Yves de Laurot

La Composition comme Praxis de la Révolution : Le Tiers-Monde et les U.S.A.

Edouard de Laurot – signal code – link hiatus –

“Composing as the Praxis of Revolution: the Third World and the U.S.A.”, publié en 1971 par Édouard de Laurot dans le vol. IV, n° 3 de la revue Cinéaste (avec un accent sur le “é”), fait partie d’un ensemble intitulé “Special Issue : Latin American Militant Cinema”. Il y suit le manifeste le plus célèbre de l’histoire du cinéma révolutionnaire, “Towards a Third Cinema”, rédigé par Fernando Solanas et Octavio Getino, ainsi que celui de Jorge Sanjines, “Cinema and Revolution”.

Dans le descriptif final des contributeurs, de Laurot (qui signe “Yves”) est ainsi présenté : “Yves de Laurot is an award-winning filmmaker and writer and the most significant contemporary theoretician and proponent for an engaged cinema.” Comment un personnage apparemment aussi éminent peut-il être aussi oublié de nos jours ? Parmi les nombreuses raisons qui concourent à ce recouvrement, deux peuvent être objectivées : Edouard de Laurot est décalé dans le temps, du fait du caractère pionnier de son engagement ; et marginalisé dans l’histoire des idées, en raison du caractère hérétique de sa théorie révolutionnaire, mixte irrecevable à l’époque de marxisme-léninisme tiers-mondiste, d’existentialisme persistant et de visionnarisme sacrificiel. Il faudrait aujourd’hui lui pardonner : Edouard de Laurot, contrairement à bien des cinéastes marxistes rigoureux, fut un vrai combattant, qui pratiqua la Résistance dans trois pays (Pologne, France, Royaume-Uni) et propagea les idéaux révolutionnaires sur deux continents.

“Composing as the Praxis of Revolution”, ainsi que le précise son préambule, s’inscrit dans une série de textes publiés à partir de 1970 :

1. “ Yves de Laurot defines Cinéma engagé ”, Cinéaste Vol III, n°3, Spring 1970 : 2-15

2. “ From Logos to Lens : From the Theory of Engagement to the Praxis of Revolutionary Cinema – A discussion with Yves de Laurot and Associates of Cinéma Engagé ”, Cinéaste Vol IV, n°1, Summer 1970 : 10-23

3. “ Production as the Praxis of Revolutionary Film : the Concrete Stages of Realization (part I) ”, Cinéaste Vol IV, n°2, Fall 1970 : 2-17, 46

4. “ Composing as the Praxis of Revolution : the Thirld World and the U.S.A. : the Concrete Stages of Realization (part II) ”, Cinéaste Vol IV, n°3, Winter 1970-71 : 15-24, 34

5. “ The Public as Vanguard of the People ”, Cinéaste Vol IV, n°4, Spring 1971 : 10-18.

Ces articles forment un ensemble logique et cohérent : des origines biographiques de l’engagement, aux sources théoriques, à l’ensemble des paramètres cinématographiques qui concourent à la réalisation d’un film, jusqu’à la réflexion sur la réception et le public, se développe ici une conception globale du cinéma révolutionnaire. À la fin de « From Logos to Lens », Cinema Engagé annonce la logique d’ensemble des articles ainsi que leur visée : « first, we made our presentation on a theoretical level ; then we applied the theory to creation on the level of conception – conception of scene, image, character, and so on ; next time, we will finish with the conceptual level – with the figures of Litotes, Synecdoche, and Oxymoron – and move to the level of execution : the revolutionary modes of film realization, directorial praxis – the setting up of a scene, blocking with the camera, angling, lightning, lensing, continuity, the directing of actors. (…) Ideas, like works of art, invite creation. So we hope that what we have presented in the way of theory, aesthetics, dramatic procedure, and methodology will be taken as an invitation to create, will impregnate filmmakers of conscience and consciousness, so that they too will feel compelled to apply themselves toward the creation on the screen of a New man – one engaged in the revolutionary struggle to create a New World. » Précisons que les points pratiques abordés par Édouard de Laurot concerneront aussi les sources financières et les publications, et que l’ensemble des propositions concrètes ainsi articulées forment les « proletarian values » du cinéma, qui renvoient à Marx mais aussi à Walter Benjamin.

Simultanément, les formes et modes d’exposition des articles s’avèrent multiples et souples : entretiens, discussion collective, développements théoriques et longues citations de scénario se succèdent. La réflexion de de Laurot est concomitante du tournage de Listen, America !, dont on le voit tourner un plan sur la couverture du Cinéaste de l’été 1970. Le terme marxiste de « praxis » prend donc ici un triple sens : il s’agit de réfléchir à quelles conditions et par quelles voies le cinéma peut participer concrètement à la révolution et plus particulièrement aux guerres de décolonisation ; d’inviter les lecteurs à passer à l’acte ; mais aussi de réfléchir sa propre pratique, d’analyser pas à pas la création d’images à partir d’enjeux historiques et d’idéaux politiques. De sorte que la série théorique publiée par de Laurot s’avère très concrète ; tandis que Listen, America ! s’avèrera un essai filmique particulièrement complexe et difficile à appréhender pour les spectateurs contemporains.

Cinéma Engagé, le groupe pionnier créé par Édouard de Laurot, proclame la nécessité de la critique du système américain, et « the people’s need to become and their urge to rebel ». Comme le feront les Newsreel et Slon, Cinéma Engagé cherche d’emblée à créer un un réseau de cinéastes et d’unités de production, et met immédiatement en chantier deux projets de fiction : The Quarantine et The Wager, ainsi qu’une collobaration documentaire avec un assistant de Michelangelo Antonioni, Luigi Vanzi, qui réalise God’s Own Country / America paese di Dio et pour lequel De Laurot tourne « some scenes on the milieu and tactics of the New Left ». (Le film sera terminé en 1966, 126min)

En 1965, à partir de textes de Malcolm X et d’autres leaders de la cause noire lus par Ossie Davis, de Laurot commence à réaliser Black Liberation, à l’origine titré Black America !, puis Letter from Black America, In Black America, From Black America (titre sous lequel il passe à la télévision, dans le cadre de l’émission « The Way It Is » produite par Ross McLean pour CBC de Toronto) et finalement retitré Silent Revolution pour cause de censure (45 minutes, 35mm, noir et blanc). Il décrit ainsi son projet : « What distinguishes it critically from the common run of doctrinal ‘political films’, is that Black America is not a film ‘on revolution’. This visual chant, compassionate and hopeful is, in itself – liberation. It is perhaps the only authentic outcry of wrath, pain and solidarity – coming from the Black people themselves. (…) the film’s concluding message, properly enough, is the sharpened consciousness of the discriminated minority urging the awakening of conscience among the dormant majority. » Le style cinématographique d’Edouard de Laurot relève du pamphlet documentaire, ses films appartiennent au Grand Style International Révolutionnaire qui dérive des films de Dziga Vertov, passe par ceux de Chris Marker en France, irrigue les œuvres de Santiago Alvarez à Cuba, de Fernando Solanas en Argentine)… Black Liberation, inspiré par les Statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais (1950-53), apparaît aujourd’hui comme l’une des œuvres les plus revendicatives et innovantes générées par les cinéastes proches des Black Panthers (comme par exemple ses rivaux les plus proches, les cinéastes des Newsreel, ou le cinéaste italien Antonello Branca, auteur de Seize the Time en 1970) : montage court et cardiaque de plans et de photographies, rythmé aux coups de fouet et à la musique de Street Drums of Trinidad, le film est un pur appel à la révolte et à la guérilla urbaine. Un tract de Cinéma Engagé le résume ainsi : « An eloquent, poetic visual outcry of wrath, pain and solidarity coming from Black America. This chant from the Sixties with its figurative imagery of violent struggle for self-liberation is seen from the point of view of the oppressed minority, and fired by the ideology of Malcolm X, who did not live to see his vision in the becoming. »

Terminé en 1967, Black Liberation / Silent Revolution reçoit des prix dans plusieurs festivals, notamment un prix au 29 ème Festival International du Film de Venise pour sa « distinguished poetic value », ainsi que l’Agis Cup au Festival dei Popoli de Florence et un Dukat au Festival de Mannheim. Il fut même nommé en 1973 pour l’Oscar du meilleur documentaire, aux côtés du Malcolm X de Arnold Perl.

En 1970, De Laurot tourne Listen, America !, film prophétique sur l’Amérique comme univers paranoïaque du contrôle, où il appelle à l’unité de tous les mouvements révolutionnaires : les militants noirs, les hippies, les pacifistes et les gauchistes de toutes sortes (45 minutes, 35mm noir et blanc). Comme Black America / Silent Revolution, Listen, America ! prône la lutte armée et le renversement du gouvernement par la violence. Édouard de Laurot, agent pendant dans la Seconde Guerre Mondiale, exalté par les modèles vietnamiens, cubains et noir-américains, restera tout au long de sa vie le hérault de la guérilla, qu’elle soit lutte armée ouverte ou subversion secrète. Black Liberation et Silent, America ! prônent « The Second Front », c’est-à-dire l’ouverture sur le territoire américain même de groupes activistes, tant officiels que clandestins, tant civils que militaires, calqués sur les partis révolutionnaires du Tiers-Monde afin de combattre l’impérialisme américain de l’intérieur. Un tract diffusé plus tard par Cinema Engagé sous le titre « Look ahead of the political limbo of the seventies – See beyond the screen of naive newsreels and nostalgic woodstocks, look forward to – Plan – Schedule – Organize » résume Listen, America ! en ces termes : « A panorama of the crucial events, reaching in depth to the true motivations behind the posters, slogans and actions. A personal evaluation analyzing, already then, their latent failings which, ultimately are being borne out as the causes for the knew failures. This starkly self-questioning film is therefore all the more provocatively instructive within the context of, and accounting for, the torpid Seventies. It also projects perspectives of a soberly illumined hope for the forthcoming Eighties. ». À l’époque, Listen America ! fut mal reçu pour deux raisons principales : d’une part pour ses scènes de nu (du body painting) ; et surtout sa complexité formelle en tant qu’essai filmique, dont témoigne cette remarque de Bob Blackburn à la suite du passage du film dans l’émission « The Way It Is » : « It has the outward appearance of a documentary, and uses a lot of actuality footage of things like the Chicago riots. But it makes no pretense to being a documentary, and the viewer has no way of knowing whether the people are real or actors. There’s no name for this type of film. De Laurot calls it a poem, which might or might not help you. » On peut parier qu’aujourd’hui, Listen, America ! serait tout aussi mal reçu, mais pour son appel à détruire le capitalisme du haut des tours de Wall Street.

Nicole Brenez

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La Composition comme Praxis de la Révolution : Le Tiers-Monde et les U.S.A.

Montage versus Composition

Raison analytique versus Raison dialectique

Le rapprochement entre les étapes finales de la production d’un film et celles de la praxis révolutionnaire a pour raison d’être*[11] [11] En français dans le texte, comme tous les termes suivis d’un astérisque (ndt). davantage qu’une affaire de cohérence systématique. Il s’agit d’une métaphore évocatrice, c’est-à-dire la description de l’un selon les termes de l’autre. C’est également une attitude créatrice fondamentalement utile et pratique. Par là, nous signifions, entre autres choses, que nous ne pouvons, voire même ne devons, plus employer le concept de montage dans le cadre de la fabrication révolutionnaire de films, mais qu’il faut ré-définir celui-ci comme un simple aspect du processus dialectique de composition. Il y a ici un point essentiel à clarifier : tout comme les étapes finales de la fabrication d’un film sont de manière trompeuse nommées « montage » – concept qui recouvre des processus d’élimination, de castration, de soustraction -, les étapes finales et le sens ultime de la révolution sont communément réduits au pouvoir politique de « monter ». Soit couper, extraire, éliminer de façon manichéenne ce qui est oppressant, indésirable, et établi comme un système de pouvoir asservissant. Si, en effet, la révolution est vue uniquement comme un concept de « montage », c’est-à-dire en tant que pure négation et non négation de la négation, comme une manière de « couper » le mauvais et de coller ensemble ce qui est récupérable ou bon ; ou simplement comme la mise en avant du contraire de ce qui est, aboutissant ainsi à un concept de révolution réactionnaire –, alors la révolution est conçue selon des termes limités et restrictifs, à l’instar de ce qu’est le montage dans les films fabriqués littéralement sans imagination, c’est-à-dire sans la projection de l’imaginaire-désirable. Parfois, le concept d’élision / inversion peut fonctionner, mais cela n’est assurément pas suffisant pour faire vivre un film ou la société.

Dans le cinéma révolutionnaire engagé, il n’y a par conséquent pas de place pour le concept ou la pratique du « montage » pur. Nous proposons, à la place, de composer. Il ne s’agit pas simplement de remplacer un mot par un autre mais plutôt d’un processus esthétique de dépassement ; l’action de monter, insufflée et fécondée par la prolepse, devient un processus de composition – durant lequel le montage (Eisenstein, etc.) ne devient qu’une modalité de la composition. En ce sens également, le filmage n’est pas juste un filmage, mais la fabrique d’un film [« filmmaking is not just filmmaking, but the making of a film. »].

En vérité, un film révolutionnaire, ou la révolution elle-même, ne peut pas advenir à moins que son développement ne suive le principe de la raison dialectique plutôt qu’analytique. C’est précisément le concept de raison analytique – avec ses ramifications dans l’analyse sémantique, le pragmatisme, le positivisme logique, et la mentalité Q.I. – qui a dominé l’Amérique aux niveaux universitaire et social, et qui est largement responsable de la castration de l’esprit américain, actuellement rendu incapable d’inventer, de proposer et d’assumer une nouvelle nécessité comme seule liberté possible. D’autre part, la raison dialectique se développe en accord avec les lois de la pensée, c’est-à-dire en opposant la conscience à l’existence, en refusant et en transcendant l’existant (l’établi) d’une manière qui est, par nature, subversive.

Ainsi, nous pouvons et même devons envisager la composition comme la confrontation ultime, l’étape durant laquelle les conflits et les confrontations ultimes doivent être produits. S’il n’y a pas de nouveau conflit, de nouvelles confrontations, de nouvelles contradictions durant cette étape, alors nous avons échoué. Si nous n’avons fait que conserver ce qui était dans le matériau filmé, nous avons échoué. Si nous n’inventons pas de nouvelles contradictions, de nouvelles perspectives et de nouvelles significations pour ce qui a été filmé, nous avons échoué. Si, dans les dernières étapes de la lutte révolutionnaire menant à une prise de pouvoir, nous ne cherchons pas la confrontation, ne trouvons pas de contradictions, ne provoquons et n’encourageons pas les conflits dépassant ce qui existait avant, alors nous aurons échoué.

Il nous faut donc regarder la composition comme l’étape finale d’une série de dépassements – comme une étape qui transcende les autres étapes en les élevant à un plus haut degré de synthèse. De même que l’idée originale du film est transcendée par le scénario, et le scénario par le processus du filmage, le film est transcendé par la composition. Mais comment cette transcendance est-elle exactement produite ?

La composition comme prolepse

En accord avec la théorie générale de l’engagement, la composition est instillée par la prolepse. En tant que nouvelle phase dialectique dans le processus de création, il s’agit de l’étape suivante, qui en même temps peut être la dernière, de la transcendance de ce qui est par ce qui devrait être. Nous considérons les rushes, le matériau du film, comme ce qui est, donc comme moins réel que ce qui devrait être ; ainsi, la fin de la composition est posée comme une fin téléologique – ou, en termes dialectiques -, comme l’idée régulatrice. Nous appliquons la prolepse à ce qui est, nous mettons en cause ce qui est, c’est-à-dire le matériau filmé, pour aller vers ce que nous voulons projeter. À l’instar de la nécessité morale et idéologique de transcender le présent pour aller vers le futur, la prolepse produit, lorsqu’elle est appliquée aux rushes existants, la définition des manques, des lacunes, donc des desiderata – ce qui est soit non visible dans le matériau filmé, ou pas assez suggéré, soit pas encore amené à un point de contradiction suffisant pour permettre de faire éclater un nouveau niveau de vérité, une vérité plus vraie que celle fournie par la simple apparence du matériau filmé.

Puisque le processus de composition cherche et trouve en réalité ce qui n’est pas, le fait de composer est une nouvelle phase dans la recherche permanente de l’ultime vérité, s’accordant ainsi au sens le plus essentiel de l’engagement : nous sommes engagés dans la délinéation de la vérité ultime de chaque condition ou personnage concrets ; et nous assumons la mise en œuvre de cette vérité. À travers l’acte de composer, des contradictions supplémentaires doivent être trouvées, c’est-à-dire que des vérités plus profondes doivent être découvertes à mesure que sont définies des absences dans le monde. La découverte d’absences (manques, lacunes) et leur définition doivent en retour mener le cinéaste-compositeur [« filmmaker as composer »] à parier contre elles – à remplir ces manques avec ce qui n’est pas, c’est-à-dire soit par des plans novateurs (et pas seulement nouveaux), soit par des synthèses paradoxales de plans déjà existants. Injonction importante à cet endroit : pour s’assurer d’une créativité vraiment révolutionnaire, la composition doit commencer dès le moment du tournage ; le tournage doit être dialectiquement entrelacé à la composition : il faut permettre à la praxis de la composition d’affecter en retour et de réguler les propositions qui sous-tendent le filmage à venir. Évidemment, l’organisation des productions conventionnelles et commerciales en interdisent le principe, car le processus créatif y est nécessairement cloisonné par a) la séparation des fonctions (réalisateur, scénariste, monteur) et b) un arrangement temporel consécutif (et non dialectique) des étapes de production : écrire puis filmer puis monter, etc. Ce qui constituerait une banqueroute pour une société commerciale se révèle une pré-condition du succès pour un collectif de cinéma révolutionnaire.

Si le scénario n’est pas transcendé dans le filmage, et le matériau filmé dans la composition, alors le film devient un cas de “retardement mental” artistique ; il était en fait déjà largement ossifié, figé à l’étape du scénario. Des contradictions impossibles à découvrir durant cette étape – et ce, peu importe la durée d’écriture – ne peuvent être trouvées que durant le processus de filmage. Et, de même, quelle que soit la durée du tournage, certaines contradictions ne pourront être trouvées qu’à travers le processus de composition. La raison en est qu’à chaque étape, le travail en création passe dans l’esprit de l’artiste de son statut subjectif à son aspect objectif. C’est-à-dire que l’artiste ne comprend pas uniquement l’œuvre d’art comme l’accomplissement d’un idéal posé comme principe qui existait avant son travail et vers lequel ses efforts ont été dirigés ; du point de vue temporel, cette œuvre d’art est vue non comme un processus tendant vers l’expression d’une idée, mais plutôt comme un point de départ, une entité en soi qui demande à être transcendée. De manière comparable, un monteur, c’est-à-dire un compositeur, voit les rushes (même s’il s’agit de la même personne, le réalisateur plus du temps qui a passé) non seulement comme le résultat d’une activité intense dont le but est d’exprimer une certaine émotion, idée, etc., mais comme quelque chose qui existe en tant qu’objet, d’un point de vue a posteriori. En tant que réalisateurs, nous devrions particulièrement nous indigner et nous révolter contre le fait que les rushes existent comme une réalité objective qui a été filmée et figée pour toujours, avec une puissance propre. Nous devrions placer les rushes au devant de nous, et non derrière, vouloir en tirer plus, et, par conséquent, revenir à la vue subjective qui devient vue téléologique – une idée régulatrice.

Notre objectif principal, à ce stade de la production, est ainsi la création d’une conscience compositrice. Cette conscience compositrice peut être mise en parallèle avec la naissance d’une conscience révolutionnaire authentique menant aux dernières étapes de la lutte révolutionnaire, à la confrontation ultime et à la prise du pouvoir. Ainsi, la création d’une conscience chez le compositeur afin de définir des manques, des besoins et des objectifs équivaut à la création d’une conscience révolutionnaire, suivie elle-même par la création d’une capacité effective au combat – ce qui revient à donner des armes à un homme dont la conscience a déjà été créée et est donc idéologiquement dirigée vers un certain but, et qui pourtant n’a pas encore d’armes. Dans le cas de la composition, les armes sont précisément les figures de l’écran : des procédures syntaxiques, esthétiques, formelles, nées de manière émotionnelle de la prolepse du compositeur envers le matériau existant qu’il doit transcender par la composition. En résumé : un usage dialectique de la prolepse consiste, d’abord, à définir idéologiquement les manques à mesure que nous visionnons les rushes et à définir plus avant les contradictions ; ensuite, une fois qu’ils sont idéologiquement définis, de tels manques suscitent chez la personne qui compose [« person as composer »] un besoin artistique et personnel de les exprimer ; enfin, ils deviennent esthétiquement de nouvelles figures de l’écran.

L’invisible Tiers-Monde

Comme nos lecteurs ont pu nous le dire, il est très utile de commencer avec les exemples les plus simples possibles, à la fois idéologiquement et esthétiquement. Quelques figures de l’écran devraient, par conséquent, suffire à montrer concrètement comment elles sont créées à travers la composition. La séquence intitulée « Travail Comminatoire » [« Minatory Work »], par exemple, fut créée comme une Métamorphose Invisible une fois perçu le potentiel des prises montrant le labeur quotidien des paysans opprimés du Tiers Monde. Par la prolepse, les travailleurs portant leurs outils furent transformés en une potentielle armée paysanne révolutionnaire, exhibant leurs armes comme une menace. La dimension comminatoire de leurs outils était explicitée par une voix qui criait : « Frères ! Vos patrons vous ont donné le pouvoir d’être libres ! Vous l’avez dans vos propres mains ! Utilisez-le ! »

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Alors qu’un documentaire radical comme le film-essai de Fernando Solanas L’HEURE DES BRASIERS (LA HORA DE LOS HORNOS) n’aura pas été plus loin que la victimisation de ces paysans opprimés par l’impérialisme, le film proleptique exprime ce qui sera comme déjà existant – de façon métaphorique. Il utilise les faits bruts de la réalité pour exprimer leur vérité plus que véridique, leur apparence visible pour exprimer leur essence invisible : il voit dans les outils de leur oppression les moyens de leur la libération. Il refuse, pour ainsi dire, d’appeler simplement une pelle une pelle[22] [22] L’expression « to call a spade a spade » prend ici des connotations difficilement traduisibles, puisque « spade » désigne également un instrument agricole ou un « nègre » (ndt). .

Il devrait maintenant être évident que, tandis que dans le montage conventionnel, la polyvalence inhérente aux images est ramenée à l’univalence par une sélection effectuée en fonction de leurs caractéristiques visibles homogènes ou hétérogènes, dans la composition dialectique, la signification de l’image (son sens et sa portée) doit être extraite de ses caractéristiques invisibles. Le compositeur, informé par sa vision morale et politique, doit percevoir les émanations métaphoriques d’un plan – les champs de force invisibles qui irradient vers son complément dialectique. Plus précisément, il a à voir le potentiel du plan comme un élément métaphorique dans le plan.

Néanmoins, la projection proleptique dans une prise donnée exige parfois la création d’un complément dialectique à ce plan – exige que l’invisible soit rendu visible. Telle fut la nécessité qui aboutit à la création d’un Paradoxe Visuel. Dans l’image d’origine, des enfants noirs se battaient pour les bonbons qu’un Père Noël leur balançait depuis une jeep en train de rouler. Cet impérialisme en personne, et en mouvement, rendait les populations autochtones des pays du Tiers-Monde complices de leur propre oppression. Parce que cette contradiction n’était que latente dans la prise, elle fut explicitée comme un paradoxe par l’ajout d’un plan ; le Père Noël était également transformé un complice car, au moment où il enlevait son costume, il se révélait aussi un Noir !

Nous avons à nouveau cité cette séquence afin de mettre en avant un principe important de la composition : de même que toute idée n’est libératrice que tant qu’elle n’a pas été réalisée – devenant alors inévitablement une oppression -, les rushes (ou matériaux filmés) deviennent source d’oppression et doivent être par conséquent niés – non dans leur existence, non dans leur qualité, mais dans le caractère ultime de leur affirmation en tant que projection, que prolepse. Il faut partir du principe – en fait, il faut se convaincre – que l’on peut trouver des contradictions à l’intérieur de ce qui, dans le processus de filmage, était, déjà alors, opposé au scénario. Il faut découvrir des contradictions dans des concepts qui sans cela semblent unifiés de manière obscure, et qui par conséquent furent filmés comme tels. Puisque toute pensée active, créative, procède par subdivision des concepts, il faut scinder cette unité apparente et découvrir des conflits à l’intérieur d’entités qui semblaient de prime abord harmonieuses et closes.

Membres de The Wake

La dénégation semble convenir : double sens dialectique et psychanalytique des rushes provoque, au niveau d’une séquence, un processus de développement successif dans lequel la précision idéologique et la précision dramatique sont atteintes parallèlement et par couches successives, à travers une dialectique de la praxis du tournage et de la composition. Une séquence de The Wake offre un exemple pertinent quant à ce processus. Comme se le rappelleront ceux qui le connaissent, The Wake commence comme une scène de révocation d’une séance de travail dans l’esprit des « Weathermen »[33] [33] Organisation révolutionnaire américaine créée en 1969 par des étudiants de l’Université du Michigan, aussi connue sous le nom de « The Weather Underground ». Le 6 mars 1970, trois membres du groupe (Diana Oughton, Ted Gold et Terry Robbins) périrent dans une explosion accidentelle lors de la confection d’une bombe destinée à un bal de sous-officiers donné en l’honneur des soldats se battant au Viêt Nam (ndt). , durant laquelle des bougies camouflant des bâtons de dynamite sont allumées et deviennent métaphoriquement des ex-voto – comme un hommage paradoxal aux compagnons morts prématurément qui, par manque d’attention et de savoir-faire, s’étaient littéralement fait exploser[44] [44] « Hoisted themselves by their own petard  » : expression d’origine shakespearienne désignant métaphoriquement le fait d’être blessé ou détruit par quelque chose que l’on a mis soi-même en place. Peut se traduire aussi par “s’étaient pris à leur propre piège” (ndt). . Ainsi, la première phase de la création proleptique consistait à transcender la reconstitution simplement documentaire d’une session de travail authentique pour atteindre sa vérité politique profonde  : en réalité, à l’intérieur de cette situation concrète, les bâtons de dynamite tendaient, par métaphore, vers leur essence dialectique – les cierges votifs ! Il s’agit sans aucun doute d’une affirmation originale et importante en soi, dès ce niveau. Pourtant, même ceci, une fois filmé, a été largement transcendé par un approfondissment proleptique de la scène réalisée – avec des personnes impliquées et non pas des acteurs –, approfondissement dirigé vers la vérité ultime de la situation représentée. Cette projection, comme le confirment des événements historiques récents, s’est avérée politiquement et dramatiquement exacte – voire « prophétique », et d’une portée fondamentale, même si inquiétante, pour les perspectives de développement d’une Gauche Tiers-Mondiste dans ce pays.

SÉQUENCE NEUF  : MEMBRES DE THE WAKE[55] [55] Note concernant la séquence : le foco (foyer) ou foquisme est une théorie de la guerre révolutionnaire formulée par Che Guevara, qui déclarait vouloir créer « un, deux, plusieurs Vietnam… » afin de lutter contre l’impérialisme des États-Unis. Cette théorie de la révolution est fondée sur la création de foyers de guérilla rurales (ndt).

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Le cadre invisible

Au niveau de la praxis des films révolutionnaires, la question qui se pose désormais est : que faire des figures de l’écran créées dans les premières étapes de la composition ? L’Échafaudage apparaît alors comme un concept utile, une pratique, permettant de réunir ces moments séparés, de les lier dans un ensemble dramatique et cohérent. Il s’agit, pour le dire vite, du discours en voix-off qui explicite l’idée que la séquence comme ensemble devra communiquer ; il agit comme un cadre à partir duquel tous les éléments prendront forme. Puisque tous les éléments – montage, voix, effets sonores et musique – ont un potentiel expressif, qui émerge au cours de la composition, plus il est possible d’en dire à travers eux, moins les textes théoriques sont nécessaires. Ainsi, au moment où la séquence vit par elle-même comme entité dramatique, l’« échafaudage  » verbal s’est évanoui.

Un exemple particulièrement judicieux de ce processus est l’ « Intermessage  », une déclaration proleptique de l’esprit et de la stratégie que les forces du Tiers-Monde projettent vers les révolutionnaires Nord Américains, opprimés comme lui. Absorbé dans la séquence, le texte se propose en même temps comme échafaudage pour la praxis révolutionnaire. L’extrait ci-dessous représente une étape médiane dans la métamorphose d’un tract théorique en œuvre d’art – un plan d’assemblage provisoire. C’est l’un de ses plans, parmi de nombreux autres, qui doit être formulé et transcendé en tant que dialectique entre théorie et pratique, entre mot et image, pour mener vers la totalisation qui constitue l’œuvre d’art achevée.

“INTERMESSAGE”

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Bien que cette séquence arrive après plus de la moitié du film, son essence hante celui-ci dès le tout début, grâce à des images du Tiers-Monde. Lorsque le film s’ouvre, avec une séquence proleptique tournée depuis un hélicoptère, nous pensons survoler le Vietnam ou un autre pays assiégé du Tiers-Monde. Mais ensuite, nous découvrons que nous sommes au-dessus de l’Amérique ! Et, pourtant, bien qu’il s’agisse de l’Amérique, il y demeure quelque chose du Tiers-Monde ! Nous volons au-dessus de Harlem, les mitrailleuses pointées sur les taudis ! Puis, le doigt du destin – la mitrailleuse – descend du ciel jusqu’au niveau du sol, passant d’un hélicoptère à un tank, et traverse la campagne et un cimetière.

Soudain, nous entendons un gémissement inquiétant, fantasmatique : les bredouillements étouffés d’une voix humaine luttant sous terre pour se faire entendre jusqu’à la surface. Immédiatement, par un raccord, la caméra franchit deux portails de bâtiments institutionnels et fait irruption au milieu d’une scène de procès – un homme, attaché à une chaise et bâillonné, s’efforce de communiquer quelque chose au magistrat devant lui, ainsi qu’à tous.

Un film « politique » conventionnel aurait tendance à utiliser cette image pour éveiller chez le spectateur une indignation vertueuse et pleine de compassion. Il poursuivrait ce plan de manière à rendre clair que le fait que l’homme enchaîné est la victime d’une « justice » injuste, supposant a priori qu’il est un type « bien » et le juge un méchant. Mais c’est une vision bien trop simpliste : ici, la dénonciation facile, automatique, du système – vu de façon manichéenne – serait banale, voire nihiliste. Les forces de l’Establishment sont comme celles de la nature, au sens où c’est contre elles que le révolutionnaire met à l’épreuve ses capacités. Ainsi, l’important n’est pas de savoir que l’homme est attaché à une chaise, mais pourquoi il l’est – à qui est-ce la faute ? Par conséquent, l’image suivante est celle d’un juge Noir assis sur le banc, jugeant de manière proleptique l’homme bâillonné.

De cette façon, le film livre dialectiquement un nouveau niveau de signification. Sans surprise, cette transcendance survient durant la composition, comme une négation de la négation. L’homme bâillonné, négation de l’Establishment, est lui-même nié par le juge noir : il n’est pas considéré comme coupable des charges portées contre lui par le système, mais d’avoir été pris – coupable d’être sa propre victime, si l’on peut dire.

Vision de l’invisible

C’est donc à travers l’homme noir bâillonné que la présence du Tiers-Monde est introduite dans le film. Parce que le Tiers-Monde n’est pas seulement une catégorie géopolitique ; c’est tout autant une catégorie morale-politique. Le révolutionnaire aux U.S.A. est en effet un membre du Tiers-Monde – dans la mesure où il n’est pas membre de The Wake. La pertinence et l’efficacité stratégique des forces du Tiers-Monde, dans et hors des États-Unis, dépendront de leur aptitude respective à appliquer la prolepse politique. Car l’unité fondée sur l’anti-impérialisme, comme cela a été le cas jusqu’à présent, n’est pas suffisante – à moins qu’elle ne soit revigorée par une vision commune de l’invisible – en tant que force réelle.

Afin de créer une telle force, nous, ce qui signifie également nous en tant que cinéastes, devons d’abord rendre éloquents et clairs les messages présents exprimés par les métaphores titanesques : d’un côté, la supplication poignante s’élevant des filets des pêcheurs abandonnés tandis qu’ils sont métamorphosés en antennes de transmission ; de l’autre, les bredouillements fragmentaires de l’homme bâillonné – la voix de la Gauche Nord Américaine. Il nous incombe ainsi également d’engager les masses du public dans la mise en œuvre de ce dialogue.

Dans la prochaine partie, nous nous consacrerons donc à l’étude et à la proposition d’une relation active entre le film en tant qu’idée révolutionnaire et ses spectateurs potentiels.

Référence : Edouard L. de Laurot (sous le nom de Yves de Laurot), “ Composing as the Praxis of Revolution : the Thirld World and the U.S.A.  ”, Cinéaste Vol IV, n°3, Winter 1970-71 : 15-24, 34

Images : Edouard de Laurot, sur le tournage de Listen, America ! (1970) et une image extraite de Black Liberation (1967). Les deux autres images proviennent de l'article.

Nous remercions bien amicalement Serge Turbé et Nicole Brenez pour leur relecture attentive et patiente.