce qui se passerait au cas où les individualités ne respectaient plus les règles stipulées par le contrat social. La société ne peut jamais apparaître en tant que masse, sinon ce ne serait pas une société mais une diversité chaotique sans consistance aucune. Il apparaît donc que cette peur d’une rechute de la société à une phase pré-sociale marquée par le chaos et la menace d’une guerre de tous contre tous tient plus de la représentation paniquée que de la réalité.

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La pluralité singulière

Le cinéma rend compte de la tension entre singularité et communauté et atteste ainsi de son lien constitutif avec la démocratie, qui est la forme de vie sociale portant à son paroxysme cette tension sans sacrifier aucun des deux pôles. Toute la question revient dès lors à savoir comment articuler le rapport du même et de l’autre, en évitant le double écueil de l’identification fusionnelle et de l’affirmation de soi démesurée. A ce titre, la salle de cinéma rend possible l’existence d’un espace commun où les individus sont ensemble tout en restant séparés. C’est cette idée que le cinéaste Abbas Kiarostami cherche à expliciter lorsqu’il affirme qu’« assis dans une salle de cinéma, nous sommes livrés à nous-mêmes… [la salle de cinéma constituant]… peut-être le seul endroit où nous sommes à ce point liés et séparés l’un de l’autre », ce qui constitue pour lui un véritable miracle. La salle de cinéma serait dans cette logique ce qui donne forme au rapport entre l’être-ensemble et l’être-seul, qui n’est pas concevable comme une opposition destinée à être surmontée, mais qu’il faut faire vivre précisément en tant que tension. On peut d’ailleurs se demander si le cinéma ne récupérerait pas finalement les attributs du théâtre comme lieu possible de formation d’une communauté. A ce stade de ma réflexion qui n’en est qu’à ses débuts, il semble utile de marquer à la fois la proximité et l’écart entre théâtre et cinéma : sans doute le dispositif mis au point par la salle de cinéma présuppose-t-il un mode de rassemblement des spectateurs qui fait fond sur leur solitude constitutive, au contraire d’un public de théâtre qui compose un ensemble peut-être davantage marqué par le sentiment d’une appartenance commune assumée en tant que collectif et pas seulement comme somme d’individus. S’il semble à cet égard légitime d’affirmer qu’il existe, par exemple, un public composé d’Américains qui assiste à la projection de films américains, il semble impossible de dire du peuple américain qu’il assiste à la projection d’un succès populaire comme Autant en emporte le vent, à la manière où l’on pouvait dire du peuple athénien qu’il assistait en personne aux tragédies de Sophocle[2828] [2828] Si le théâtre est depuis la Grèce antique pensé en termes politiques, ce n’est pas tant en raison de son contenu que parce qu’il constitue un lieu public essentiel – le lieu du public ou du peuple assemblé. Comme l’écrit Denis Guénoun, ce qui est politique au théâtre, c’est d’abord la représentation, indépendamment même du sujet représenté au public (L’exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Belfort, Circé/Poche, 1998, p. 10.) .

La référence à l’espace transitionnel (ou potentiel) chez le psychanalyste Donald Winnicott permet de cerner ce qui est en jeu dans cette tension entre solitude et communauté[2929] [2929] Voir Donald Winnicott, Jeu et réalité, 1971, trad. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975, rééd. Folio-Essais, 2009. . Cette notion est utilisée par Winnicott pour comprendre ce qui se passe lorsque le très jeune enfant apprend à être seul, c’est-à-dire devient apte à reconnaître que la mère, personne dont il dépend sur le plan physique et psychique, et qui constitue l’objet premier de son investissement affectif, n’est pas à sa disposition, par là qu’il doit faire avec son absence. Les objets transitionnels auxquels s’attachent l’enfant constituent en quelque sorte des êtres intermédiaires entre le fantasme d’unité fusionnelle avec la personne aimée et la séparation que l’enfant devra accepter afin de devenir une personne autonome (ibid., p. 179-181). Cet espace potentiel, au sein duquel l’enfant s’efforce de passer de la fusion à la séparation, forme l’espace où celui-ci va pouvoir nouer l’être-ensemble et l’être-seul, pour être en mesure d’articuler l’épreuve du lien à l’autre et l’expérience de la solitude (ibid., p. 190-191). Or bien que l’enfant doive à un moment dépasser ce stade transitionnel, l’exigence d’être à la fois seul tout en acceptant de faire lien continuera de s’imposer à lui au cours de sa vie sous la forme d’une tension irréductible (ibid., p. 47). Il faut ainsi se représenter cette « sphère ontologique intermédiaire », selon l’expression employée par Axel Honneth en référence à l’espace transitionnel[3030] [3030] Voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, 1992, trad. P. Rusch, Paris, Cerf, 2002, rééd. Folio-Essais, 2013, p. 175. , comme le lieu de naissance de l’intérêt que manifestera plus tard l’adulte envers l’art et la culture. Un enfant ne peut en effet devenir créatif et être ouvert à la créativité des autres que s’il possède la capacité à être seul et à accepter l’absence de la personne aimée. Mais cette capacité ne peut se développer que si en définitive l’enfant a confiance en elle, et sait que malgré son absence, elle continuera à l’aimer et à lui manifester de la sollicitude. Ce qui implique de trouver la juste distance entre trop de proximité et trop d’éloignement. Pour Winnicott, la fonction de l’art (et l’intérêt de la culture en général) consiste précisément dans la formation d’une aire intermédiaire entre le soi et l’autre, qui doit permettre au sujet de se libérer de la tension suscitée par la nécessaire mise en rapport de l’espace du dedans, la singularité, et de celui du dehors, la communauté.

Cinéma et démocratie : l’absence de fondation

Dans cette perspective, le cinéma constitue, avec ses intrigues et ses trames narratives, ses situations mises en scène et ses personnages, l’incarnation concrète de cette sphère transitionnelle nous permettant, à suivre les analyses développées par Martine de Gaudemar, de migrer de notre espace intérieur, que nous sommes les seuls à occuper, à un espace commun, et donc partageable[3131] [3131] Voir Martine de Gaudemar, La voix des personnages, Paris, Cerf, « Passages », 2011, p. 141-144. . En ce sens, la salle de cinéma ne désigne pas simplement le lieu où un public assiste immobile à la projection d’un film mais aussi l’espace d’une circulation et d’une migration entre le même et l’autre. D’où le lien intrinsèque entre cinéma et démocratie : l’une des caractéristiques essentielles de la démocratie est en effet l’impossibilité d’adosser l’action humaine à un fondement extra-social qui la justifierait. A suivre cette logique, qui est notamment celle de Jacques Rancière et de Miguel Abensour[3232] [3232] Même s’ils n’explicitent pas la politique démocratique sous ce terme (« an-archie »), Cornelius Castoriadis et Claude Lefort inscrivent cependant eux aussi leur réflexion sous cet angle « anti-fondationnaliste ». , toute politique démocratique serait donc anarchique. C’est pourquoi Stanley Cavell pouvait, dans une optique assez similaire, affirmer du cinéma qu’il était travaillé par un désordre constitutif. Car même lorsqu’il évoque ce sujet, le cinéma n’a jamais pour visée, d’après Cavell, la fondation de la société, mais désigne au contraire la configuration prise par le rassemblement des hommes lorsque celui-ci est privé d’un soutien substantiel, la nature ou le divin, autrement dit lorsque ceux-ci forment une foule et qu’il est donc impossible d’y repérer un principe d’unification[3333] [3333] Voir Stanley Cavell, La projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, 1971 et 1979, trad. C. Fournier, Paris, Belin, 1999, p. 269. .

Cinéma et démocratie décrivent au fond sous une forme différente mais dans un registre analogue ce qu’est la condition de l’homme moderne, caractérisée par son absence de racines et de sol à même de lui fournir un habitacle naturel : en se montrant réceptif au monde que le cinéma lui fait voir, le spectateur apprend à s’ouvrir à ce qui ne vient pas de lui, ou si l’on préfère, à viser à partir de son propre point de vue le monde sous une perspective qui n’est pas la sienne. C’est précisément en apprenant à faire vivre cette tension entre la tendance à s’abandonner à ce qui vient d’ailleurs et la propension à penser et agir par soi-même que le spectateur enrichit son imaginaire, dans lequel il semble définitivement impossible de séparer les images surgissant du flux psychique inhérent au sujet et les images qui lui viennent du dehors. Le spectateur de cinéma occupe donc une place hybride, au delà de la vieille dichotomie de l’acteur qui prend en charge sa vie et du sujet passif voué à contempler le monde sans pouvoir y intervenir : absolument seul dans le monde imaginaire qu’il s’est créé et en même temps capable de partager son monde en le confrontant à l’épreuve du commun, le spectateur regarde de sa place des images qui le transportent et lui rappellent qu’il ne saurait prétendre occuper une place ou un point de vue privilégié sur le monde.

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Ce texte est la version remaniée d'une intervention faite dans le cadre du séminaire que j'ai organisé avec Aurélie Ledoux, « Le spectateur de cinéma : public, foule, masse ? », au sein du Collège international de philosophie en 2015-2016. Je suis ici largement redevable au travail préalable d'Aurélie Ledoux sur la « cinéphobie », notamment le préambule et la première partie de ce texte qui lui doivent beaucoup.

Images : La foule, King Vidor / La Rose pourpre du Caire, Woody Allen / Mes petites amoureuses, Jean Eustache / Les Carabiniers, Jean-Luc Godard - Beppie, Johan Van der Keuken - Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo - Shirin, Abbas Kiarostami / Cemetery of splendour, Apichatpong Weerasethakul / Hugo Cabret, Martin Scorsese