Il n’est jamais agréable de défendre un film qui nous a déçu, déplu, et même de le défendre en partie pour cette sensation désagréable qu’il a suscité en nous ; d’abord parce que c’est un tour d’esprit facile à formuler et difficile à faire entendre, mais aussi parce qu’il s’agit de faire l’effort conscient d’aller contre sa propre impulsion, son propre esprit, et que celui qui décide de prendre ce chemin critique se retrouve assailli par les doutes de l’hypocrisie ou de l’auto-contradiction. Mais, après tout, cela va bien à Matrix, qui nous disait, en 1999, qu’il fallait aller au-delà des illusions, suivre nos croyances jusqu’au bout. Resurrections va encore plus loin : tout le monde, y compris son psychiatre, répète à Neo que la matrice n’a jamais existé, qu’il est un brillant développeur de jeux vidéo et que ces êtres qui lui disent de prendre la pilule rouge ne sont que dans son esprit. Il choisit pourtant de ne pas les croire, de dépasser ses doutes et de faire, très consciemment, un choix en apparence déraisonnable, qui va contre toute son expérience. Il redécouvre alors, comme dans le premier film, l’existence de la « matrice », une simulation informatique qui se présente comme la réalité, et du triste « monde réel » où les humains sont encore cultivés et chassés par les machines, sur une Terre toujours aussi inhospitalière.
Manifestement, l’enjeu se situe dans un rapport contrarié entre la reproduction du schéma du premier film et son rejet, le remake et le nouveau. On ne cesse de revoir, directement ou indirectement, des scènes de la trilogie originale, qui est pour les personnages eux-mêmes un guide, mais dans le même temps les dialogues font constamment référence au besoin de changement, au danger de ne pas voir sa nécessité. Soulignons au passage la beauté des dialogues (le film a été co-écrit avec deux écrivains, David Mitchell et Aleksandar Hemon), qui reflètent souvent très bien l’enjeu problématique de cette reprise contradictoire, comme dans cette question prononcée dans les premières minutes : « Why use old code to make something new ? »
Pourquoi, en effet, reprendre aussi directement ces schémas ? Et comment les actualiser pour qu’ils donnent quelque chose de réellement nouveau ? Car, manifestement, Resurrections est très différent de Matrix, et si les situations et les métaphores semblent se répéter, les images, elles, ont bien changé. Exit cette maîtrise stylisée des premiers films, cette palette de couleurs définie, fixe, qui découpe l’univers en deux : couleurs grises et ternes pour le « monde réel », teintes vertes pour la matrice. La matrice s’est « mise à jour », nous dit-on dans les dialogues : les couleurs sont très vives, variées, venues d’une lumière naturelle qui était quasiment inexistante dans la trilogie originale (jusqu’au dernier plan, en réalité). Dans le monde réel, Zion laisse place à Io, où l’on fait pousser des fraises d’un rouge éclatant, sous un ciel artificiel. Même les costumes noirs et sobres ont laissé leurs places à des vestes oranges ou violettes, les coupes de cheveux plaquées à des cheveux bleus ou décolorés.
Changement conscient, volontaire : mais qui est en réalité une nécessité face au passage du temps. Difficile de ne pas remarquer que The Matrix : Resurrections sort quelques jours après le dernier Spiderman , qui joue aussi, quoique très différemment, d’un rapport nostalgique à des films du passé. Mais le dernier né du MCU semble avoir le désir, par le rajeunissement numérique des acteurs et par sa volonté « réparatrice » (il s’agit de sauver les méchants de la mort, et d’atténuer à tout prix les problèmes que rencontraient les héros), d’atténuer leur âge, de les ramener près de nous envers et contre tout ; No Way Home est une sorte de créature de Frankenstein ou de pacte avec le diable, un monstre ramené à la vie mais dénué de tout ce qui définissait son humanité. La réflexivité bizarre de la première heure de Resurrections cherche à conjurer ce monstre, en montrant la dimension mortifère de ce retour nostalgique (Neo souffre, tourne en rond ; on parle plusieurs fois de « threadmill », mot qui décrit à la fois un « tapis roulant » et une tâche aliénante, répétitive). L’une des dernières choses que l’on voit dans Spiderman : No Way Home est une tasse de café où il est écrit « We’re happy to serve you », comme si le corporatisme disneyien se félicitait d’avoir récupéré les souvenirs des spectateurs pour leur rendre avec une générosité dégoulinante ; dans The Matrix : Resurrections, il faut lutter contre cette récupération.
Car The Matrix n’était pas un blockbuster comme les autres, mais une des rares tentatives hollywoodiennes de faire une œuvre non seulement inclusive, progressiste, et même (pourquoi pas ?) proche d’une perspective révolutionnaire. Ce que Resurrections montre bien, c’est l’ampleur de cette récupération : comme la « matrice » fictive, qui a transformé les trois premiers films en une série de jeux vidéo « intelligents » mais limités, la trilogie Matrix s’est vue vidée de son potentiel politique par les efforts simultanés d’un capitalisme qui n’en récupère que les aspects les plus triviaux (Neo et Trinity transformés en funko pop), et par une extrême droite qui y voyait des métaphores toutes trouvées (celles de la pilule rouge, bien sûr). Tout cela, le film le dit à peu près explicitement : ce moment unique du cinéma hollywoodien a été transformé en quelque chose de banal, intégré au statu quo, fascisé. La dimension réflexive des premières minutes est peut-être un peu lourde, mais c’est aussi un passage obligé pour Lana Wachowski, pour qui cette récupération a pu sonner comme une défaite ou un triste sort. Le film prolonge d’ailleurs son mouvement réflexif en s’attardant sur cette angoisse de l’échec, dans la scène où Neo dit à Bugs qu’il a l’impression de n’avoir rien accompli – ce à quoi Bugs répond qu’au contraire, ses actions ont bel et bien eu du sens. Car il y a eu une autre récupération de Matrix, celle que Lana Wachowski accepte et renouvelle, qui consiste à faire des films la métaphore abstraite de tout mouvement social, dialectique, historique : un récit de libération, telle qu’elle soit (et non pas un récit de retour en arrière réactionnaire – la place plus ambigue donnée aux robots et aux programmes vient aussi témoigner de cela). C’est aussi ce que Bugs remarque, amèrement : que la récupération sournoise de ce récit est d’autant plus difficile à avaler qu’il s’agissait d’un récit où pouvaient se nicher de nombreux enjeux sociaux. Il s’agit donc, pour les héros, de reprendre le flambeau tout en apprenant des erreurs du passé – de rendre Matrix irrécupérable.
Mais où est l’irrécupérable ? Quel élément d’un film aussi fort et séduisant que The Matrix saurait résister au grand recyclage hollywoodien, qui s’attaque aujourd’hui à nos souvenirs de cinéma ? Ce que The Matrix suggérait et que la plupart des machines de guerre hollywoodiennes (les plus belles en tout cas) ont repris depuis, c’est que l’amour (ou une forme de romantisme) est ce bastion imprenable, ce cœur où les plus gros blockbusters peuvent cacher leur force secrète, leur métaphore émancipatrice, le nœud de leur beauté : de Déjà Vu à Tenet , de A. I. à After Earth (sans même parler des autres films des Wachowski), le cinéma hollywoodien a fait de l’amour (ou de l’amitié) une force capable de tordre le temps, l’espace, de résister à tout. Précisons qu’il ne s’agit pas de dire que la présence d’un récit romantique suffit à faire de ces films des chefs-d’œuvre : il faut retrouver à chaque fois un équilibre particulier, le renouveler ou le transformer, et surtout le remettre en scène, en trouvant ou en inventant des images qui sauraient l’exprimer avec justesse.
Dans Matrix, ce nœud était l’alchimie unique entre Neo et Trinity : de leur baiser grandiose à la fin du premier film à leurs adieux à la fin du troisième (les deux scènes se ressemblent beaucoup), leur lien était le coeur battant de la trilogie. Or The Matrix : Resurrections est fondé sur l’idée que ce romantisme ne saurait être récupéré cyniquement, commercialement, que ce n’est pas une idée niaise, et que tous ces plans où mains se frôlent ou se rejoignent sont autant d’images qui ne sauraient être recyclées, vendues, vidées de leur substance et de leur beauté. L’Analyste, pourtant, parvient d’abord à faire du lien entre Neo et Trinity la source de sa puissance : en les tenant proches, mais éloignés, il décuple encore sa production d’énergie et son pouvoir sur l’humanité. Mais c’est précisément cette puissance des sentiments humains qui cause sa perte : leur lien est si puissant qu’il échappe au contrôle de la matrice, et qu’il leur permet d’en reprendre le contrôle. L’amour entre Neo et Trinity semble même, chose étonnante dans ce film qui paraît si souvent manquer de souffle, encore plus fort et intense que dans la trilogie originale, comme si le fait qu’il ait été brisé si longtemps lui avait donné un poids supplémentaire. C’est peut-être aussi ce qui explique la relative modestie du film : il ne s’agit plus de faire la révolution pour toutes et tous, mais de faire la révolution pour et avec l’être aimé ; Resurrections est même le seul film de la série qui se concentre aussi précisément sur ces deux personnages, alors même qu’une des singularités de Matrix était de donner une importance à peu près égale à tous les personnages (y compris les méchants).
Si The Matrix : Resurrections a quelque chose de décevant ou de mineur, c’est sans doute parce que ce qui se passe entre ces deux personnages est plus fort que tout le reste : alors que Matrix était une œuvre parfaitement équilibrée et maîtrisée, Resurrections est une œuvre plus inégale, pleine de glissements et de maladresses (la continuité entre certaines séquences semble parfois très étrange – on pense par exemple à la transition très abrupte qui suit la scène dans le garage où Neo retrouve Trinity) autant que de détails sublimes (les lignes de code que voit le nouveau Morpheus dans la pluie ou la condensation, ou celles que voit Trinity dans le ciel), mais qui culmine dans ce romantisme qui ne laisse aucune place au doute. Pourtant, les héros ne cessent de se questionner, d’imaginer que Trinity préférera sa place de femme au foyer endormie à un réveil auprès de son amant oublié, Neo. Mais dès leur première rencontre et cette poignée de main qui ressemble à une caresse, impossible de douter : comme le dit cette phrase que l’on peut lire dans le générique de fin, « Love is the genesis of everything ».