Sylvain George

Ne pas savoir d’où cela vient, où cela va

par ,
le 6 novembre 2014

Une antithèse fatiguée continue de nous faire accroire qu’art et discours divergent, que certains, amis des Muses, sont faits pour créer dans la passion irréfléchie de la démiurgie quand d’autres, grignoteurs de grimoires, pensent sans produire, tout en monopolisant la fonction théorico-critique. Triste complémentarité d’amputés. Aussi est-ce toujours un bonheur que de rencontrer des ambidextres du cortex, pour qui les deux mouvements ne font qu’un, pour qui la récolte d’images ne va pas sans l’élaboration intellectuelle de leurs sens et valeurs. La réflexion ne vient pas après ni avant, ni même pendant ; elle est dedans, informe le regard qui rétroagit sur elle, se fond avec la pratique visuelle qu’elle nourrit et qui l’abreuve. Sylvain George est de ces cinéastes trop rares qui, au lieu de céder aux mythes d’inspirés, n’hésite pas à exposer les enjeux théoriques de son travail, ni à dévoiler les réflexions qui en constituent la lame de fond. Du pain béni pour les critiques, qui dès lors peuvent se contenter de recueillir la sève sucrée de ce discours ô combien charpenté, pour ensuite s’émerveiller de ses richesses d’usage.

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Débordements : Il y a nombre de versions de Vers Madrid, la première dès fin 2012, qui ont été présentées ici ou là en tant que work in progress. Peut-on revenir sur cette nature évolutive du film, en permanente mutation, qui est une des bases de votre méthode de travail ? Pourquoi le film est-il ainsi dans un incessant devenir, même une fois que le mouvement qu’il documente est passé ?

Sylvain George : C’est toute la question du travail de l’immanence et du « voir »… On pourrait peut-être essayer de répondre à cette question à partir de la problématique de la représentation puisque c’est une question qui m’occupe, et qu’il s’agit aussi d’une des questions principales qui s’est déployée en Espagne, puis ailleurs dans le monde.

D’un point de vue philosophique, le concept classique de représentation implique le prédicat sujet /objet. Gilles Deleuze a bien montré comment cette conception de la représentation au sens de l’objet posé en face de la conscience pouvait mutiler la vision. On ramène sans cesse le différent au semblable, l’inconnu au connu. On ordonne, on classifie, on codifie, selon des catégories déjà construites pour la plupart du temps, un multiple, un divers qui s’échappe et fuit inlassablement. On modélise et dès lors, on plie les réalités à des principes extérieurs, transcendants, gommant par là-même toute singularité. Plus prosaïquement, pour le champ qui nous concerne, le cinéma, l’imposition de catégories, discours, ou grilles de lecture préconçus sur tels ou tels niveaux de réalité, le fait de savoir par exemple ce que tels ou tels classes sociales – pardon ! groupes d’individus – seraient censés aimer, apprécier etc., conduit à une forme d’esthétisation du réel, ou bien encore à une production d’« irréalité », ainsi que le dénonçait déjà James Agee lorsqu’il réalisait son enquête sur la misère en Alabama – enquête qui donnera lieu au magnifique ouvrage Louons maintenant les grands hommes[11] [11] « Louons maintenant les grands hommes, dit le verset 44 de l’Ecclésiastique, y compris ceux dont le souvenir ne s’est pas perpétué ; qui périrent comme s’ils n’avaient jamais été ; et sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés ; et leurs enfants après eux. » in James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes – Alabama : Trois familles de métayers en 1936, trad. par Jean Queval, Paris, Ed. Plon coll. « Terre Humaine », 1972, 1993, 2002, p. 430.

À l’opposé du modèle, et de son corrélat le transcendant, d’autres conceptions du voir peuvent être proposés. Celle de considérer la vie comme force de création et de nouveauté, et non seulement comme répétition et réduction de l’existence au même et à l’identique, à la réalisation de formes achevées. Chez Deleuze toujours, cela se traduit sur le plan métaphysique par sa fameuse thèse sur « l’univocité de l’être », ou comment l’un se dit du multiple et non l’inverse, car celui-ci ne se subordonne pas à un être supérieur qui l’engloberait. En permettant à chaque chose d’être ce qu’elle est dans sa singularité, l’univocité de l’être pose un monde ouvert et illimité. Le but de Deleuze est ici d’ériger un rempart contre toutes les formes de limitations qui réduisent et entravent l’avènement de la vie. Un limité qui a pour corrélat l’égo. Il faudrait réaliser une étude, passionnante, pour montrer que l’éclatement de l’ego autocentré que Deleuze propose, est à rapprocher de la redéfinition du sujet comme « No man’s land » chez Paul Celan ou Walter Benjamin : l’idée que l’individu se retirant du centre, se décentre, et laisse place à l’autre dans une « place », un lieu/hors-lieu à jamais vacant. Le concept-clé comme « remède » à l’individu égocentré est donc celui de la rencontre, qui permet la transformation et la métamorphose des êtres et des choses. Transformation entendue comme découverte et non comme modélisation, comme enrichissement, élargissement des limitations d’un être ou d’une chose, et non comme mélange.

Sur ce plan d‘immanence, les catégories ou hiérarchies ne sont plus de mises, au profit d’intensités produites par le choc des rencontres, ou la contemplation de l’évènement. Une rencontre, aussi infime puisse-t-elle être, est un événement, et la vie pour qui essaie de la regarder, une rencontre permanente.

Et c’est bien ce que j’ai cru, à titre personnel, percevoir à l’œuvre en Espagne, et donc rencontré : des milliers d‘individus, attentifs au moindre détail, au moindre geste, mus par le désir de se rencontrer, de créer des liens, des rapprochements, de briser les limites qui leurs étaient imposées par leurs propres histoires individuelles, les mœurs et catégories admises, par l’Etat, le passé historique de l’Espagne (franquisme, post-franquisme…), l’Europe, et les idéologies transnationales (multiples discussions, réunions, assemblées, stands de réflexion sur les notions de genres, immigration, écologie, droit, économie, politique, ultralibéralisme etc.). Le désir est ici entendu non pas comme manque ou comme possession, ce qui nous ferait retomber dans le piège de la représentation qui ne fonctionne qu’en termes de commencement, de fin, d’objectif, de résultat, mais comme force active, comme force de production et d’ouverture.

Sur cette place/non place de Puerta del Sol, point géographique central de Madrid, de l’Espagne et pour un temps du monde, se sont jouées des expériences radicales, poétiques et politiques, de décentrements anthropologiques, de nouvelles formes de subjectivation, de formes de vies nouvelles. Les conditions de la vie commune ont été profondément interrogées. Cette place/non place, peuplée parfois jusqu’à 300 000 personnes, fut un creuset expérimental par lequel a jailli, dans la joie, le dissensus. Un creuset par lequel s’est effectué la dispute entre des lignes minoritaires et majoritaires, la remise en question des partages du sensible établis, le télescopage du présent dans sa crudité la plus pure comme le passé, considéré comme révolu, en souffrance. Un creuset qui œuvra donc à ce qui advient.

Ce cinéma attentif à ce qui advient, ce « cinéma qui vient » pour paraphraser un vieil essai de Walter Benjamin (Sur la philosophie qui vient), serait un cinéma non pas de la représentation comme il y a en encore tant, mais un cinéma de la présentation. Un moyen sans fin, qui scrute les détails de l’intérieur, entre les êtres et les choses, entre les agencements, désagencements, réagencements, les lignes normatives, les lignes créatives – ces dernières pouvant si l’on en prend garde, devenir normatives à leur tour. Le film serait peut-être alors non pas la fin du processus, mais ce moment où le processus, ce composé de forces, ce schéma multiple de tensions (temps parfois simultané du tournage/temps du montage etc.), parvient à son moment d’équilibre et de déséquilibre, son moment de déflagration, et donc de cristallisation (schéma de la résolution). Certains ont appelé cela une dialectique à l’arrêt, ou image dialectique (W. Benjamin), ou bien encore une image-cristal (G. Deleuze). Le peintre Nicolas de Stael n’a peut-être jamais aussi bien décrit la complexité de ce processus :

«Tout cela est obscur comme le sentiment, il ne faut pas, on ne peut pas comprendre. Le hasard que voulez vous est feu, le tout c’est de pouvoir s’en servir mais le tempérament y va ou n’y va pas, c’est tout. Je crois qu’il faut tout faire pour prévoir en toutes ombres les choses, les voir obscurément. Mais le feu est unique et le restera. Plus l’ombre est précise, forte, inévitable, plus on a la chance de faire vite, clair, foudroyant. […] Il ne faut jamais qu’on sache d’où cela vient, où cela va. Les larmes sont un matériau aussi bien qu’autre chose.[22] [22] Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, Paris, Ed. Le Bruit du temps, 2014. »

Il se trouve que mes films prennent du temps à trouver ce moment de cristallisation, ce moment où les choses apparaissent, adviennent, débordent. Parce que ce moment ne peut être prévu.

Il m’est arrivé de présenter des « films » qui n’étaient pas encore advenus, dans différents « états » transitoires. Et ce en raison du fait que j’avais pu contracter des engagements auprès de personnes intéressées par mon travail et désireuses de le projeter. Très souvent j’ai pensé que le film serait totalement terminé le moment de la projection venu – toujours cette pensée du résultat. Or cela n’a jamais été le cas. Cela ne s’est d’ailleurs jamais passé comme cela. Il s’est écoulé parfois une année de travail supplémentaire entre la première projection en festival et le moment où le film est parvenu à ce qu’il devait être. C’est très exactement ce qui s’est produit pour Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I), par exemple.

Pour Vers Madrid-the burning bright, ce fut exactement la même chose mais de façon encore plus démultipliée.

Tout d’abord, parce que je ne suis pas allé à Madrid avec l’idée de réaliser un film. Dans mes expériences précédentes, si le film n’était jamais considéré comme une fin en soi, il participait néanmoins de ces éléments qui rendaient possible mon désir d’aller appréhender telles ou telles réalités. Cela n’était pas du tout le cas pour Vers Madrid. J’ai souhaité me rendre en Espagne car je désirais comprendre, après ce qu’on a appelé le Printemps arabe, ce qui était en train de se passer dans ce pays, et dans sa capitale.

À Madrid, j’ai été saisi par l’énergie, la vitalité, la détermination des personnes présentes, la qualité des relations humaines, le sens des responsabilités de chacun protagonistes (en quelques jours, un camp fut crée sur cette place, doté d’un restaurant gratuit pouvant nourrir des centaines de personnes, d’une bibliothèque, et de multiples stands et commissions…), une certaine idée de la jeunesse entendue non en terme d’âge, de génération, mais de disponibilité, d’écoute, d’ouverture d’esprit, de désir, de joie, etc. J’ai été traversé surtout par les espaces d’images qui se déployaient sur cette place. Un télescopage permanent du passé le plus ancien et de l’extrême contemporain. La réactualisation de principes fondateurs de notre civilisation judéo-chrétienne : l’émergence de la parole, le jaillissement du verbe et son pouvoir de nomination, le sentiment du « commun »… Le fait de produire des images dès les premiers jours m’a permis d’évoluer entre les personnes et les choses, de redoubler d’attention par rapport à ce qui était en train de se passer. D’autant que je ne connaissais pas Madrid, n’avait à l’époque aucune connaissance dans cette ville et surtout, ne maîtrisais absolument pas la langue.

Peu à peu, au film du temps et des évènements passés, certaines images enregistrées m’ont semblé intéressantes et j’ai pensé qu’elles pourraient peut-être s’agencer et dialoguer les unes avec les autres. J’ai alors eu l’opportunité, dès 2012, de projeter ces images dans des festivals, alors même que le travail cinématographique n’avait pas vraiment commencé. J’ai accepté de le faire principalement pour des raisons politiques et esthétiques. Bien que parfois très critique par rapport à ce que j’avais pu percevoir, j’éprouvais un sentiment d’urgence. Il me semblait important de présenter au plus vite certains moments du processus du 15M, d’essayer de déployer les espaces d’images enregistrés, les expérimentations politiques et poétiques à l’œuvre dans ce processus. Urgence d’autant plus importante qu’en 2011 comme en 2012, ce processus fut extrêmement critiqué, moqué, stigmatisé par les médias et le pouvoir espagnol, incompris par la plupart des pays européens, réprimé avec une grande violence en septembre 2012. Il m’apparaissait alors cohérent de projeter des images qui essayeraient d’attester de la nécessité de ce processus, de la nécessité de ces milliers de personnes qui descendirent dans les rues et occupèrent la plupart des places des villes et villages d’Espagne.

De plus, c’était là aussi un autre moyen pour mieux comprendre encore ce qui serait en jeu dans ledit processus. Car le temps de la projection est un temps de pure rencontre, d’expérience collective. Un temps intensément politique, et esthétique. Le temps de la projection est un temps de présentation et non de représentation. Un temps de dialogue et de découverte qui permet aussi au cinéaste d’appréhender encore et toujours les réalités abordées, de connaître, de comprendre le « sujet filmé ». Le temps de la projection est un temps qui brise les limites du film, et produit de la connaissance.

Pendant environ deux années j’ai poursuivi le travail cinématographique en alternant les phases de tournage et de montage, et en exposant dans l’espace public des montages d’images parfois très fragiles (une quarantaine de lieux et festivals), et ce, jusqu’à ce que le film trouve, il y a quelques semaines, son pli, son équilibre. À la différence des premiers montages d’images, le film, tel qu’il existe aujourd’hui, tel qu’il s’est trouvé à s’actualiser aujourd’hui en fonction des circonstances, contraintes et conditions de travail, met peut-être beaucoup plus en évidence des dialectiques du proche et du lointain, les jeux de l’actuel/inactuel et du virtuel : apparition/ disparition obscure et persistante de ce processus d’émancipation dans le présent qui passe et le passé qui résonne.

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D : La question du devenir engage la forme du film, mais aussi sa fonction stratégique, le rapport visé entre les évènements et les spectateurs. Vos premiers courts métrages se rapprochaient davantage du ciné-tract, soit d’un rapport d’information / intervention presque direct. A quel moment avez-vous déterminé la « temporalité » de Vers Madrid ? Quand est-il devenu un « (film d’in/actualités) », pour reprendre l’expression que vous utilisez dans un carton d’ouverture ?

S.G. : Les œuvres qui m’intéressent, cinématographiques, littéraires ou non, qu’ils s’agissent de petites ou de grandes formes, agissent toujours comme des sortes de bulletins d’actualités de leur époque. Elles sont toujours traversées par l’actualité, ce qui se joue, se trame, évènements majeurs ou plus anodins, mais qui participent pleinement d’une époque. Or lesdits évènements, quels qu’ils soient, mettent en jeu une dialectique actuel/inactuel, résonnent dans le temps long, font écho ou sont des reprises, des réactivations, des réactualisations de formes du passé, survivances, éléments en souffrance ou suspens, appelant à être rédimés, etc.

À Madrid, j’avais constamment le sentiment d’évoluer dans des espaces d’images dialectiques et d’être confronté aux lignes et aux principes fondateurs de notre civilisation grecque et judéo-chrétienne : le pouvoir du verbe, l’acte de nomination, les notions de logos, démos… Cette place, comme une espèce de dispositif dialectique, mettait en jeu, en intensités, en images, le présent le plus immédiat comme le passé le plus lointain, formait une sorte de constellation dialectique.

Comme je l’indiquais, j’ai eu le sentiment à un moment donné, après avoir produit un certain nombre d’images, qu’un film était là en puissance, encore à l’état virtuel, dans les images, à l’instar d’un arbre ou d’une plante dans une graine. J’en ressentais le caractère nécessaire : puissance des paroles et images dans l’acte de leur formulation même, puissance plastique, poétique et politique de diverses manifestations collectives… Mais quelle forme celui-ci allait-il prendre, puisque le propre du virtuel est de ne pas être déjà constitué, puisqu’il est comme un champs de tensions, un nœud de forces qui accompagne une situation, un événement, n’importe quelle « entité », et appelle un processus de résolution ? Comment rendre compte des conditions d’une expérience présente, « nouvelle » ? Comment traduire, exprimer, présenter les réalités et sentiments les plus immédiats auxquels on peut être confronté ? Comment présenter des évènements en cours lorsque l’on ne bénéficie pas d’un recul temporel important ?

Le travail cinématographique s’est néanmoins poursuivi, et comme tout acte véritable de création, il implique la production innovante d’une « forme ». Cette forme s’est définie peu à peu en prenant en compte la teneur des images, le processus expérimental et continu dont elles témoignaient ; les conditions de production des images, des conditions effectives de tournage de Vers Madrid (celles-ci ne s’apparentaient donc pas du tout à celles qui étaient les miennes lors de mes deux films réalisés sur les personnes migrantes à Calais : pas de projet écrit, subvention, temps de tournage de trois années etc. Pour Vers Madrid le processus était différent, improvisé. Les temps de tournages furent très brefs et courts, proches d’une certaine façon de celui que peuvent avoir les journalistes quand ils font du reportage).

L’idée m’est alors venue de retravailler, réactualiser et de croiser à la fois les « newsreels », ces formes brèves proposées par Robert Kramer dans les années 70 et qui traitaient de sujets négligés ou stigmatisés par les grands médias de l’époque, et des courts poèmes-essais expérimentaux, pamphlétaires ou non, tels qu’ont pu en produire des cinéastes comme Ken Jacobs, Jean-Luc Godard, Peter Emmanuel Goldman, Jean Vigo, Maurice Pialat par exemple etc. Une autre piste de travail était aussi des propositions poétiques créées avec le souci de présenter l’actualité la plus brûlante : les Psaumes d’actualité de Rimbaud, Poèmes actuels de Heine, Poèmes de circonstances d’Aragon.

À l’instar de certaines formes un peu « immédiates » qu’il m’est arrivé de produire et auxquelles vous faisiez allusion (ce n’est pas la totalité de mon travail. Dès mes débuts cinématographiques, je me suis attaché à travailler sur des « petites » et « grandes » formes), dans les premières propositions filmiques, composées de quelques scènes, et projetées très rapidement lors même que le film n’était pas encore advenu, la référence au Newsreels et au travail de Kramer était extrêmement explicite : le sous-titre du film était Scenes from the class struggle and the revolution, titre du film que Kramer avait consacré à la révolution des œillets au Portugal. Et puis au cours des deux ans de travail cinématographique qui ont suivi jusqu’en septembre 2014, de la même façon que le processus du 15 M se poursuivait, empruntait des formes différentes (marche blanche etc.), des sentiers plus muletiers, le film s’est beaucoup développé. L’idée de rester centré uniquement sur la place Puerta del Sol et ses « rayons », les rues, a été conservée mais complexifiée par les traductions plastiques et visuelles (jeu sur les rythmes, tonalités, images en noir et blanc ou couleurs, bruits et silences…), de « places », « rayons » et éléments virtuels, tout comme le jeu de l’actuel et de l’inactuel, que le processus pouvait convoquer, faire entendre dans les discours, gestes : tombeau de Franco, figure de Lorca pour évoquer les questions du franquisme ou post-franquisme ; ville-déserte pour évoquer la question de la spéculation immobilière, etc.

S’est imposée peu à peu l’idée de faire résonner les « espaces » et « temps » entre les êtres et les choses, pour essayer de présenter par le milieu, la puissance de déflagration d’un processus sans début ni fin, qui n’est ni mesurable, ni quantifiable par le temps des horloges. On ne sait pas vraiment d’où ca vient, ni ou ça va…

D : Le film est parcouru par la résurgence de quelques motifs « eisensteiniens », le plus explicite étant ce montage de trois plans d’un lion en bronze – qui, ici, ne se met pas à rugir. Par-delà la référence, presque ironique, faut-il y voir une communauté de pensée entre Eisenstein et vous quant à l’usage du cinéma en temps révolutionnaire (ou l’usage révolutionnaire du cinéma) ?

S.G. : Il est vrai que le lion, les statues de lions, sont quasiment un motif plastique à part entière qui circule de films en films depuis Eisenstein. On le retrouve par exemple dans Le fond de l’air est rouge de Chris Marker avec le lion de la Place Denfert Rochereau… Dans mes films, il était déjà présent dans L’Impossible-pages arrachées avec le lion de la Place de la Nation, puis il revient ici avec les lions comme gardiens du Congrès. Pourtant, je dois dire qu’en ce qui me concerne, aussi étonnant que cela puisse paraître, il ne s’agit pas du tout de quelque chose qui aurait été fait consciemment, d’une citation ou référence réalisée de façon délibérée. Je suis d’ailleurs obligé de reconnaître que je connais très mal l’œuvre de Eisenstein. Je n’ai dû voir que Viva Mexico, Ivan le Terrible, et lorsque j’avais une vingtaine d’année, des photogrammes du Cuirassé Potemkine dans un très vieux numéro d’une revue dont j’ai oublié le nom, et qui publiait des scénarios de films. On pourrait aussi supposer, que l’utilisation de la couleur rouge dans un film entièrement en noir et blanc, comme je le fais, serait aussi une référence eisensteiniennne. Il n’y a pas très longtemps en effet, le critique Aleksander Jousselin m’apprenait que dans les premières copies de Potemkine, Eisenstein avait intégré une seule et unique image rouge, le drapeau de la révolution, placée à un endroit du film qui correspondrait, si je ne me trompe pas, au nombre d’or.

Pour ma part, le jeu avec les lions, le « motif » du lion, correspond à cette approche qui consiste à faire résonner entre eux différents éléments présents, ou non, dans un lieu, un espace, où se déroule une action, un événement. Et ce, afin d’essayer de rendre compte de la teneur de celui-ci, de souligner la pertinence d’un moment, d’un geste, d’une parole… Mettre en relation des éléments qui paraissent a priori incongrus ou non, permet de souligner ou faire ressortir des effets de sens, de créer des circulations de sens. Ces éléments parfois peuvent agir aussi comme métaphore, allégorie…

À Madrid, les statues de lion du sculpteur Ponciano Ponzano sont les gardiens du Congrès des députés, lieu donc où se réunissent les « représentants » du peuple, et où s’élaborent les politiques espagnoles. Ces statues représentent, de façon allégorique, les pouvoir de la Chambre des députés. Nombre de manifestations et de rassemblements se sont tenus aux abords du Congrès en 2011 et 2012, et notamment les manifestations du 25 et 29 septembre 2012 qui ont été violemment réprimées. Dans Vers Madrid, les statues de bronze des lions apparaissent à la fin du deuxième mouvement du film, qui montre le durcissement des mesures prises par le gouvernement espagnols pour freiner le processus du 15M. Puis, dans le troisième mouvement du film, ils apparaissent de nouveau mais sous une forme différente, dessinés sur une grande banderole portée par des manifestants au début de la manifestation du 29 septembre 2012. Ces lions de bronze d’ordinaire immobiles et figés, garants des politiques actuelles en quelque sorte, sont remis en mouvement. Partant, les politiques élaborées dans le Congrès se trouvent subverties, et une certaine dimension mythique déconstruite. Il y a d’autres exemples dans le film où ce jeu avec des éléments plastiques, permet de saisir les enjeux du processus du 15M : statues de Lorca, Calderon, lune, croix du tombeau de Franco etc.

D : Avec quel matériel tournez-vous ?

S.G. : Toujours le même outil à ce moment-là : ma Panasonic 3CCCD AGDVX 100BE. C’est une caméra que j’avais découvert en 2006 lorsque je préparais Qu’ils reposent en révolte (Des figures de guerres I). Je souhaitais à l’époque travailler sur la rencontre entre les médiums numérique et argentique. J’avais fait des essais, expérimenté certaines choses, trouvé des combinaisons plastiques très intéressantes qui participaient d’une véritable rencontre entre les deux médiums, ne cédaient ni à la nostalgie de l’argentique, ni à l’opportunisme dans son emploi… Il y a des possibilités géniales dans le croisement/rencontre de ces médiums. Dans mon projet initial, Qu’ils reposent en révolte, tourné en numérique devait, après mes expérimentations, être projeté en 35 mm. Mais cela n’a jamais pu se faire car je n’ai jamais réussi à obtenir les subventions nécessaires. Les aides à la post-production m’ont toujours été refusées, et ce jusqu’à Vers Madrid. Comme de surcroît les conditions de production de ces films ne permettaient pas de budgéter cela… mes idées restent en suspens.

Tous ces films ont donc une sorte de double virtuel. Pas uniquement dans le sens où ces films appelleraient à la réalisation d’autres films, ce qui est le sens profond d’un travail sur le long terme. Un double virtuel en ce que, non réalisé dans leur « intégralité », ils restent en suspens. Il y a un travail à mener sur « la doublure et le virtuel », et qui pourrait peut-être être expérimenté dans le champ de l’art contemporain. Non pas le film-fantôme, mais le film double et virtuel. C’est un des projets que je concrétiserais peut-être.

Enfin, pour les prochains projets, je suis en train d’expérimenter différents types de caméra : HD, super 8, 16mm, appareils photo…

D : Pourquoi ce recours à la couleur rouge, qui intervient ponctuellement, dans un film au noir au blanc par ailleurs très affirmé, sur des plans de feuillages, mais aussi (pour la version que nous avons pu voir) dans la couleur même des sous-titres ?

S.G. : Les images produites pendant le tournage étaient initialement en couleur, avec de fortes tonalités d’orangée, d’ocre, de rouge, et ce, en raison des multiples éclairages électriques. Au montage, et comme j’ai pu le faire dans des films précédents, les images ont ensuite été travaillées en noir et blanc pour réaliser un jeu entre le proche et le lointain. Faire en sorte que des images qui participent de l’extrême contemporain, puissent dans le même temps sembler appartenir à un passé plus ancien, faire écho à des évènements très anciens, être investi de motifs non contemporains. Jeu donc sur les notions de documents et d’histoire, d’actualités et d’inactualité.

Les différentes temporalités qui peuvent pétrir et façonner notre présent, ce statut de l’image-document, archive, trace et témoignage passés et/ou présent, me semblaient pouvoir aussi être travaillées et interrogées à partir de la couleur. Et plus précisément de la couleur rouge, considérée comme survivance, dans les images en question.

Il y a donc trois séquences d’images en couleurs dans le film qui toutes renvoient au statut de l’archive.

La première séquence dans le premier mouvement, montre des arbres qui dansent, tandis que l’on entend un chant de la guerre d’Espagne, associé à de la musique post/blues noise rock d’un jeune et très intéressant groupe danois Get your gun. Cette séquence renvoi à la question de la guerre d’Espagne, du franquisme et de ses prolongements jusqu’à aujourd’hui encore.

La deuxième séquence, dans le second mouvement du film, au milieu de celui-ci quasiment, est une séquence traitée comme une constellation d’images passées et présentes, et qui récapitule de façon visuelle, par un jeu de surimpressions de différents motifs, les enjeux à l’œuvre dans le processus : la croix du tombeau de Franco se télescope avec des plans du Parthénon grec, avec des graffitis grecs, la pierre-crâne de la séquence de Gibraltar, des pommes de pin, une fleur près d’un ruisseau que j’ai filmée dans une forêt après avoir filmé le tombeau de Franco etc.

La troisième séquence est une séquence de « pure » archive : elle est composée d’images réalisées par un activiste espagnol et par la commission audiovisuelle des Indignés. Elle montre la répression de la manifestation du 25 septembre 2012. Ces images, en couleurs, ont été retravaillées, et poussées de façon allégorique dans leur retranchement, de façon à les saturer, les rendre « criardes »…

Si ces déclinaisons de rouge se sont imposées parce que cette couleur était la couleur dominante des images filmées, l’ambivalence qui caractérise cette couleur a été aussi un des éléments déterminants dans le choix de la travailler. Le Rouge symbolise de façon universelle le principe vital, sa force, sa puissance et son éclat. Le Rouge est la couleur du feu, du sang et est aussi ambivalent symboliquement qu’eux, selon sa nuance claire ou sombre. Le Rouge, ou plutôt les rouges, peuvent être symbole d’action, de jeunesse, d’éros libre et victorieux, de libération (rouge vif), comme le symbole de l’oppression, du despotisme (le pourpre) etc.

Ces variations symboliques et plastiques sur le rouge, leur contraste avec le noir et blanc de l’image, permet de travailler sur des temporalités plastiques différentes, de tisser des jeux de correspondances entre des éléments parfois très différents et hétérogènes tout au long du film (le sous-titrage rouge permet aussi, par sa couleur, de « relier » des scènes et motifs, tout comme de créer ou souligner des effets de sens par contraste avec les significations associées au noir (autorité, mort, révolte, obscurité, mystère, sobriété…) et blanc (pureté, propreté, vide) de certaines images…

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D : Dans la version finale, un personnage de migrant absent des premiers montages apparaît. Il est la solitude qui traverse la foule, l’exacte antithèse des « occupationnistes » ; et en même temps, on se doute que le film cherche à articuler ces deux dimensions plutôt qu’à les opposer. Pourquoi avoir inscrit son histoire en contrepoint, ou en creux, du mouvement ?

S.G. : Le processus du 15M en 2011 et 2012 à Madrid a rassemblé des milliers de personnes. Jusqu’ à 300 000 personnes pouvaient circuler sur la place ; entre 20 et 30 000 parfois participaient aux grandes assemblées du week-end. Il ne s’agissait pas d’une « masse » de personnes dont les individualités auraient fusionnées et qu’une idéologie portée, incarnée par un excellent acteur, modèlerait pour former un peuple. C’est tout le contraire, ainsi que j’ai essayé de l’indiquer dans les réponses précédentes. Dès lors, il me paraissait important non pas de filmer la foule comme si elle était indistincte, mais bien dans ses composantes et singularités, en privilégiant une approche micrologique : détails, voix, gestes, mouvements, etc. Bien sûr il ne s’agit pas d’être exhaustif, de vouloir tout embrasser, tout « représenter », mais de montrer certaines lignes de forces et d’intensités que j’avais cru percevoir ; de partir donc d’un élément, être ou chose pour aller vers le pluriel, partir de l’un pour aller vers le multiple, et non du multiple pour aller vers l’un comme c’est le cas dans le concept classique de représentation – et comme c’est bien le cas aussi lorsque l’on considère qu’une masse résulte de la fusion des individus.

Dans le même ordre d’idée, j’ai pensé qu’il serait aussi intéressant de présenter la « trajectoire » d’une personne qui participerait de ce processus. Dans un documentaire classique et formaté, trois ou quatre personnes « représentatives » (âges, nationalités, milieux sociologiques différents etc.), seraient « castées », choisies, suivies dans leur pérégrination jusqu’à un dénouement heureux ou non. Le régime de l’identification marcherait à plein…

Pour ma part, ma démarche était inverse, et peu à peu s’est esquissée l’idée de faire un contrepoint sur une seule personne au milieu, entre, des milliers d’autres. Cette idée de m’arrêter un instant sur le parcours d’une seule personne face à son devenir et ses multiples métamorphoses s’est imposée suite à ma rencontre avec Bader, une personne sans-papier, d’origine tunisienne, et qui venait d’arriver à Madrid, sur la Place Puerta del Sol, après avoir passé plusieurs semaines dans un centre de rétention de Malaga. Sur cette place, il avait très vite rencontré des personnes, tissé des liens, discuté avec des avocats, rencontré une femme… Il subvenait à ses besoins (logement, vêtement, nourriture etc.), en occupant de multiples emplois au noir (vente de bière dans la rue, rabatteur pour des boites de nuit etc.), puis rejoignait Sol pour participer à des commissions, et notamment la commission immigration. Il était donc là, présent sur la place, apparemment comme des milliers d’autres personnes en train de tracer leur ligne de fuite.

Outre le fait que nous nous sommes très très bien entendu, et qu’il m’aidait aussi parfois à supporter les moments de solitude dans lequel je pouvais être moi-même du fait qu’à mon arrivée en 2011, je ne parlais pas la langue, ne connaissais pas la ville etc., cette personne m’intéressait en ce qu’elle me permettait de comprendre puis, une fois la décision prise de faire un film, de montrer que le processus du 15M était constitué de personnes d’origines sociales ou ethniques diverses, allant du sous-prolétariat à la bourgeoisie, d’espagnols de souche comme de personnes immigrés (Afrique sub-saharienne, Maghreb, Bangladesh, Amérique Latine etc), de personnes de générations différentes etc. ; il me permettait aussi d’évoquer en creux la révolution tunisienne et le Printemps arabe ; il me permettait surtout aussi de montrer le travail à l’œuvre, dans ce processus, autour du langage, et comment le cadre des représentations établies pouvait à travers le langage être critiqué, mais aussi se reproduire, conforter des schémas établis, fabriquer de l’exclusion…

Par exemple, la scène de la commission immigration à laquelle Bader participe, montre la rédaction collective d’un manifeste sur l’immigration. À un moment donné la discussion porte sur les notions de métissage et d’interculturalité. Certains des participants, bien intentionnés sans aucun doute, utilisent des notions dont ils ignorent tout, et notamment celui de métissage qui est un « outil » colonial utilisé par les espagnols en Amérique Latine pour assimiler les personnes « indigènes » ; les mêmes ensuite seront partisans de la discrimination positive dans l’article sur les droits de l’homme et des migrants…

Ce qui est aussi intéressant c’est que dans cette même scène, Bader n’intervient jamais dans la discussion. Non pas qu’il ne le souhaiterait pas, mais parce qu’en sus de l’obstacle de la langue (il avait commencé à apprendre l’espagnol dès son arrivée sur le territoire espagnol, à Malaga), sa difficulté à s’exprimer était aussi lié aux représentations avec lesquelles il était aux prises. Il incarnait pour certain l’Immigré, le Sans-papiers, le Migrant. On le regardait avec bienveillance, reproduisant donc un partage bien établi. Il lui était, et il est difficile d’échapper à des représentations infantilisantes, discriminantes, condescendantes que des personnes, pourtant de bonne volonté, pouvaient véhiculer.

Cet aspect des choses m’a paru extrêmement important. Comment, dans un processus horizontal, sans partis, syndicats, organe central, chef, leader etc., qui se fonde sur le surgissement de la parole, les paroles de certains peuvent être court-circuitées, voire disqualifiées. Comment, d’une certaine façon, le droit à l’existence peut se retrouver de nouveau bafoué dès la « source », le fait de parler, de nommer…

Enfin, les conditions de vie de Bader déjà précaires, se sont dégradées. Plutôt bien entouré en 2011, il souffrait en 2012 d’une extrême solitude, se sentait en état de siège, en état de guerre, dans une forme d’enfermement, « perdu dans l’espace »…

J’ai considéré que le fait de présenter, avec son accord, quelque fragments de son intimité, et cela sur deux années, permettait de faire résonner encore plus les problématiques qu’il traversait, et partant traversaient, et traversent encore, la société espagnole comme les sociétés occidentales (questions migratoires, économiques, politiques, logement, emploi, etc.). Ce contrepoint me paraissait d’autant plus intéressant qu’il est un de ces éléments qui viennent aiguillonner, questionner, mettre en crise le processus du 15M de l’intérieur, dans ses dimensions novatrices et conservatrices.

Il ne m’intéressait certainement pas de faire un film de propagande, de présenter des visions unilatérales… C’est tout le contraire.

D : Vos précédents films avec les migrants de Calais étaient plutôt taciturnes, ne comportant que de rares, mais percutants moments de parole. Dans Vers Madrid, la circulation du discours est au centre. Quelle scénographie visuelle avez-vous cherché à composer pour accompagner cette inflation du langage ? Et comment cette parole est-elle censée structurer l’ensemble ?

S.G. : L’émergence, ou non, de la parole de ceux qui en sont traditionnellement privés dans l’espace public (qui point ce que l’on désigne depuis des années la « crise de la représentation »), et l‘acte de nomination, me semblent être les caractéristiques majeures de ce processus.

J’ai cru identifier très rapidement différents registres de la parole politique, différentes modalités dans les prises de paroles et j’ai essayé d’en présenter quelques-unes : les prises de parole spontanées, où chacun peut dire ce qu’il veut ; les commissions thématiques ouvertes à tous, et se réunissant dans les rues, les petites places ; les assemblées fonctionnant sur le mode du consensus quant à l’acceptation ou non des propositions formulées par les commissions ; gestes perpétrés par des individus sur la place : cours d’économie, de droit, de sciences politiques ; manifestations, « sauvages » (non autorisées) ou non, performances théâtrales, happening etc.

Cette parole se déploie entre 2011 et 2012…, et permet de comprendre que le « mouvement des Indignés » n’est pas un mouvement qui aurait un début et une fin, mais quelque chose qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace.

Le film s’est alors peu à peu structuré en trois grands mouvements à partir de trois moments politiques et périodes temporelles précis, et qui essaient de rendre compte de ce déploiement de la paroles et des gestes. Le premier mouvement du film, Romancero del Sol, en mai 2011, rend compte, de façon non exhaustive, de l’émergence du processus et des différents registres de la parole politique. Le deuxième mouvement, Romancera del Pueblo, en mai 2012, traite de l’anniversaire du processus, de la répression étatique et policière de plus en plus forte pour que le processus ne se pérennise pas. Le troisième mouvement, Romancero del Fuego, montre la violence d’Etat, et le fait que le processus des indignés est un processus, et non un mouvement, sans début ni fin, illimité.

Cela peut se traduire par des cadrages très frontaux, des gros plans, parfois en contre-plongée, des plans plus larges qui permettent de saisir la teneur d’un événement. Ce type de dispositif, en immersion, s’il était le seul dispositif déployé, pourraient je crois devenir problématique par l’effet d’imposition de sens, qu’il produirait sur les spectateurs. Or ce qui m’importe, en tant que cinéaste et cinéaste-spectateur (je crois qu’un cinéaste est aussi spectateur de son travail… Il faudrait développer plus avant), c’est tout à la fois de ne pas être « assujetti » par le sujet filmé, tout comme de ne pas assujettir le spectateur et lui imposer à une vision unilatérale.

C’est pourquoi le film est aussi entrelacé de scènes très éloignées en apparence de la Place Puerta Del Sol. Des scènes qui tout à la fois déplient des motifs présents dans les gestes et paroles (logements , franquisme etc.), tout en permettant de prendre le large, du champ, de la distance. Les tonalités de ces scènes, plus contemplatives peut-être, permettent d’engager une réflexion sur ce qui est montré, ou a été montré dans les différents temps du film.

J’appelle cela des images démocratiques.

D : Plus encore que la parole, il y a, au cœur de tout, le chant, la musique et la performance, notamment une mémorable imitation d’Esperanza Aguirre, Grande d’Espagne à l’époque présidente de la Communauté de Madrid et qui apparaît comme le symbole d’une confiscation de la démocratie par l’aristocratie. Bref, vous faites preuve d’une attention véritable aux performances, à la dimension spectaculaire – dans le sens joyeux d’un esprit de fête – que s’est donnée le mouvement. Pourquoi une telle place accordée aux expressions théâtrales ?

S.G. : L’esthétique et le politique ne sont pas je crois des sphères autonomes et séparées, ainsi qu’une certaine conception de l’art, et de la modernité, peuvent le prétendre (je renvoie là notamment aux travaux de Jacques Rancière, et notamment la scène 14 de son ouvrage majeur Aisthesis- Scènes du régime esthétique de l’art). Elles sont intrinsèquement liées. Ainsi les œuvres de Rimbaud, Whitman, Agee, Goya…

De façon plus générale, une action perpétrée par un individu revêt une dimension politique et esthétique : nous sommes des êtres politiques qui vivons en société. Nous avons tous une façon de nous présenter, de nous habiller, une voix particulière etc.

Il était intéressant de voir comment certains gestes, dessinés par certaines personnes dans l’espace public de façon autonome, pouvaient réactiver des formes artistiques un peu figées, mythifiées, tout en faisant sens. Cette scène de théâtre de rue, dans laquelle une comédienne interprétait celle qui était alors la chef de la région de Madrid, Esperanza Aguirre, m’a beaucoup intéressé en ce que les gens jouaient véritablement le jeu, s’adressaient « véritablement » à Esperanza Aguirre et aux gueux qu’elle tenait en laisse.

Cette dimension du jeu, ici très burlesque, est importante en ce que le jeu permet de faire jouer les êtres et les choses, de les sortir des places assignées, ainsi que l’on peut dire par exemple d’une porte qui joue sur ses gonds, qu’elle a du jeu. L’acte de se grimer, de jouer, par exemple, des personnes considérées comme très importantes, inaccessibles, inatteignables, signe le jeu d’une déprise, d’un renversement carnavalesque, dialectique de l’ordre des choses.

C’est toute la thématique, bien connue, du monde à l’envers. Ce jeu est une puissance à la fois subversive et corrosive, et dont on ne peut mesurer les répercussions, les ondes de propagations. On considère en général la dimension à la fois « subversive » mais aussi très réactionnaire et conservatrice des fêtes, carnavals, rites de possession : une période de catharsis, transe, durant laquelle sont évacuées les frustrations du quotidien, dans une suspension du temps profane, avant le retour à la normale et la conservation de l’existant. Mais des écrivains et philosophes comme Florens Christian Rang ou Walter Benjamin, ont bien montré comment ce jeu, dans ce temps suspendu, n’était pas mesurable, et pouvait réveiller des images, des forces, des intensités à même de produire de nouvelles reconfigurations.

D : Pourquoi avoir décidé de maintenir hors-champ ce qui tenait aux conditions matérielles du mouvement, à sa logistique, qui s’est appuyée sur quelque chose d’a priori spécifique aux révolutions contemporaines, à savoir les réseaux sociaux et les moyens de communication instantanée ?

S.G. : Je n’ai pas éprouvé la nécessité de m’arrêter plus spécifiquement sur cette question, et j’ai plutôt envisagé de l’évoquer et de la traiter en creux, en faisant apparaître certains de ces nouveaux éléments de façon fluide, discrète, comme un fil qui s’entrelace avec les images que j’ai moi-même produites : dans les deux premières parties par exemple, on aperçoit de multiples tags, inscriptions, qui renvoient à des adresses de sites internet et des réseaux sociaux ; on entend une conversation téléphonique entre Madrid et Barcelone, diffusée en directe dans les haut-parleurs, et qui porte sur la répression qui a eu lieu sur la Place Catalunya ; il y a encore des images de marches et défilés projetées sur les façades d’immeubles qui entourent la Place Puerta del Sol ; enfin, dans la troisième partie, je mets en avant des échanges de mails, ou utilise des images réalisées par la Commission audiovisuelle et celles d’un activiste espagnol pour montrer la répression de la manifestation du 25 septembre 2012, et qui ont été diffusées immédiatement sur les réseaux internet….

D : Au contraire des précédents, ce film a comme contre-champ ou hors-champ une masse d’images qui n’est pas simplement ponctuelle, comme lorsque la presse couvre une opération du gouvernement contre les migrants, mais tient du flux. Il était ainsi possible de suivre le mouvement en direct sur Audiovisol, un streaming dont vous empruntez d’ailleurs quelques plans pixelisés. Est-ce que la question de ce hors-champ s’est posée pour vous, et en quels termes ?

S.G. : Le flux d’images que le processus de Sol a engendré surgit par moment dans le film (les images « d’archives » que vous citez par exemple), tout comme sont convoqués d’autres espaces ou flux d’images auxquelles on ne s’attendait pas forcément : le détroit de Gibraltar, la ville désolée de Sesena…

De la même façon, la forme qu’a pris le film, comme réactualisation expérimentale du newsreel, prend en compte ce hors-champs que constitue le traitement de ce processus par les médias espagnols, les médias occidentaux et ce, jusqu’à aujourd’hui. Nombre de personnes, médias etc., considèrent encore que ce processus du 15M a été et est dérisoire, sans aucune incidence ou efficience historique.

J’ai toujours travaillé avec cette notion de champ et hors-champ, dans ces multiples déclinaisons, en tenant compte de la façon dont tel ou tel « sujet » est appréhendé, présenté, « représenté »  (le plus souvent) ou non par les médias dominants, les mondes cinématographiques ; les discours véhiculés sur telle ou telle catégorie de la population… le film se tisse et s’élabore dans un dialogue constant avec ces différents éléments. C’est d’ailleurs ce qui m’incite à penser qu’il n’y a pas forcément besoin de tout dire, de tout montrer de façon explicite.

Je considère en effet que les images travaillent, se travaillent, que leur réception et compréhension entraînent aussi une dispute au sens fort du terme. C’est aussi ce que j’entendais par la création d’images démocratiques. Des images qui présentent un certain nombre de choses, et qui dans le même temps ne nous « assomment » pas, ne nous instrumentalisent pas. Des images qui, par leur existence même, entraînent un effet de dessaisissement, une mise en crise des représentations, mais aussi des présentations qui se donnent à voir dans un film projeté. Des images-tourbillons, et leur traductions, actions, fleuves, fleurs, arbres…, qui s’attachent à travailler l’immanence et à saisir ce qui advient.

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Entretien réalisé collectivement par mail en octobre-novembre 2014. Introduction par Gabriel Bortzmeyer.

Toutes les images proviennent de Vers Madrid.