1. Le scénario de Pas… de quartier prend son inspiration dans une expérience personnelle de Paul Vecchiali : en 1997, la mairie Front National de Vitrolles lance une campagne visant à empêcher la programmation du programme de court-métrages L’amour est à réinventer, sous-titré « Dix histoires d’amour au temps du SIDA », et dont le dernier segment, Les Larmes du SIDA, était réalisé par Paul Vecchiali lui-même. Vingt-cinq ans après, Paul Vecchiali revient sur cette « affaire de Vitrolles », à la fois représentative de son époque et bien en dessous du sursaut réactionnaire d’aujourd’hui, en la transfigurant et en l’actualisant. On suit dans Pas… de quartier le récit d’Adolphe (sur scène Annabella), comédien interprétant un spectacle de travestissement (mot qui décrit mieux les très kistchs numéros chantés et dansés que le terme plus moderne de « drag queen ») dans un petit cabaret au bord de la mer, qu’un groupe d’habitants, entre conseil municipal et lobby conservateur, cherche à faire fermer. Moins militant qu’engagé (selon les mots du cinéaste), le film de Paul Vecchiali ne fait pas de ce conflit politique un « sujet » qu’il chercherait à traiter, mais plutôt un matériau dramatique à partir duquel le cinéaste tire un « musico-drame » complexe, où les inquiétudes contemporaines (la pandémie, la progression de l’extrême droite…) se mélangent tout en se complexifiant de manière métaphorique. Ainsi des masques, que les personnages mettent et enlèvent sans cesse, qui tiennent à la fois leur rôle, « réaliste », de marqueur de la pandémie, mais qui se transforment au gré des scènes en des objets métaphoriques ; Pas… de quartier ne parle que d’apparences trompeuses et d’intentions cachées.
2. Le titre de L’amour est à réinventer, qui vient d’une phrase de Rimbaud, sied particulièrement bien au cinéma de Paul Vecchiali, résumant d’un trait sa faculté de se réinventer au gré des mouvements de la société française et du monde du cinéma, en constituant une œuvre particulièrement riche et variée. Chose remarquable : alors qu’il a plus de 90 ans et qu’il se voit forcé de travailler dans des conditions de plus en plus exigeantes (il tourne en quelques jours, avec une équipe très réduite), cette réinvention ne cesse pas, et Pas… de quartier n’a rien presque rien à voir avec son film précédent, Un soupçon d’amour ; la cinéphilie fantomatique se voit remplacée par le monde du music-hall et du spectacle, la rétrospective intime par une forme d’inquiétude politique – qui tombe d’ailleurs à pic, quelques jours après un dimanche d’élections où l’extrême droite a à nouveau eu la possibilité (avortée, mais pour combien de temps ?) d’arriver au pouvoir, et où l’affaire de Vitrolles prend tout son sens, comme un avertissement.
3. Dans le cinéma « minoritaire » (quel que soit le terme par lequel on le décrit), on pourrait décrire un principe esthético-mathématique qui s’applique naturellement, et dont Paul Vecchiali (comme tous les cinéastes proches de Diagonale, cette maison de production qu’il fonda dans les années 70) est l’exemple parfait : moins il y a de choses dans un film, plus les quelques choses que l’on y voit sont signifiantes. Vecchiali serait, par excellence, un cinéaste qui a compris ce principe de « proportionnalité esthétique » : si la retenue économique lui est plus ou moins imposée, il a su en profiter en faisant de chaque limite une ambiguïté supplémentaire, en faisant de chaque contrainte une occasion de générer du sens. Ainsi de la frontalité de la mise en scène, qu’il s’agisse des numéros ou des réunions municipales, encore renforcée par l’artificialité de l’éclairage (les murs sont régulièrement éclairés par des projections de couleur) : cell-ci n’est pas tant le signe d’une maigre production value que le moyen de renforcer cet effet de cryptage dans la signification. C’est que pour Vecchiali, les moyens doivent toujours correspondre à la fin, si bien qu’aucun film n’est fait « pauvrement », en-dessous des moyens matériels qu’il faudrait pour le mettre en oeuvre : tous sont produits exactement avec le budget dont ils ont besoin, et Pas… de quartier ne fait pas exception.
4. Pas… de quartier ressemble donc parfois à un film codé, ou plutôt à un puzzle où toutes les pièces nous sont données, et où nous sommes mis au défi de les agencer. L’alternance constante entre le chant et la simple parole en est sans doute l’élément le plus déterminant, et cette alternance, au sein même des conversations, semble déterminée par des principes précis, comme dans ces textes qu’il faut lire en supprimant un mot sur deux. Globalement, les scènes se déroulent dans un environnement étrange, éclairé par ces lumières chromatiques, interprété par des acteurs parfois hors-champ, au déroulement perturbé par des évènements incohérents ou incongrus… Bref, dans un film aussi « réduit » il ne saurait y avoir de « détails », et la moindre absence, le moindre signe (ou la moindre absence de signe) doit être vu comme quelque chose d’essentiel – les costumes des assassins, dans la dernière séquence, m’ont d’ailleurs rappelé ceux de la secte de Eyes Wide Shut, exemple typique du film à énigme. La soudaineté de la conclusion, l’intransigeance que l’on ressent lorsqu’elle arrive (comme dans Eyes Wide Shut d’ailleurs), nous donne ainsi l’impression que nous avons manqué une des pièces du puzzle – ce qui est probablement bel et bien le cas, tant nous sommes troublés par cet assemblage de scènes aussi sèches que riches de significations croisées (si Vecchiali aime tellement le mot « dialectique », c’est peut-être parce que tous ses films doivent être vus au moins deux fois).
5. Pas… de quartier a peut-être l’air « codé » (jusqu’à son titre, bien mystérieux et polysémique), mais d’une manière paradoxale : pas comme un film hétéro qui serait, par endroits, « queer coded », mais comme un film fondamentalement queer qui laisserait assez de place pour accueillir du code straight ; fidèle à son esprit de contradiction, Vecchiali refuse de faire de ce lobby homophobe un groupe contre lequel il devrait tenir une position d’antagoniste. Il donne à chaque personnage des motivations et un plein achèvement (en opposition à un « inachèvement », qui serait, selon lui, la marque d’un personnage mal écrit), mettant plutôt en scène des visions fondamentalement incompatibles, y compris au sein d’un même personnage. Vecchiali s’amuse d’ailleurs à mettre ses propres convictions dans la bouche de certains d’entre eux, tout en soulignant le fait que ces affirmations n’engagent que les personnages qui les défendent, et qu’elles ne sont pas universellement partagées : un personnage affirme par exemple que le terme « homosexuel » ne saurait définir l’orientation sexuelle de quelqu’un (Vecchiali semble être partisan d’une forme de fluidité dans l’orientation sexuelle), un autre dit s’opposer à l’ouverture du mariage aux homosexuels (Vecchiali projetait il y a quelques années un film « contre le mariage pour tous »). S’il y a des « bons » et des « mauvais », ils ne sont pas situés d’un côté ou de l’autre d’une frontière morale ou partisane, mais plutôt en fonction de leur capacité d’empathie, de leur volonté de comprendre les autres et de ne pas leur imposer leur morale, telle qu’elle soit : pour saisir le détail, il faut comprendre l’image globale ; le puzzle est aussi politique.
6. Même si Paul Vecchiali lui-même en a probablement, comme toujours, une interprétation très précise, on pourrait sans doute composer une multitude d’images à partir des pièces que sont les étranges fragments scéniques de Pas… de quartier. Mais une chose est sûre : ces pièces sont aussi des fragments de lui-même. L’art de Paul Vecchiali est un art partagé entre la précision de ses souvenirs, de ses idées esthético-politiques, bref de son univers intérieur (je souhaiterais presque écrire « psychique », voire « neuronal », tant ses derniers films donnent l’impression de pénétrer dans un cerveau étranger) et la perception que l’on en a, forcément confuse ; un art de l’intersubjectivité. Dans ce théâtre intérieur, la personnalité de Paul Vecchiali règne bien sûr en maître, forte de cette indépendance d’esprit qui la caractérise depuis ses débuts, personnalité si forte qu’elle accouche d’une œuvre presque trop riche, « entière », où l’on ne peut tout apprécier et où des détails, forcément, nous gênent. Les défauts de ses films (tous, à leur manière, imparfaits) sont donc comme des défauts de caractère, ceux que tout le monde a ; « personne n’est parfait », cela pourrait être sa profession de foi. Paul Vecchiali publiera en mai son autobiographie. Elle s’étend sur plus d’un millier de pages.