Pedra e poeira (2019) est visible sur la plateforme Tënk, jusqu’au 15 juillet 2021. Cliquer ici pour accéder à la page du film.
C’est à Fordlândia, cité ouvrière « fantôme » située au nord du Brésil, que Camille Varenne et André Parente ont tourné Pedra e poeira, un court métrage d’une petite demi-heure où l’on visite les lieux en compagnie d’un jeune habitant, Kaynã Podsiad (11 ans). On le comprend vers le milieu du film : Fordlândia était un projet de l’industriel américain Henry Ford, qui espérait réduire le coût de production de ses pneus en exploitant le sol et la main d’œuvre des abords du Rio Tapajós pour y cultiver du caoutchouc, et le transformer. « C’était le temps des coccinelles », précise Kaynã : c’était, du moins, le temps de leur prototype en effet. Construite en 1928, la ville-usine de Fordlândia fonctionne jusqu’en 1945 tandis qu’en parallèle, l’industrie automobile allemande s’affaire autour de la future Volkswagen de type 1. L’échec de Ford est souvent mis sur le compte de l’avènement du caoutchouc de synthèse, et de sa méconnaissance du sol et du climat locaux (ses plantations étaient sujettes à des invasions parasitaires). À y regarder de plus près, il semble que son déni de l’écosystème au sein duquel il avait fait bâtir Fordlândia était total. Nourris de burgers, sommés de travailler aux heures les plus chaudes de la journée, de nombreux ouvriers y sont morts à la tâche. Eux, ou leurs pairs, ont laissé quelques traces de leur désir d’émancipation dans les usines de Fordlândia, sous la forme de ces graffitis au charbon que Kaynã déchiffre devant la caméra : « La vérité rend libre ». Le domaine de Fordlândia est aujourd’hui classé au patrimoine historique du Brésil. Environ 3000 personnes y vivent. Le collectif Suspended spaces y a organisé une résidence d’artistes en l’automne 2018 et c’est à cette occasion que Camille Varenne et André Parente y ont rencontré Kaynã.
Pedra e poeira est irréductible à un documentaire sur Fordlândia vue à travers le prisme de l’existence qu’y mène Kaynã aujourd’hui. Il ne comporte aucune scène obligatoire du quotidien comme le lever, le coucher de l’enfant, ses repas et sa vie familiale, l’école, etc. D’ailleurs les seuls adultes avec lesquels Kaynã entre en contact dans le film sont les membres de l’équipe (réduite) du tournage : André Parente qui lui pose quelques questions sporadiques (il apparaît aussi quelque fois, à la lisière du champ), et Camille Varenne qui tient la caméra (Kaynã lui adresse des regards). Pedra e poeira n’est que déambulations dans cette ville où l’on ne croise personne ou presque (exception faite de Mike et Rick, deux copains de Kaynã), agrémentées des commentaires de l’enfant sur lui-même, ses proches ou encore le coiffeur, la flore et la faune locales (les chiens errants lui causent visiblement du souci), les espaces publics, le mobilier urbain de Fordlândia, les us et les croyances des habitants et (mais assez tardivement…) sur l’histoire industrielle de la ville. André Parente et Camille Varenne ont fait un film avec Kaynã, plutôt que sur lui. Kaynã décide de ses trajectoires, il choisit les lieux qu’il convient de visiter et ce qu’il faut y indiquer, les gestes qu’il faut y faire, les paroles qu’il convient d’y prononcer. Il serait difficile de cerner le sujet du documentaire dans ces circonstances : on le perd un peu, entre les jongleries énonciatives de l’enfant. Mais la particularité de Pedra e poeira n’est pas qu’il aborde tel ou tel sujet, c’est qu’il laisse à l’enfant sa part d’initiative, dans le dialogue et dans la mise en scène.
Kaynã est loquace, énergique, avec ces moments de surexcitation joueuse caractéristiques des enfants de son âge. Il aime danser, « marcher au hasard en écoutant de la musique ». Dès l’ouverture, on devine, à travers le textile rouge de son bermuda, le volumineux smartphone qu’il porte dans sa poche droite. Un passage devant le cybercafé est l’occasion de parler de sa connexion à internet (sa grand-mère a investi dans une box), et de son activité de youtubeur. Au moment du tournage il publiait des séquences de jeu vidéo ou des montages d’images collectées sur le net sur sa chaine YouTube . Il envisageait de devenir vidéaste. « Je vais tout faire. Je fais déjà tout dans mes vidéos. J’enregistre, je fais le montage, je fais tout ». Kaynã a créé un personnage qu’il a baptisé Kasumopro, il a reproduit la ville de Fordlândia dans un jeu de simulation urbanistique… À l’origine, Pedra e poeira participe d’une installation vidéo[11] [11] Cette installation a été présentée à la fondation Fiminco de Romainville, au début de l’année 2020, à l’occasion de la 69ème édition de Jeune Création. conçue par Camille Varenne (qui est artiste contemporaine, de par sa formation à l’ESACM) : le film doit alors être projeté contre un mur, au dessus d’un petit écran déposé sur le sol qui diffuse une autre vidéo, réalisée en capture d’écran, où l’on navigue entre la page Wikipédia consacrée à Fordlândia et la chaine YouTube de Kaynã. À la faveur de ce dispositif, tout un jeu d’échos et de contrepoints — d’autant plus intéressant que les deux films ne sont pas de durées égales — est susceptible de se déployer entre l’univers vidéoludique de l’enfant et sa manière d’être dans son environnement réel, entre son discours sur la ville de Fordlândia et le savoir officiel sur le sujet.
Pedra e poeira peut aussi être présenté comme une œuvre à part entière, strictement cinématographique et autonome, comme en témoigne sa diffusion actuelle dans le circuit du documentaire de création. Les petits films de Kaynã n’y sont pas cités, et on ne voit pas non plus le jeune youtubeur à l’ouvrage. Mais sa culture audiovisuelle très éclectique travaille le film sous nos yeux. Parfois, Kaynã mime des gestes ou des postures qu’il a, selon toute vraisemblance, mémorisés sur internet — la séquence finale, musicale, les mettra en valeur : Kaynã fait un dab, par exemple. Il maîtrise aussi le flossing (la danse inventée en 2017 par Russel Horning, le jeune instagrameur surnommé The Backpack Kid). On l’entend également parodier un présentateur de radio dans le film, puis réciter le spot publicitaire d’une marque de boisson chocolatée. La spontanéité, la simplicité que l’on attribue généralement à l’enfance, ne suffisent pas à expliquer l’aisance et l’enthousiasme dont cet enfant fait preuve s’agissant de parler devant la caméra. Kaynã s’est bien appuyé sur sa connaissance personnelle des médias pendant le tournage, et ce de façon tantôt démonstrative, et tantôt étrangement naturelle en apparence. C’est le cas, par exemple, lorsqu’il entre dans l’usine abandonnée avec ses deux jeunes amis. André Parente lui demande alors pour quelle raison Henry Ford a voulu installer ses manufactures ici. Kaynã se retourne, en regardant d’abord le sol comme s’il s’assurait de ses appuis. Il redresse la tête face-caméra d’un air habité, pose une main sur sa hanche avec élégance, puis développe un argumentaire sur les ressources naturelles de la région tout en affirmant son point de vue avec une décontraction étonnante. Son regard oscille entre le visage de son interlocuteur situé à proximité de la caméra et l’arrière d’un vieux bus garé sur la gauche, qu’il fixe par intermittence, comme s’il se concentrait sur la construction de son exposé. Il accompagne le tout de gestes bien sentis de la main gauche, pour souligner quelques points-clés du raisonnement. Son ami Mike le taquine… mais Kaynã garde son sérieux. Rien ne permet de savoir s’il vient d’imiter un correspondant journalistique ou s’il vient de le devenir de lui-même ; rien ne permet de mesurer quelle est la part de jeu (volontaire), dans ce court monologue.
La reprise de ces modes d’énonciation médiatique traditionnels que sont les laïus de présentateurs radio ou de journalistes de télévision, et la citation des mimiques et des gestes que les nouveaux médias ont rendus célèbres ne sont qu’une part de l’incidence de la culture visuelle de Kaynã sur Pedra e poeira. Par l’art qu’il y déploie, cet art de percevoir le visible, d’y pointer des éléments et d’en faire usage devant, ou pour la caméra — soit par l’investissement physique, soit par le commentaire qu’il leur adjoint — Pedra e poeira entretient une relation invisible, mais profonde, avec l’univers vidéo(-ludique) de l’enfant internaute. De façon générale, Kaynã décrit plus volontiers les caractéristiques esthétiques et architecturales des éléments qui l’entourent qu’il ne s’épanche sur ce qui fait leur valeur patrimoniale. « Je ne connais pas grand chose sur ces maisons » dit-il au début du film (elles sont construites suivant le modèle des lotissements Etats-Uniens) ; mais quelques secondes plus tard, il en indique une qui lui parait « vraiment intéressante », non en vertu de son histoire mais parce qu’elle est « un collage de trois maisons ». Plus tard, il commentera la trajectoire sinueuse d’un escalier : « les voies qui mènent à Dieu ne sont pas droites ». Le regard que l’enfant pose sur son environnement immédiat est aussi d’un certain pragmatisme, dans le sens où il parle de bon cœur, et avec pertinence, de ce à quoi servent le mobilier urbain et les infrastructures de Fordlândia. Ce pragmatisme n’est pas à courte vue, ni dénué de poésie dès lors que pour l’enfant, les choses peuvent bien combiner plusieurs fonctions, officielles ou non (comme ces poignées de métal fichées dans le sol, qui servent à s’essuyer les chaussures, et que lui et ses copains utilisent comme les cages d’un mini terrain de football sur lequel ils jouent avec des billes). Ce regard — formel et pragmatique plutôt qu’historien et culturel — que Kaynã pose sur Fordlândia, est celui-là même qu’il met en œuvre dans sa pratique du jeu vidéo et du glanage d’images animées sur le net. Et c’est à lui que Pedra e poeira doit sa construction, ses enchainements, sa phraséologie singulière.
Le sens de l’observation de Kaynã, sa sensibilité aux formes et aux usages des choses prend donc longtemps le pas sur les questions ayant trait à l’histoire des lieux, tant et si bien que cette dernière ne sera portée à la connaissance du·de la spectateur·ice que tardivement dans le film — et c’est d’abord Mike, un copain de Kaynã sans doute un peu plus âgé que lui, qui met le sujet sur la table. Mais il ne faut pas s’y méprendre : l’élision de l’histoire industrielle de Fordlândia durant le premier quart d’heure de Pedra e poeira n’est pas à mettre sur le compte de l’ignorance de Kaynã (puisqu’on aura la preuve, ensuite, qu’il connait très bien cette histoire ainsi que ses enjeux), ni même sur celui de quelque simplicité enfantine — ce grand mythe d’adulte ! Un retour détaillé sur la façon dont l’histoire de Fordlândia et l’utopie mortifère d’Henry Ford sont finalement abordées dans le film (vers 16 minutes), en convaincra. Kaynã décrit (en termes pragmatiques, toujours) une statue de la ville, qui se trouve représenter un ouvrier agricole : « il est en train d’extraire le latex de l’arbre à caoutchouc pour faire de la gomme ». Une fois de plus, André Parente essaye d’orienter la conversation : « Tu peux nous expliquer l’histoire du caoutchouc, ici ? » Kaynã fait alors une moue réflexive — évoquant la pose du Penseur de Rodin.
Sa réponse, ensuite, concerne l’histoire naturelle du caoutchouc plutôt que de son histoire industrielle (« Le latex est un liquide qui devient de la gomme quand il sèche »). « Ta gueule » lance-t-il à Mike, qui se moque de lui hors-champ. Il enchaine : « C’était utilisé pour faire plein de choses mais je ne suis pas spécialiste de cette histoire ». Kaynã cache bien son jeu : s’il n’est pas « spécialiste » (historien), il sait parfaitement à quoi servait le caoutchouc qui était fabriqué dans sa ville. Il sait même à quelle époque il était exploité. Pourquoi feint-il l’ignorance ? Peut-être est-il gêné (et son ami Mike n’y est peut-être pas pour rien : il répète le mot “latex” d’un air amusé…). Peut-être pressent-il quelque péril, à l’abord du thème du latex, qui peut concerner la sexualité aussi bien que l’impérialisme américain… Peut-être pense-t-il, tout-à-fait censément, que si André Parente et Camille Varenne ont choisi de le filmer, lui plutôt qu’un adulte, c’est parce qu’ils attendent de lui qu’il soit candide. En esquivant certaines thématiques, le petit garçon respecterait alors ce qu’il estimerait être un contrat (tacite) entre lui et les cinéastes. La suite abonde en faveur de cette hypothèse : hors-champ, Mike, risque un timide « il [le caoutchouc] est utilisé pour faire des pneus… » auquel Kaynã réagit par un « Silence ! » exagérément autoritaire, immédiatement accompagné d’un regard plein de malice, ô combien éloquent, adressé à André Parente.
Son sourire est comme un aveu : oui, Kaynã a beaucoup de choses à dire sur l’histoire du caoutchouc à Fordlândia et s’il le cachait jusqu’ici c’était pour jouer le jeu. Mike vient de briser la glace. « Kaynã, tu es hors-sujet… » soupire l’adolescent, tandis que la caméra pivote vers lui (et que l’on entend les cinéastes rire). « Je suis hors-sujet sur le caoutchouc ? » demande Kaynã d’un ton piqué, sans qu’on ne puisse savoir s’il est vraiment vexé ou s’il fait semblant.
Cette séquence porte un coup fatal au présupposé selon lequel le comportement de Kaynã était jusqu’ici naïf, absolument non-truqué, du seul fait qu’il serait un enfant. Ce petit garçon, qui a donc une expérience importante de l’image, sait bien qu’on n’attend pas seulement de lui qu’il soit naturel devant la caméra, tel qu’il serait en son absence. Six minutes après le début du film, André Parente lui fait remarquer qu’il ne s’est pas encore présenté. Mais ceci ne vaut qu’à l’intérieur de la fiction qu’ils sont en train de construire ensemble : faisons comme si on venait de se rencontrer, lui dit implicitement le cinéaste à cet instant. Kaynã développe, avec Camille Varenne et André Parente, la fiction qu’il a en tête, fiction qui n’est probablement pas sans rapport avec l’image de l’enfant que les adultes se façonnent, et protègent. Kaynã a bien l’idée de cette image à laquelle l’adulte voudrait qu’il corresponde (il sait aussi qu’ils pourraient le censurer s’il venait à s’en écarter : son « Silence ! » destiné à Mike, doublé d’un geste réprobateur du bras, est une parodie de l’adulte censeur). Il en joue assurément, avec intelligence, de la même manière qu’il joue de son avatar sur YouTube. Il ne s’agit pas de dire que ce jeu n’est que duperie : par sa manière d’être, Kaynã impose une relation, légitime, à la ville de Fordlândia, relation esthétique, pragmatique et ludique ; il impose sa scène. Tout cela n’induit aucune simplicité d’esprit, aucune sorte d’insouciance. La complexité de la séquence centrale, autour de la prise de parole de Mike qui répond au doigt faussement accusateur que Kaynã dirige vers lui, le confirme bien. Plus qu’il n’alimente l’effet de « ville-fantôme », le fait qu’aucun adulte, à part les cinéastes, n’intervient dans Pedra e poeira fait ressortir (par le vide) cette relation complexe avec Kaynã sur laquelle repose le film, et qui bascule au moment où le petit garçon en appelle, d’un geste paradoxal, à la parole de Mike. On ne saurait dire qui, des cinéastes, de Mike ou de Kaynã, embobine les autres à cet instant du tournage. Est-ce là la question ? C’est alors tout un agencement d’énonciation et de visibilité qui se transforme sous nos yeux. Le film se trouve un nouvel équilibre, ce qu’acte le regard complice que Kaynã jette en direction d’André Parente, juste avant que Camille Varenne ne tourne sa caméra vers son ami. La forme de vérité que Pedra e poeira donne à voir et à entendre s’est décidée avec Kaynã, entre les adultes et les enfants, dans le nœud (changeant) des représentations qu’ils se font les uns des autres.