Restless, Gus Van Sant

Passage des oiseaux

par ,
le 28 septembre 2011

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Dans l’oeuvre protéiforme, voire hétéroclite, de Gus Van Sant, les publicitaires aident au moins à situer le curieux Restless. « Par le réalisateur de Harvey Milk et Will Hunting » annonce l’affiche. Moins radical que Psycho ou Last days, donc, Restless se donne comme un film de studio, une de ses haltes mineures mais potentiellement charmantes que semble affectionner Van Sant, avant de reprendre le chemin du « grand art ». Pourtant, il y a dans l’acceptation de ce projet un geste, désinvolte ou courageux, qui intrigue.

Si le scénario est le destin du cinéma hollywoodien, la première question qu’a dû se poser Van Sant est : comment y échapper ? Comment, malgré la lourdeur symbolique et l’étouffement thématique qui guettent, laisser exister les personnages et les acteurs ? Enoch (Henry Hopper), jeune homme pas encore remis de la mort accidentelle de ses parents, rencontre Annabel (Mia Wasikowska), atteinte d’un cancer en phase terminale. Ils partagent un goût pour la solitude et les cimetières, tombent amoureux. Enoch va devoir accepter la mort d’Annabel et continuer à vivre. Question massive, dans une formulation dont l’actualité brûle périodiquement les pages des magazines psychologiques : comment faire son deuil ?

Pas certain que la substitution d’un deuil à l’autre, la résolution de l’un par l’autre, comme si la mort de l’une rendait moins intolérable la mort des autres, soit une réponse tout à fait satisfaisante. Mais Van Sant a d’autres préoccupations que de graduer son intrigue et clore son récit. De fait, film et scénario semblent se développer en parallèle, l’un prenant le temps de la parole gratuite et de la déambulation (à l’instar d’Enoch regardant par les vitres du bus défiler Portland), l’autre s’imposant les étapes obligées de ce qui est déjà en soi un scénario, le « travail de deuil » : confrontation à la réalité, douleur et incompréhension, acceptation. D’où, dans le dernier tiers du film, une sensible, et un peu brutale, accélération du rythme des séquences, comme s’il fallait rattraper le temps perdu à regarder des matchs de foot, et enfin accuser l’impuissance de la médecine ou la tante à qui Enoch et ses parents rendaient visite le jour de l’accident de voiture.

L’hybridation est imparfaite, et, si le scénario est « réalisé », il l’est, d’une certaine manière, mal. Mal, mais à la manière dont, à la lecture d’une inscription sur une pierre tombale, de ces deux dates dont le maigre trait qui les sépare semble signifier une existence, on peut « réaliser » la vie d’un mort. Non pas en se souvenant de moments glorieux ou de grandes étapes, car cela n’existe pas en tant que tel, mais par le retour du banal, du quotidien, de ce qui fait la trame réelle de la vie. Il n’y a, et c’est ce que comprendra Enoch, pour les vivants, qu’une consolation : avoir partagé l’indifférent, l’indistinct des jours. Le motif ne donne rien d’autre à voir que lui-même, mais n’importe quel fil (ou image) entre en vibration avec toute l’étoffe (ou film). Pour le spectateur, le bonheur aura aussi été d’avoir vu s’épanouir, dans des scènes que n’affecte pas le drame, la radieuse mélancolie des visages de Henry Hopper et Mia Wasikowska.

Comment filmer la mort ? La question n’est pas nouvelle pour Van Sant, et semble même être devenue un des points de tension les plus saillants de son oeuvre. Plusieurs pistes de figuration sont exploitées, de la dérision carnavalesque de Halloween à la présence / absence du fantôme d’un kamikaze, seul ami d’Enoch. Annabel et Enoch ont eux-mêmes quelque chose de fantomatique, dans leurs tenues anachroniques, leur gracieuse manière de n’être d’aucun temps (ou, lorsque le temps d’une délicate parenthèse au coeur d’un Halloween gore et grotesque, Annabel devient l’esprit « oriental » d’une forêt dans laquelle Enoch s’est perdu).

Enoch, néanmoins, n’est pas sensible à ces deux régimes de figuration (l’outrancier et le suggestif). De ces parents, il aurait voulu avoir une dernière image, l’image qui atteste et distingue le vif du mort, ce dont son coma l’a empêché. Une tombe et des noms gravés ne suffisent pas, pas plus que le couple d’animaux en béton qui la surmonte et qu’il détruira à coups de masse. Pour Van Sant, ce désir d’une image ultime est un leurre dont il faut se libérer. Il y a des images de la vie, des images des morts, mais pas d’image de la mort, pas d’image de ce passage : il est irreprésentable. C’est l’expérience que fera Hiroshi, le fantôme, en découvrant ce qui est arrivé au Japon après sa disparition, en 1941. Quelques plans d’explosions atomiques l’informeront de la tragédie mais, lui non plus, n’aura rien vu à (ou de) Hiroshima.

L’image de mort est, précisément, ce point impossible qui diffracte les images, les morcelle en autant d’avant et d’après. Ici comme ailleurs (le rideau de douche dans Psycho 98), Van Sant s’amuse à figurer cette décomposition, ce jeu sur la matière du visible, lorsqu’Enoch pointe sur la soeur d’Annabel, un kaléidoscope. Parfois métonymique de la construction temporelle du film (Elephant), ces images sont un moyen de dissoudre la perspective (figurative et existentielle) par la fusion (les plans en skate dans Paranoid park), ou l’éclatement. La mort n’en est ni un point aveugle – ce qui s’inscrit dans l’image qu’il organise et/ou désorganise par son absence même -, ni un point de fuite. Elle est une présence paradoxale – le filtre d’un regard visant ce qui n’est pas, ce qui n’a pas de matérialité. Un mort n’est pas la matérialisation de la mort, mais, encore et toujours, sa figuration et son masque. Enoch sait mais ne peut accepter que la mort soit, positivement, « rien ». Ce rien n’est pas à voir, il n’est pas non plus à pré-voir ou à revoir. La répétition de son trépas qu’organise Annabel, voulant protéger Enoch de la douleur à venir, ne peut être qu’un désastre, le film hollywoodien, avec sa musique dégoulinante, que Van Sant n’a pas réalisé. Annabel disparaîtra dans une ellipse.

À toutes les métaphores (ces images qui viennent se superposer et masquer l’image absente, ou l’absence d’image possible), Van Sant offre un contre-point : le devenir-oiseau du couple. Des silhouettes de corbeaux qu’ils évoquent au début, dans leurs habits noirs un peu trop bouffant, ils deviendront, littéralement, des hommes-oiseaux. Plus que par la coiffure de moineau de Hopper (surnommé « Birdie »), c’est dans leur façon de s’embrasser, de se becqueter doucement la bouche, que cela se manifestera. Invincible parce que précaire, tel est leur amour. Et, lorsqu’Enoch, plutôt que de faire un discours à l’enterrement d’Annabel, picotera dans sa mémoire, par les micro-mouvements du visage et du regard, des souvenirs de leur histoire, comme des miettes de pain ou des brindilles, ce n’est pas une facilité de montage (ancrant à une position des yeux un souvenir), mais l’achèvement d’une métamorphose. Il est devenu l’oiseau qui chante le matin, si surpris de ne pas être mort durant la nuit, réconcilié avec la fugacité de la vie. Comme si, enfin, Norman Bates se délivrait de la perte de sa mère, passant du retour du refoulé à l’éternel retour pour, non plus accumuler les oiseaux empaillés, mais en devenir un. Et vivre.

Un film de Gus Van Sant, avec Mia Wasikowska (Annabel), Henry Hopper (Enoch Brae), Ryo Kase (Hiroshi), Schuyler Fisk (Elizabeth Cotton),...

Scénario : Jason Lew / Photographie : Harris Savides / Musique : Danny Elfman /...

Durée : 91 mn

Sortie : 21 septembre 2011