Accompagnant la sortie du livre co-écrit avec Eric Hazan, Un Etat commun, entre le Jourdain et la mer, aux éditions La Fabrique, le film d’Eyal Sivan fonctionne cependant comme objet autonome. Plus encore, c’est le livre qui apparait presque comme une mise à plat, un résumé clair et concis des thèses qui apparaissent dans le film. Dans l’un comme dans l’autre, les mêmes thèmes sont abordés, suivant une répartition chapitrée, et certains intellectuels cités dans le livre prennent la parole dans le film. C’est que ce dernier constitue essentiellement une synthèse de réflexions orales sur l’état actuel de la Palestine, et sa possible évolution vers un Etat partagé. Deux heures durant, des hommes et des femmes vivant sur place vont exposer leur point de vue devant l’objectif du documentariste. Problème : comment filmer ensemble ces personnes appartenant a priori à deux camps opposés ? La réponse de l’artiste prend une forme rigoureuse et faussement simple, proposant une mise en scène de la parole et de l’écoute qu’il nous faudra interroger.
Plusieurs films récents ont donné à voir des témoins racontant leur expérience (personnelle et historique) face à la caméra : Duch devant celle de Rithy Panh, Fengming devant celle de Wang Bing [11] [11] Duch, le maitre des forges de l’enfer, Panh, et Fengming, chronique d’une femme chinoise de Bing, deux films critiqués ici-même. . Il s’agissait pour les cinéastes de filmer des survivants, incarnations d’évènements historiques souvent meurtriers, qui puisaient dans leur mémoire pour donner une vision d’époques qu’ils ont traversées. La caméra enregistraient d’abord le témoignage avec ses hésitations, ses temps morts, éventuellement ses incohérences ; et puis le témoin, son visage, les émotions qu’impriment (ou non) sur lui les souvenirs remontant à la surface. Ces films faisaient ainsi se superposer, par l’intermédiaire du témoin, le passé – un discours personnel (ou au contraire parfois formaté : la défense de Duch) – et le présent – un être parlant, un corps dont s’échappe cette parole mémorielle.
Le film de Sivan regarde pour sa part vers le futur. Le cinéaste a rencontré une à une les personnes filmées, et leur a posé les mêmes questions : comment chacun, présent moins en tant que témoin (bien que tous vivent au quotidien la réalité israélo-palestinienne) qu’intellectuel (au sens large : journaliste, étudiant, artiste, militant, professeur…), perçoit l’acheminement possible vers un Etat bi-national ? Lors du pré-générique, tous prennent place tour à tour face à la caméra, donnant l’impression d’arriver en même temps pour participer à une table ronde, dont on ne verrait toujours que deux membres à la fois, le locuteur et un de ceux qui l’écoutent. Le cameraman règle la distance, on accroche des micro-cravate : le cadre est donné, ces gens ont été convoqués pour prendre la parole, donner leur point de vue dans un film. Cependant, comme l’indique le sous-titre, celui-ci prend la forme d’une conversation, d’un dialogue entre les deux bords. L’écran est divisé en deux cadres de taille égale : celui de gauche pour les Arabes, celui de droite pour les Juifs [22] [22] Nous préférons cette distinction à celle d’Israéliens et de Palestiniens, car comme le précise le film (et c’est d’ailleurs l’une des raisons rendant la séparation irréalisable), 20% de la population palestinienne vit en Israël et de nombreuses colonies juives sont implantées en Palestine, si bien qu’une séparation exigerait le transfert de plusieurs millions d’individus. . Chaque prise de parole d’un nouvel orateur donne néanmoins lieu à une présentation : identité, profession, lieu de résidence… si bien que tous apparaissent comme des individus à part entière, et non comme un panel représentatif des peuples auxquels ils appartiennent. D’ailleurs, le point de vue de l’un est régulièrement étayé par celui d’un autre : le montage crée des prolongements entre ces visions individuelles. Avec une grande fluidité, Sivan raccorde entre elles les idées et tisse un canevas des plus complets sur un sujet brûlant, quasi-universellement considéré comme utopique, voire comme une menace pour la pérennité de l’Etat juif.
Serge Daney évoquait la posture de monteur qu’il avait fini par adopter devant les comptes-rendus télévisuels de la première guerre du Golfe. A force de chercher toujours l’image absente, ce qui est caché, il en venait à monter ce qu’il voyait avec ce qu’il avait vu pour tenter de recréer l’information la plus juste possible : une information potentielle, ce que le film également nous propose. Car chercher l’image manquante, c’est tout aussi bien s’interroger sur la parole qui fait défaut au discours, au débat. Ce débat justement, la télévision est le plus souvent incapable de le produire. C’est que la logique privilégiée par un tel dispositif médiatique n’est pas celle de la rencontre et de la discussion, mais celle du « duel »[33] [33] Voir sur ce point l’analyse de Romain Lefebvre sur l’émission Des paroles et des actes du 23 février 2012, « Télévision et exercice démocratique ». . En lieu et place de ce duel, la mise en scène dispose ici, dans deux cadres côte à côte, un membre de chaque nation. Cette division sera maintenue tout au long du film, de manière à ce que toute parole proférée trouve à l’écran une oreille a priori adverse, mais qui demeure cependant attentive. Une oreille, c’est-à-dire aussi un visage : à la logique de l’affrontement se substitue celle de l’écoute.
Lorsque deux personnes partagent l’écran à la télévision, il s’agit généralement d’un présentateur et de son interlocuteur (envoyé spécial, politique, « expert », témoin…). Le présentateur fait alors figure de relais empathique du spectateur vers une zone de l’écran, un discours, un lieu ou une situation de direct, pointant pour le spectateur ce qui mérite son attention. En effet, en distribuant temporairement la parole, le journaliste accorde également son écoute (dans une posture de concentration professionnelle), et avec elle celle du spectateur. Or, on ne voit jamais les invités écouter le journaliste, comme si, figure d’autorité, il allait de soi que sa parole se devait d’être écoutée. La distribution de la parole à la télévision fonctionne ainsi par ce que le journaliste juge digne d’écouter. Contre cela, il était primordial dans le film de Sivan que l’écoute et la parole circulent, que les rôles d’orateur et d’auditeur ne cessent de s’échanger.
Le visage qui écoute n’est donc pas celui d’un journaliste, mais d’un alter ego de l’intervenant. On évoquait au départ le visage du témoin ; rarement on aura autant prêté attention au visage de celui qui écoute – et généralement acquiesce[44] [44] Les micro-mouvements de l’interlocuteur (allumer une cigarette, esquisser une intervention, prendre une pose attentive) deviennent des évènements en eux-mêmes, susceptibles de nous faire décrocher du développement, par ailleurs très dense. Un spectateur non-averti peut par exemple comprendre le dispositif particulier du film en remarquant que certains gestes des auditeurs se répètent. . Il est évident à ce propos que les plans d’écoute ont été choisis avec soin. Sivan n’ignore pas l’effet produit par cette présence double à l’écran : peut-être est-ce aussi la raison de son absence. Sans arbitre à l’image pour mener le débat, les intervenants semblent livrés à eux-mêmes et la conversation leur appartenir en propre. On sait bien évidemment que ce n’est pas le cas (la co-présence à l’écran n’est qu’un artifice de mise en scène), il n’en reste pas moins que créer un tel effet conversationnel laisse penser qu’un dialogue d’égal à égal est possible (sans doute aussi est-ce pour cela d’ailleurs que Sivan n’a gardé que des voix qui s’accordent).
Le double cadre opère ainsi tout autant une séparation qu’une réunion entre les deux peuples : un partage de l’écran, figurant le partage du territoire prôné par ces hommes et ces femmes. Et de même que l’écran, de même que la parole, ce partage devra se faire de manière égalitaire, terme qui fait sans cesse retour. Or, pour qu’un cadre soit partagé, un dialogue échangé, il faut une mise en scène qui organise le visible : au cinéma comme ailleurs, l’égalité n’est pas donnée, elle est à construire. Et occuper ensemble et égalitairement l’écran, c’est être vu, Arabes et Juifs, comme être pensant et parlant, donc également digne d’être écouté. Sivan trouve ainsi une réponse formelle au problème du film : il réunit en séparant, rassemble sans abolir les différences. Ce faisant, il propose une base première (qui, bien qu’élémentaire, ne coule pas de source après des décennies de haine et de discriminations de part et d’autre) à partir de laquelle pourra se renouer un dialogue.
L’écueil à éviter en mettant en scène ce « dialogue » était celui de la démagogie, par exemple en ne donnant place qu’à des banalités (“tous les hommes sont frères”, “chacun doit être maître chez lui”, etc.). C’eut été alors combattre un consensus par un autre. Ce n’est pas le cas ici. Le fait de passer d’une personne à l’autre permet à chaque argument de nuancer le propos : untel précise par exemple qu’il ne pourra jamais aimer tout le monde, et que ce n’est pas d’amour entre les peuples dont il est question ; un autre rappelle, et c’est un point important du livre, que si l’Etat doit être « commun », cela ne veut pas dire qu’il a pour vocation à régler tous les problèmes sociaux, ni à mettre fin à la lutte des classes. Aucun n’est dupe des difficultés à affronter, la première étant le consensus tant étatique que public, selon lequel la seule solution réaliste serait une partition de la Palestine en un Etat Juif et un autre Arabe.
Le travail de Sivan a souvent consisté à décrypter les images. Récemment, dans Jaffa, la mécanique de l’orange (2009), le cinéaste démontait les campagnes publicitaires pour les oranges d’Israël en montrant comment elles avaient pour but de promouvoir, au-delà du fruit, la légitimité de l’Etat Juif. Mais ces images ne sont pas à prendre uniquement au sens visuel du terme. Jacques Rancière a bien rappelé, en commentant la polémique opposant Claude Lanzmann à Georges Didi-Huberman[55] [55] Pour mémoire, cette controverse avait pour objet quatre photographies prises par un détenu à Auschwitz, ainsi qu’un texte de Didi-Huberman s’y rapportant, « Quatre bouts de pellicule arrachés à l’Enfer », publié dans le catalogue de l’exposition Mémoire des Camps, à l’Hôtel Sully en 2001. La question, qui a donné lieu à deux articles extrêmement virulents (de Wacjman et Pagnoux dans Les Temps Modernes), était de savoir quelle valeur mémorielle accorder à ces photographies, et plus globalement à l’image dans le souvenir de la Shoah. , que les mots produisaient aussi des images, c’est-à-dire des équivalences du réel. [66] [66] « L’image n’est pas le double d’une chose. Elle est un jeu complexe entre le visible et l’invisible, entre le visible et la parole, le dit et le non-dit. Elle n’est pas la simple reproduction de ce qui s’est tenu face au photographe ou face au cinéaste. Elle est toujours une altération qui prend place dans une chaîne d’images qui l’altère à son tour. Et la voix n’est pas la manifestation de l’invisible, opposée à la forme visible de l’image. Elle est elle-même prise dans le processus de construction de l’image. Elle est la voix d’un corps qui transforme un évènement en sensible en un autre, en s’efforçant de nous faire « voir » ce qu’il a vu, de nous faire voir ce qu’il nous dit. » Jacques Rancière, « L’image intolérable », Le spectateur émancipé, La Fabrique, 2010, p103.
Produire des images, des fictions, des discours. Faire accepter des représentations du réel qui, à force de répétition, tendent à le remplacer. Il y a dix ans, dans Route 181, Sivan démontrait la plasticité de l’histoire, qu’on pouvait plier en tout sens afin de la faire pencher de son côté. Pour preuve, Sivan et Khleifi visitaient plusieurs musées qui donnaient une version officielle de l’histoire d’Israël, légitimant l’appartenance de la terre aux Juifs. Plusieurs séquences donnaient à voir des Israéliens commentant des photos historiques pour leur faire dire ce qu’ils voulaient. C’était d’autant plus évocateur que ces photographies avaient le plus souvent été prises par l’armée britannique, donc étaient soi-disant neutres[77] [77] Une autre scène du même film montrait un adolescent randonneur cherchant la forêt de Lavie. Sivan lui demande alors s’il sait qu’un village arabe du nom de Loubieh existait avant cette forêt, et lui a probablement donné son nom, ce à quoi le jeune homme rétorque qu’il est prouvé par des « documents officiels » qu’une famille Lavie a vécu ici il y a des milliers d’années. Être là le premier, avoir l’histoire de son côté : interpréter le passé pour s’approprier le présent. Un tel geste est d’autant plus primordial pour ce fils de parents américains qui a besoin de s’inventer une légitimité sur cette terre. . De même, le point de départ du livre est justement de démontrer que la proposition de partition n’est qu’un discours, une façade permettant au gouvernement d’Israël d’appliquer des mesures d’exception sur les territoires occupés, tout en sauvant son image de démocratie auprès de la communauté internationale, la perspective d’une paix à venir légitimant ses actes de barbarie[88] [88] Un tel discours est de surcroit intégré par la population : dans Route 181, un soldat interpelle le cameraman à un barrage et lui explique qu’il ne contrôle les mouvements de population et ne se sert de son fusil que pour sauver son peuple menacé par les Arabes. Par ailleurs, ce discours sur la partition profite également à la communauté internationale et aux Etats arabes qui peuvent continuer à maintenir une entente avec Israël sans perdre la face, ainsi qu’à l’Autorité Palestinienne, qui perçoit des fonds des pays donateurs. . Là encore, des mots viennent bouleverser la perception du monde et de l’histoire, au détriment du peuple de Palestine. Godard ne disait pas autre chose quand il attribuait la fiction aux Israéliens tandis que les Palestiniens n’auraient droit qu’au documentaire. Il rappelait ainsi que les dominants peuvent agencer comme bon leur semble les évènements historiques, alors que les dominés n’auraient qu’à souffrir des contingences de l’actualité.
Contre cet état de fait, le dispositif d’Eyal Sivan permet d’écrire une fiction commune, une histoire à deux voix, validée et partagée par les deux camps. Écrire une histoire partagée, c’est d’abord se mettre d’accord sur certains termes clefs, définir ensemble un langage commun. Rappeler finalement que les mots ont un sens, et que selon celui-ci, la perception du réel change. L’un des intervenants réclame qu’on arrête de parler de « conflit » en Palestine, afin qu’Israël soit obligé de considérer chaque habitant comme un « citoyen » (là encore, le terme aura rarement était aussi fort), et que tous soient sur un pied d’égalité. “Réfugiés”, “conflit”, “respect”… autant de notions à appréhender de part et d’autre. Car les définitions sont d’autant plus importantes que les langues varient, et qu’un mot peut changer suivant la période de l’histoire.
De plus, certains événements changent de sens selon le point de vue qu’on adopte. « Al-Nakba », la « catastrophe », est le nom que les Arabes ont donné à l’exode de 1948, quand près de 800 000 Palestiniens ont été forcés de quitter leur territoire. Pour les Juifs au contraire, il s’agit d’un épisode heureux : leur arrivée en terre promise, leur indépendance. Un protagoniste – colon israélien – raconte comment il a réalisé que Juifs et Arabes perçoivent en quelque sorte les choses selon deux images inversées. L’axe médian s’apparenterait alors à un miroir, dans lequel les deux peuples se refléteraient, dans ce qu’ils ont de semblable et d’opposé. Ce miroir renverrait chacun, au-delà de ses origines et de ses croyances, à sa seule condition d’être humain : de même que les discours des intervenants se rejoignent, dans ce miroir les corps se ressemblent[99] [99] La révélation du jeune colon rappelle ce que Hannah Arendt a nommé une « mentalité élargie » pour définir cette capacité d’appréhender la réalité par les yeux de l’Autre, afin de se rendre compte qu’il parle d’un autre lieu que le nôtre, et d’essayer de ressentir ce qu’il éprouve. Il ne s’agit toutefois aucunement d’excuser quoi que ce soit, mais bien d’essayer de comprendre le sens des actes afin de les juger en connaissance de cause. .
Mais si le film en reste à ce dispositif (et non à une véritable conversation), c’est qu’il s’agit peut-être encore de la seule solution actuellement pour construire un tel dialogue. L’ancien vice-maire de Jérusalem préconise une ingérence extérieure pour imposer par la force un régime égalitaire dans un état bi-national naissant. Le film ne fait rien d’autre que forcer le dialogue, en imaginant ce que « potentiellement » il aurait pu donner. Par là, il s’oppose à nouveau au recueil classique de témoignage qui, s’il coupe aussi dans la parole du témoin, doit, ne serait-ce que par souci éthique, en conserver la trame. Wang Bing pouvait ainsi déclarer que son documentaire était le film de Fengming. Sivan au contraire, par le montage, fait violence à la parole de ses témoins, afin de créer une conversation possible, mais aussi – surtout – afin d’exposer tous les possibles que susciterait pareille conversation.
La solution de l’Etat commun n’est pas praticable pour le moment. Trop d’injustices, trop de haine se sont accumulées des décennies durant et de nombreux crimes et abus de pouvoir continuent à être commis quotidiennement. Le film ne nie pas cela. Ni les intellectuels interrogés, ni les auteurs du livre ne cherchent à diminuer l’horreur de la colonisation israélienne. Néanmoins, ils proposent une solution, sans doute la plus humaine qui soit, car la plus apte à aboutir à une paix juste. Le but commun au film et au livre n’a rien d’une histoire pédagogique. Il s’agit bien plutôt de changer les mentalités, afin que la création d’un état commun soit perçue et adoptée, à l’avenir, pour ce qu’elle est : la seule sortie possible de cette crise. Ce faisant, le film prend le genre documentaire à contrepied, puisqu’au lieu de s’en tenir au réel, limite à laquelle on a tendance à le cantonner paresseusement, il tente de créer et de faire partager une vision collective, c’est-à-dire une image, afin de rendre possible, donc d’abord pensable par tous, une autre manière de vivre-ensemble.