Vent d’ouest, JLG

Qui signe le conflit en milieu viral ?

par ,
Camille Noûs,
le 21 septembre 2022

Pendant sa phase d’engagement la plus radicale et frontale qui avait suivi 1968, Jean-Luc Godard avait inauguré un manifeste au titre léniniste – « Que faire ? » (1970) – par une première note qui postulait « faire des films politiques ». Mais cette injonction ne suffisait pas et dans la note suivante elle était rectifiée par une deuxième : « faire politiquement des films ». En soulignant l’adverbe dans sa phrase, Godard mettait en évidence l’importance des pratiques et des manières de faire : le cinéma n’est pas simplement affaire de « textes » visuels, mais aussi de contextes par lesquels les images sont fabriquées. Et également par lesquels ces mêmes images circulent ! En effet, les façons de publier et recevoir les œuvres comptent autant que celles de les créer. Ainsi, le manifeste gordadien nécessiterait une troisième note, qu’on ajoute aujourd’hui à titre de complément posthume : quelque chose comme « faire circuler politiquement des films ». Ceci en particulier dans le contexte contemporain de diffusion des images tel qu’il a été reconfiguré par les nouveaux médias et les réseaux. Quelle(s) politique(s) de la diffusion audiovisuelle aujourd’hui ? Comment mobiliser des images qui nous mobilisent dans les milieux médiatiques contemporains ? Une réponse à telles questions peut s’ébaucher à l’ombre du monument godardien et en plongeant dans ce qu’on appellera « le cas Vent d’Ouest » (court-métrage de 2018 attribué à Godard par sa signature et son style).

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1.

Pour retracer l’histoire du cas Vent d’ouest, il est d’abord important de remonter à il y a une cinquantaine d’années. Un bon lieu pour entamer ce récit est au bord de la Méditerranée, plus précisément à Cannes, en mai 1968. La vingt-quatrième édition du festival, lancé après la deuxième mondiale et déjà devenu un carrefour crucial du cinéma international, commence le 10 mai 1968 dans une période aucunement anodine. L’événement s’ouvre au milieu du bouleversement général que les révoltes étudiantes et ouvrières ont déclenché à partir de Paris. Générées par la nouvelle société industrialisée et urbanisée, les masses ouvrières et étudiantes remettaient en question celle-ci aussi soudainement que radicalement. Après quelques jours de têtue routine festivalière, la rue fait irruption dans la salle. La révolte y pénètre par un groupe de cinéastes – dont Jean-Luc Godard et François Truffaut (précédemment réunis à Paris autour des « Etats généraux du cinéma ») – qui hacke une projection officielle en demandant la suspension du festival. D’un ton polémique, Godard déclarera en prenant la parole :

« Y’a pas un seul film qui montre des problèmes ouvriers ou étudiants tels qu’ils se passent aujourd’hui. Y’en a pas un seul qui soit fait par Forman, par moi, par Polanski, par François (Truffaut), il n’y en a pas. Nous sommes en retard. […] Il s’agit de manifester avec un retard d’une semaine et demie la solidarité du cinéma avec les étudiants et les ouvriers. […] On vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! »

L’intervention de « piratage » génère une discussion très agitée et une bagarre qui sera suivie par le retrait de nombreux œuvres de la compétition par leurs auteur.es et les démissions de plusieurs membres du jury dont Monica Vitti. Cette « grève artistique » conduit immédiatement le CA du festival à acter une interruption inédite du festival. Le blocage des infrastructures productives et intellectuelles (à savoir, les usines et les écoles) n’a pas épargné cette célèbre infrastructure artistique, mise à l’arrêt à son tour et malgré elle.

En 2018, cinquante ans après ces évènements mémorables, le festival cannois se déroule sous une affiche célébrant sournoisement l’un des films les plus populaires du Jean-Luc Godard de la Nouvelle Vague, Pierrot le Fou. Ainsi Cannes renouvelait symboliquement la relation ambivalente, aussi amoureuse que conflictuelle, qu’il entretient historiquement avec ce cinéaste, convié à la même occasion à présenter son dernier film Le livre d’image. On pourrait s’attarder dans une analyse formelle de ce film qui, en poursuivant une recherche critique rigoureuse entamée par Godard depuis longtemps, élabore une esthétique du montage en conflit avec l’ensemble des automatismes hégémoniques de la communication et de la narration audiovisuelle (tout en récupérant des matières et des outils de ces univers). Mais je préfère me pencher sur quelque chose d’autre, qui se passe à la périphérie de cet événement tout en se branchant sur l’énorme bulle attentionnelle que le festival cinématographique le plus important au monde génère chaque année. C’est ici, à l’écart et tout contre le spectacle cannois, que se produit le cas Vent d’ouest : un exemple intrigant de « tactique médiatique »[11] [11] David Garcia et Geert Lovink, « ABC des médias tactiques » (1997) in Annick Burdeau et Nathalie Magnan (éd.), Connexions. Arts, réseaux, médias, Paris, Beaux-Arts, 2002. .

Quelques semaines avant l’inauguration de Cannes 2018 (le 23 avril), le site Lundi Matin – une revue en ligne hebdomadaire située nettement à la gauche de l’écosystème d’information francophone – publie une lettre ouverte à Jean-Luc Godard. Il s’agit d’un appel à réitérer une action de protestation en mettant un bâton dans les roues de la grande machine festivalière cinquante ans après les faits légendaires de 1968. Ce geste devrait épauler d’autres révoltes qui animent la société française et sont durement réprimées par l’état, notamment celles éco-politiques des ZAD :

Le cinéma français pue la naphtaline et la bourgeoisie malgré toutes tes épopées. Alors rend lui honneur et défonce lui la gueule. Les brèches sont multiples, qu’elles soient devant un écran, devant un front, devant une ligne de CRS, dans un nuage de lacrymo, sur un blocus de fac, ou dans un cortège de tête, on est là prêt à faire vaciller ce vieux monde, ensemble. Alors vas-y Jean-Luc, comme une dernière bataille, comme le plus beau des tournages, comme un poème que tu sais faire, avec ton langage mais qui ferait écho en nous tous : nique tout. ZAD A CANNES ET BLOCUS DU PALAIS ![22] [22] Un collectif de régisseurs enragés, « Cher Jean-Luc », Lundi Matin, 23 avril 2018 : https://lundi.am/Cher-Jean-Luc

Comme une sorte de réponse fatalement tombée, une vingtaine de jours après le site mettra en ligne un court-métrage signé JLG et nommé Vent d’ouest en l’annonçant publiquement le 10 mai[33] [33] Lundi Matin, « Festival de Cannes : Vent d’Ouest », 10 mai 2018 : https://lundi.am/Vent-d-ouest-JL-Godard . Le style du court-métrage ressemble en tous points à l’écriture filmique à base de found footage hétérogène et de voix off que Godard expérimente au moins depuis ses Histoires du cinéma (1988-1998). Les sceptiques trouveront maniériste cette ressemblance indéniable. Les contenus engagés font référence surtout à la lutte de Notre Dame Des Landes qui au début de l’année 2018 n’avait pas seulement obtenu une victoire historique (lorsque le gouvernement renonce à la construction de l’aéroport), mais a été aussi violemment écrasée par les forces armées en avril lorsque certaines de ses composantes refusent les compromis étatiques. Parmi les archives cinématographiques et picturales défilent des images aériennes réalisées pendant les interventions d’expulsion et démantèlement – un élément visuel dont l’actualité fondamentale est témoignée par le nombre de films saisissants qu’il a inspiré dans le champ documentaire contemporain (des Antilopes de M. Martinot à Il n’y aura plus de nuit d’E. Weber). En hors-champ, à l’aide de mots s’inscrivant sur les plans, une voix godardienne esquisse un essai elliptique sur la technique et le pouvoir.

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Descendu du Nord-Ouest, le vent se met à tourbillonner dans le Sud-Est cannois. La publication du nouveau court de Godard prend rapidement une tournure virale : autant les cinéphiles que les journalistes annoncent cet événement, partagent et commentent frénétiquement ces images. Un débat contagieux se génère autour de l’attribution de ce film dont le titre fait écho à une autre œuvre de Godard Vent d’est – film expérimental signé par le collectif Dziga Vertov en 1970, pendant sa période la plus militante qui marque un éloignement de la grande production cinématographique. Le cinéaste lui-même ne dément pas officiellement et personnellement, au contraire il laisse planer le doute et mentionne les thèmes du court lors de la conférence de presse qu’il donne à distance, par Face Time, autour de son Le livre d’image. En cette occasion, en réagissant à la question d’une journaliste autour du fameux cinquantenaire, il esquisse un pont entre les luttes du mai rouge et celles zadistes :

Je me suis dit à un moment mes films faisaient, il y a très longtemps, 100 000 entrées et puis tout à coup ils en ont fait moins. Et puis je me suis dit mais peut-être que dans le monde entier au bout de 50 ou 100 ans ils feront aussi 100 000 et ce 100 000 venait du nombre de jeunes gens et de gens plus âgés qui étaient à la mort, à la mort de Pierre Overney et voilà ce dont je me souviens de 68. Et de Gilles Tautin aussi. Et aujourd’hui des zadistes, voilà. Merci…[44] [44] La conférence de presse est accessible en ligne : : https://www.youtube.com/watch?v=KceYX_A-ERI

Ce n’est que l’attachée de presse de son film en compétition qui niera la signature de celui sorti sur les réseaux.

Entretemps, la paternité du film avait fait l’objet d’investigations comme celle d’Emmanuel Burdeau (ancien directeur des Cahiers du cinéma), responsable d’une opération qu’on pourrait appeler aujourd’hui de fact-checking visant à épingler non sans humour ce fake[55] [55] Emmanuel Burdeau, « Vent d’ouest : Godard, la ZAD et le pastiche », Mediapart, 11 mai 2018 : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110518/vent-d-ouest-godard-la-zad-et-le-pastiche . Et, toujours entretemps, l’histoire se répète. Les derniers occupants de Notre Dame Des Landes ayant refusé les négociations étatiques subissent une deuxième expulsion militaire autour de la mi-mai. Lundi Matin reprend donc la parole en se positionnant[66] [66] Lundi Matin, « Du vrai Godard », 25 mai 2018 : https://lundi.am/Du-vrai-Godard .

2.

Cette position prise par le site en revisitant les faits des semaines précédentes constitue un excellent tremplin pour plonger dans quelques réflexions théoriques autour de la conflictualité visuelle au sein de nos médias de masse et des effets de viralités de la communication numérique. C’est une forme de conflictualité qui nous échappe totalement si on se noie dans le combat embrasé par l’attribution objective des images à une personne (une identification aussi philologique que policière), en oubliant le plan crucial d’une efficacité sociale et affective des images qui dépasse largement ce type de dispute.

En refusant explicitement le niveau de l’attribution personnelle et en jouant avec le rapport ambivalent de Godard à l’auctorialité (à la fois membre des Cahiers à l’origine de « la politique des auteurs » et grand iconoclaste), l’article de Lundi Matin revendique un autre horizon de « vérification » et affirme :

Ce qui fait un « grand auteur » c’est une certaine capacité à rendre sensible les vérités informulées de son temps ; si bien que le nom de l’auteur, la gloire qui entoure son titre, relèvent toujours d’une appropriation indue de ces vérités. Ce qui fait sa grandeur c’est que tous les autres, autour, mentent et c’est cet environnement de mensonges qui fait « l’auteur » si rare. Si « Vent d’ouest » a été jugé comme du bon Godard, c’est qu’il est saturé d’une vérité qui se suffit à elle-même et ne peut être platement rabattue sur la fiction d’un patronyme ou d’une signature.

Rien de nouveau sous le soleil : depuis un demi-siècle des penseurs comme Roland Barthes (1968), Michel Foucault (1969-1970) ou Friedrich Kittler (1986) nous ont appris à nous méfier de l’évidence réelle et absolue de l’auteur, alors qu’il s’agit manifestement d’une production socio-culturelle (donc, une « fiction ») historiquement connotée[77] [77] Pour un résumé de ce débat : Dominique Samson, « Le spectre de la mort de l’auteur », L’Homme & la Société, 2003/1 (n° 147), p. 115-132. .

Pour autant, cette fictionnalité ne signifie pas que l’auteur et sa signature « n’existent pas » tout court, c’est-à-dire qu’ils n’ont aucun poids dans la réalité que nous habitons. Bien au contraire, comme toutes les fictions auxquelles on croit, ces paramètres agissent dans notre monde et scénarisent nos jugements, nos désirs et nos choix[88] [88] Voir Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010. . Il faut leur reconnaitre une dignité ontologique. Nous faisons des choses par ces fictions qui, elles-mêmes, nous font faire des choses : en somme, elles ont une « agentivité », pour le dire avec un terme en vogue en ce moment.

Le statut personnel d’auteur et la fonction de la signature qui en est l’opérateur « documental »[99] [99] Sur la question d’une ontologie de l’enregistrement social dite « documentale » et la place de la signature en son sein voir : Maurizio Ferraris, Documentalité. Pourquoi il est nécessaire de laisser des traces, Paris, Cerf, 2021. constituent deux dispositifs cruciaux dans nos écosystèmes de valorisation des productions culturelles (en contribuant à certaines de leurs dynamiques de concurrence, hiérarchie, individualité…). Ce sont deux attracteurs clé de l’attention collective et de la valeur que celle-ci génère. Leur fonctionnement se produit en symbiose avec des « vecteurs » (des journaux, des chaînes YouTube, des festivals…) qui agencent et déplacent la visibilité et la reconnaissance[1010] [1010] Sur la notion des vecteurs et de l’élite qui le maitrise voir : McKenzie Wark, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, 2013/3 (n° 54), p. 191-198. . L’auteur et sa signature jouent un rôle d’agrégateurs au sein d’une économie de l’attention où l’attraction et la concentration du regard des publics équivaut à l’accumulation de richesse et de pouvoir. Comme l’affirme le sociologue allemand Georg Franck, nous vivons dans un univers médiatique et perceptif de type capitaliste qui reproduit une division entre une classe restreinte détenant un grand capital attentionnel (ainsi que les moyens pour l’accumuler) et une classe massive relativement dépourvue d’attention qui tend à prêter plus qu’obtenir de l’attention[1111] [1111] Georg Franck, « Capitalisme mental », Multitudes, 2013, n° 54, p. 199-213. . Autant dans le milieu artistique qu’intellectuel, le statut d’auteur et sa signature permettent de s’accaparer personnellement l’attention collective dans un régime de « capitalisme mental ». Au sein de ce dernier, se reproduisent la capture et l’exploitation d’une activité sociale par des acteurs privés typiques de tout système capitaliste.

En tant qu’expression personnelle et originale, le « style » se situe au cœur de cette dynamique et aide à identifier l’auteur autant qu’à incarner sa signature en justifiant une certaine valeur. Mais il indique également une faille dans le système. Comme nous le rappelle Marielle Macé, la nature modale et non substantielle du style n’est pas une propriété rare, naturelle ou privative. Au contraire, il s’agit d’une qualification qui, dans sa singularité, est transmissible, contagieuse, reproductible :

Un style, n’est pas une chose ou une personne, mais la manière caractéristique de cette chose, sa façon singulière de s’élancer, qui l’excède : c’est l’individuel (le « tel ») qui s’ouvre au partage, au commun, et donc aussi à l’expropriation […]. L’individuel y constitue une puissance employable, mobile, « médiale »; il n’est plus enfermé dans la prison d’un unique mais devient possible, restitué à sa vibration, que d’autres pourront endosser, investir, élargir, gauchir.[1212] [1212] Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Gallimard, Paris, 2016, p. 23.

En entendant ainsi la dimension du style, il devient possible de saisir la manière dont, métabolisé et réemployé, elle constituera la brèche de l’opération d’hacking qui se nomme « Vent d’ouest ».

3.

Comment situer d’un point de vue théorique une telle stratégie au-delà de la surface de la controverse ? Autrefois le conflit a pu impliquer d’entraver et arrêter les infrastructures par la grève, y compris celles liées à la production et à la diffusion intellectuelles et créatives, comme dans le cas de Cannes 1968. Mais il a aussi mené à la fabrication de moyens alternatifs (de production et de publication), à l’instar des expérimentations des groupes Dziga Vertov ou Medvedkine. Cependant, à un troisième niveau, la nécessité d’intervenir au sein même des infrastructures existantes par des tactiques de contamination et détournement a pris une place de plus en plus importante au sein de la conflictualité contemporaine. Cette approche peut être résumée sous le terme d’hacking, préférable à celui de « piratage » ou « parasitage » à cause de sa connotation positive et créative : « Le hacker crée du nouveau à partir d’une propriété qui appartient dès le départ à tout le monde[1313] [1313] McKenzie Wark, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », art. cit., p. 196. ». Le présupposé du hacking n’est pas d’agresser frontalement les « adversaires » en tant qu’« ennemis » hostiles (hostes), mais de trouver une brèche dans leur propre mode de fonctionnement pour pénétrer à leur intérieur et faire circuler des images et des messages étrangers aux logiques qui les gouvernent habituellement (exploit). Il s’agit d’une perspective virale qui envisage l’opposant comme « hôte » (hospes) et qui, en se nichant à son intérieur, induit des transformations malgré l’adversaire lui-même (parfois conduisant à la disparition de l’hôte). Yves Citton donne une description efficace de cette condition : « La viralité consiste en ce qu’un bout de code (qui n’a rien de vivant en soi) pénètre dans une cellule hôte dont la vie nourrit alors la reproduction dudit bout de code (en ce moment crucial de passage par le vivant). Il est essentiel pour la persistance du virus de ne pas tuer (trop vite) les organismes qui l’accueillent, puisqu’il a besoin d’eux pour sa reproduction[1414] [1414] Yves Citton, Faire avec. Conflits, coalitions, contagions, Paris, LLL, 2021, p. 105. ».

Dans une logique de viralité, la contagion (c’est-à-dire la capacité de circuler et d’affecter) représente le critère fondamental d’existence des images et il prime sur d’autres principes comme celui de vérification factuelle et référentielle. D’un point de vue viral, la dispute autour de la vérité ou pas d’une image ou discours n’importe que dans la mesure où cela aide à diffuser davantage, fatalement, telle image ou tel discours. C’est une situation qu’on peut facilement observer à l’œuvre dans des phénomènes dits « complotistes » comme QAnon étudiés par l’écrivain italien Wu Ming 1[1515] [1515] Wu Ming 1, Q comme qomplot. Comment les fantasmes de complot défendent le système, Montréal, Lux, 2022. . Membre du groupe mediartiviste « Luther Blisset » pendant les années 1990, Wu Ming 1 démontre que le « ratiosuprématisme » voué à vérifier la réalité objective ou non d’une affirmation (par exemple liée à un fantasme du complot) n’atteint ni ne désamorce le processus par lequel celle-ci se reproduit. La guerre du « debunking », au contraire, tend à alimenter l’incendie qu’elle prétend éteindre. Elle n’arrive pas à saisir le « noyau de vérité » (la racine d’injustice ou menace ressentie) qui inspire tel fantasme de complot, en ayant tendance à instaurer à nouveau une relation verticale et exclusive à partir d’un principe d’objectivité transcendent. Or, si la viralité génère des phénomènes redoutables – socialement et environnementalement redoutables, comme Trump ou Qanon – elle est aussi capable d’insuffler des mouvements émancipateurs et militants comme Black Lives Matters, Fridays for Future ou MeToo. Elle permet également à des messages critiques comme l’appel à la désertion des diplômés de AgroParisTech de se propager d’une manière foudroyante[1616] [1616] Le discours viral à la cérémonie de remise des diplômes est disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=SUOVOC2Kd50 . Dans chacun de ces exemples, comme écrit Yves Citton à propos de l’information, il s’agit d’ « apprendre à s’implanter dans des corps vivants en profitant de leur vitalité pour reproduire, en eux et à travers eux, un message et une forme favorables à l’amélioration de nos conditions de vie[1717] [1717] Yves Citton, Faire avec, op. cit, p.107-108. ».

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4.

Vent d’ouest constitue un autre exemple de propagation par contamination des circuits médiatiques d’images et discours que ceux-ci d’habitude rechignent à faire circuler. Le débat autour de la vérité de la signature JLG (vraie/fausse) ne saisit pas un enjeu majeur de cette opération, tout en contribuant à sa réussite dans la mesure où il alimente sa diffusion. Ici, la signature et le statut d’auteur – et avec eux, un certain « style » qui produit une authentification des deux – font l’objet d’un « hacking » à entendre encore une fois comme usage d’un commun plutôt que comme « vol » d’une propriété personnelle. Pour exister, ce film (ses propos, ses images) s’empare de dispositifs de concentration attentionnelle – comme la renommée de l’auteur Jean-Luc Godard ou l’importance évènementielle de Cannes – dont la puissance n’est que le résultat de l’engagement des regards collectifs. En ce sens, l’auctorialité et la signature, n’étant aucunement une propriété privée et inaliénable, mais plutôt une fonction socialement entretenue, peuvent être activées et modulées librement à travers la collectivité.

L’auteur n’est pas mort, il est plutôt mort-vivant – on pourrait dire – ou sur-vivant. Et, ainsi, comme le zombie dans le vaudou tropical, il devient un avatar posthume qui est réveillé et piloté par la volonté d’autrui, un autrui qui fait travailler l’auteur autrement. Cela n’est compréhensible que dans le cadre d’une politique non-identitaire de la création et de la communication, c’est-à-dire une compréhension des gestes créatifs comme activité sociale et collaborative. Une réalité que la vitalité diffuse et excentrée des réseaux impose désormais même aux plus réticents parmi nous. Ainsi Vent d’ouest esquisse une « désidentification » de la signature et de l’auteur s’opposant aux logiques d’individualisme, profilage et compétition qui régissent notre univers social et ces instances plus précisément[1818] [1818] Voir le dossier « désidentifications » coordonné par Emma Bigé dans la revue Multitudes (n° 82, 2021). . Ce qui ne signifie pas leur disparition, comme on disait, mais leur passage à une existence flottante, incertaine et plurielle qui ressemble à celle d’un masque. En prenant la distance d’une représentation référentielle, la politique du masque – incarné dans tous les pseudonymes utilisés en ligne tout comme les signatures collectives des milieux militants – renoue avec une certaine « politique du proxy » en employant l’expression d’Hito Steyerl[1919] [1919] Hito Steyerl, « Proxy Politics », E-Flux, n° 60, 2014: https://www.e-flux.com/journal/60/61045/proxy-politics-signal-and-noise/ . Ces paradigmes ont été parfaitement assimilés par les militants écologistes qui ont arraché la signature de l’équipe de France de football (excellent vecteur médiatique) pour diffuser une annonce surprenante et provocante sur Terrestres : la décision de renoncer à participer à la Coupe du monde 2022 en plein désert qatari, délire indécent du divertissement sportif en ces temps de réchauffement climatique aggravé…[2020] [2020] Equipe de France de football, « Communiqué officiel de l’équipe de France de football », Terrestres, 31 mai 2022 : https://www.terrestres.org/2022/03/31/communique-officiel-de-lequipe-de-france-de-football/

Ce processus ne concerne pas seulement le monde artistique, mais aussi plus largement celui de la production intellectuelle qui fonctionne selon des régimes similaires de capitalisation attentionnelle individualiste et compétitive – d’où cette initiative formidable de (co)signer les écrits académiques par un pseudonyme collectif (Camille Noûs) lancée par le groupe RogueESR afin de signaler la nature collégiale et collaborative de toute enquête scientifique. Inappropriable et librement utilisable, cette signature circule d’une manière contagieuse entre les disciplines depuis plusieurs années : c’est un « masque » ou pour le dire avec Marco Deseriis un « nom impropre »[2121] [2121] Marco Deseriis, Improper names. Collective Pseudonyms from the Luddites to Anonymous, Minneapolis, Minnesota University Press, 2015. , à la libre disposition de tout un chacun.

5.

Je voudrais conclure par une note qui revient sur les manières de publier, de mobiliser des publics et leurs attentions – notre interrogation initiale. Si la viralité constitue un champ incontournable de la conflictualité visuelle contemporaine dans la diffusion, elle n’est pas la seule option. Les modalités particulières de diffusion choisie par Godard pour son « Livre d’image » constituent une stratégie qui remplace l’hacking tactique des médias de masse par l’engendrement de situations micro-médiatiques et d’une échelle d’attention conjointe et conviviale[2222] [2222] Voir à ce propos le n° 759 des Cahiers du cinéma. . Outre une diffusion télévisuelle sur ARTE, Godard a souhaité que son film soit installé d’une façon itinérante dans des petites salles improvisées au gré des rencontres et des disponibilités dans un dispositif presque-domestique (une sorte de cinéma chez l’habitant) destiné à aller à la rencontre des publics dans les lieux qu’ils fréquentent en sortant de la frénésie et de la saturation des nouveaux médias à la demande. Celle-ci aussi constitue une manière de créer un conflit dans l’univers audiovisuel à partir des circonstances de réception et transmission des images.

Ce texte est issu d’une intervention dans la cadre de la journée d’étude « L’image comme brèche. La conflictualité dans les pratiques contemporaines » coordonnée par Marie Kaya et Carole Nosella dans l’espace d’art et de recherche « Les limbes » (Saint Etienne, 16 juin 2022).