Hôtel Bellevue, chambre 47
Après la première vision d’un film, il reste souvent difficile de situer ce qui a retenu notre attention d’une façon à la fois vive et labile, suscitant un désir de commentaire encore vague. La découverte, assez récente, de La Tête d’un homme (1933) de Julien Duvivier, connu comme une des premières adaptations cinématographiques de Simenon[11] [11] Précisément la troisième après Le Chien jaune (Jean Tarride) et La Nuit du carrefour (Jean Renoir), tous les deux sortis en 1932. , avec Harry Baur dans le rôle de Maigret, m’avait laissé cette impression aux contours imprécis engendrant l’envie, différée pendant plusieurs mois, de retourner au film. Le confinement imposé par la pandémie de covid-19 a fourni l’occasion d’une nouvelle vision dépassant le plaisir premier de la découverte, la rédaction de ces lignes ayant cherché ensuite à préciser l’attrait initial, en partant du principe que celui-ci peut trouver une forme partageable, au-delà de ce qui ressortit à une émotion privée ou à un intérêt plus spécifiquement culturel ou historique. Le contexte d’écriture ne sert pas à expliquer des effets de résonance imprévus nés de la situation épidémique et de la claustration imposée (effets que nous sommes nombreux à avoir éprouvés par ailleurs à propos de livres ou de films[22] [22] À titre d’exemples, côté cinéma, l’article de Dork Zabunyan « “Gel imprévu” – sur L’Eclipse de Michelangelo Antonioni », et côté littérature, l’entrée « crises sanitaires » du site fabula, notamment les articles de Denis Guénoun et Michel Murat sur La Peste de Camus. ) mais tient au fait qu’il a sans doute rendu plus sensible, en raison de l’alliance exacerbée entre isolement et hyperconnexion, à ce que signifie parler d’un film ou en partager l’expérience avec autrui. Pourquoi en effet évoquer ce film, détaché de l’actualité et qui n’est ni tout à fait canonique (appelant un renouvellement régulier de son commentaire) ni vraiment inconnu (justifiant une réhabilitation), si ce n’est mu par la croyance qu’il existe un bénéfice, même modeste, à tenter de mettre en forme ce qu’on a vu – et entendu – dans un film.
Il y a de nombreuses façons d’analyser La Tête d’un homme, la plus immédiate, que je ne suivrai pas, reposant sur la comparaison entre le roman et le film. Sur ce point, on peut signaler tout de même la sagacité de Duvivier et de ses deux co-scénaristes, Pierre Calmann et Louis Delaprée, qui ont effectué leur adaptation avec un degré de sérieux supérieur à celui contenu dans le roman, donnant, à mon sens, plus de consistance aux allusions dostoïevskiennes qu’il contient. Malgré une indéniable similitude narrative entre les deux œuvres, les adaptateurs ont notamment supprimé l’ouverture du récit, très feuilletonnesque, ou du moins peu vraisemblable, qui voit Maigret, à la prison de la Santé, fomenter l’évasion du coupable présumé d’un assassinat (double dans le roman, simple dans le film), Heurtin, dans l’espoir de découvrir son complice. Je reviendrai sur l’équivalent filmique de cette évasion, aussi simple que judicieux. Pour l’indiquer de manière synthétique, le point de départ de l’intrigue repose sur un pacte criminel : Radek, jeune homme d’origine tchèque, à la fois pauvre et malade, propose à Willy Ferrière, un oisif lymphatique et ruiné par son train de vie luxueux, de le débarrasser de sa richissime tante Henderson dont il est le seul héritier en échange d’une forte somme d’argent. Se trouve associé au meurtre un pauvre diable, Heurtin tout juste mentionné, convaincu de participer à un simple cambriolage et qui laisse ses empreintes sur le lieu du crime, ce qui conduit à son arrestation orchestrée par Radek, fournissant ainsi un coupable idéal à la justice. Maigret, guère convaincu par une accumulation de preuves aussi grossièrement évidentes, se met à la recherche du véritable assassin qu’il ne manque pas d’identifier, ce qui lui vaut un mémorable conflit avec celui qui se voit en génie diabolique, afin de savoir, pour reprendre un terme du dialogue, qui est « le maître ».
La séquence qui m’était restée en mémoire de manière particulièrement vive se déroule à l’hôtel Bellevue – de fait un garni – rue Delambre, dans la chambre portant le numéro 47. Maigret s’est rendu chez Radek sous le prétexte de lui rendre son passeport – le jeune homme s’était fait arrêter à dessein en commandant des « tartines au caviar » et de la vodka qu’il a refusés ensuite de payer pour échapper à une rencontre avec Heurtin risquant de révéler sa complicité. Après le départ de la prostituée avec laquelle l’ancien étudiant en médecine a passé la nuit (il ne supporte pas la solitude), les deux hommes commencent un duel verbal acéré. Ils sont assis autour d’une table étroite, alors qu’entre eux chauffe sur un simple réchaud à gaz une casserole de lait, une des rares boissons que supporte Radek, condamné à une mort proche par la maladie (la tuberculose sans doute). Soudain, surgit de façon imprévue le chant d’une femme. On reconnaît la voix de Damia (ou l’on a lu son nom au générique), mais l’identification n’atténue en rien le trouble suscité par l’impossibilité de situer la provenance d’un chant accompagné par une musique orchestrale. L’indécision vient amplifier la curieuse relation nouée alors entre les deux hommes qui partagent un temps l’écoute silencieuse d’une chanson aux couplets pathétiques[33] [33] Création du film, sur un texte des scénaristes, la chanson est tout à fait dans le registre réaliste et dramatique de la chanteuse alors au sommet de sa reconnaissance. Pour donner un aperçu du texte : « … Et j’ai cherché le visage / De l’amour que j’ai rêvé / Dans chaque être de passage / Et je ne l’ai pas trouvé / […] Sans caresse, sans tendresse / J’ai vécu mon destin / Et la nuit m’envahit / Tout est brume, tout est gris. » . Il faut attendre plus d’une minute pour que Radek se mette à parler, témoignant de la fascination qu’il éprouve pour cette voix, que l’on continue à entendre pendant le dialogue. Fonctionnant comme une pause au milieu d’un récit policier, cette écoute est sans nul doute à l’origine de l’attirance confuse suscitant l’envie d’analyse. Pour reprendre l’opposition rendue célèbre par Barthes, celle-ci n’est redevable de manière précise ni au punctum, ni au studium, mais plutôt à un soulignement subit de l’attention critique : comme si, reprenant une formule du même auteur, le film disait soudain à son spectateur : « écoute-moi »[44] [44] Roland Barthes, « Écoute » [1976], dans L’Obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982. . Et il fallait bien une deuxième vision pour l’entendre de manière moins confuse
L’irruption de la chanson est surprenante : est-elle off ou hors-champ ? La deuxième hypothèse s’impose puisque les personnages se mettent à parler de la performance vocale, mais cela ne dissipe pas entièrement le doute initial. Le rendu sonore du chant de Damia n’est en effet guère compatible avec celui d’une voix provenant de la cour, de la rue ou encore d’une chambre voisine, aussi bien selon des critères stylistiques de vraisemblance (commençant à s’imposer à l’époque), que si on considère le matériau sonore du film, et les divers bruits et sons d’ambiance, chanson de rue comprise, qui sont utilisés avec finesse. Il s’agit de toute évidence d’un enregistrement phonographique alors que les personnages réagissent comme si l’interprète se trouvait à proximité d’eux, ce qui amplifie le trouble ressenti.
Qu’est-ce qu’écouter un film ? C’est bien la question pointée ici avec insistance – sans doute, dans sa banalité, le nom même de l’hôtel revêt-il une valeur d’antiphrase tant il est trompeur de vouloir dissocier la vue de l’ouïe. En même temps que nous entendons Damia, nous voyons les deux hommes l’écouter. Radek prend ensuite la parole pour affirmer que seule importe le bouleversement engendré par la voix, considérée pour elle-même, et précise qu’il n’a jamais eu le désir de voir celle qui chantait. De même, on peut penser qu’il faut enchaîner le temps de l’écoute à celui de l’explication. Mais la révision, en situant avec précision un événement singulier qui a pu condenser l’ensemble de l’œuvre dans ma mémoire, a eu aussi le mérite de rappeler qu’il y avait une occurrence antérieure de la chanson qui retentit, identique mais interrompue par le bruit d’une cloche puis d’un environnement sonore urbain, dès le générique. L’écoute visible de Radek et de Maigret est bien une répétition qui contient une connotation menaçante. Il ne faut pas oublier le titre : l’expression « la tête d’un homme » renvoie à la peine de mort et à la menace de la guillotine dont l’image apparaît à la fin du générique, associée à la voix de la chanteuse. La tête d’un homme, c’est aussi le visage d’un être qui parle ou qui écoute, renvoyant au mystère du corps parlant tel que le cinéma peut le figurer et à l’ambivalence qu’il exprime alors – à la fois, geste qui fait lien avec autrui et menace permanente de dissociation.
Le contrat
S’il se noue bien quelque chose d’essentiel entre les deux personnages lors de cette écoute commune, il faut revenir plus en amont dans le film afin de préciser le contrat passé entre Radek et Willy Ferrière. L’origine du meurtre repose sur un échange de responsabilités, et de bénéfices, relativement classique. L’un (Radek) commettant l’assassinat contre une forte rétribution mais sans mobile ni antécédent judiciaire, ce qui ne risque guère d’attirer l’attention de la police s’il est prudent (et d’autant moins qu’il va créer un coupable idéal), l’autre (Willy Ferrière), tirant alors profit d’un héritage providentiel, bénéficie d’un solide alibi – il possède par ailleurs toutes les apparences d’un mondain inoffensif. Le lien criminel, instauré dès la scène d’ouverture, outrepasse toutefois cette apparence de parfaite logique. Homme élégant entre deux âges, Willy Ferrière arrive à la brasserie Eden tel un séducteur conventionnel, à l’aise parmi la faune de Montparnasse : à l’entrée de l’établissement, il croise une femme, pourtant au bras d’un homme, qui lui reproche de ne pas s’occuper d’elle, et assis au comptoir, une autre intrigante, mimant elle aussi la séduction, le met en garde contre la vénalité de sa compagne. Tel un enfant pris en faute, il chuchote à sa voisine de s’écarter de lui car, précisément, sa compagne, Edna, arrive. Willy et Edna semblent intégrés à ce décor, tutoyant le serveur (même si l’ardoise s’allonge), saluant des habitués. À court d’argent, Ferrière évoque à voix haute, pour sa femme et une connaissance, l’héritage de sa vieille tante qui le mettrait à l’abri du besoin. Un gros plan en plongée montre alors deux chaussures différentes, et un papier à terre. Suit un plan large pris depuis le comptoir : un serveur remet le papier à Willy en lui disant qu’il a dû le faire tomber. Il lit le message, puis le remet dans la poche de son manteau où sa compagne le retire discrètement (elle semble rompue à ce genre d’opération) révélant alors au spectateur son contenu : quelqu’un se tient prêt à tuer la tante, il suffit de suivre la procédure indiquée.
En termes de vraisemblance, on se demande bien comment Radek (puisqu’il s’agit de lui) a pu entendre la brève mention de la richesse de la tante Henderson dans un lieu aussi bruyant, et surtout rédiger de façon instantanée et avec une telle assurance de réussite le message que l’on vient de découvrir. Soit Willy radote et, plus ou moins éméché tous les soirs, rumine le même souhait qui serait donc connu des familiers du lieu ; soit l’auteur de la missive est doté d’un pouvoir méphistophélique qui le dégage de certaines contingences physiques et justifie son audace. Il faut également noter que le pacte ne relie pas deux mais bien trois individus. Tout en restant discrète, Edna comprend la situation, et c’est elle qui devient médiatrice du savoir narratif et relais de notre curiosité – après la lecture du message, on la voit scruter l’environnement immédiat et le panoramique qui suit montre les clients attablés dans la brasserie comme si elle cherchait un regard confirmant l’engagement proposé. On voit ainsi Radek pour la première fois (si on excepte le bout de sa chaussure), en train de lire, mais rien ne le distingue alors des autres figurants (il faut une connaissance du film pour le reconnaître). Le lien criminel s’insinue donc au sein du couple. Willy joue aux dés, et annonce qu’il prend une décision. « C’est non ? » demande-t-elle, et il répond par l’affirmative : « C’est oui ». Aucune autre précision n’est apportée et c’est une curieuse union qui semble ainsi célébrée. Lui, versatile et irresponsable, s’en remet à un lancer de dés comme s’il était détaché des conséquences de son choix, et elle, de son côté, sait parfaitement ce qu’induit cette parole et ne cherche nullement à la contredire. Malgré les apparences du scénario, l’un et l’autre partagent dès lors ce secret. Le problème – et il leur sera fatal – réside dans le fait que pour leur complice, il s’agit moins d’un secret à préserver que d’un piège dont il n’aura de cesse de faire admirer l’ingéniosité.
« Un beau crime commissaire »
Le nom de Radek apporte une note slave au protagoniste qui accuse la filiation latente avec la littérature russe, et lui ajoute une connotation politique plus ou moins inquiétante – on imagine mal Simenon, puis Duvivier et ses co-scénaristes à sa suite, utiliser ce patronyme en ignorant l’existence de Karl Radek, militant révolutionnaire qui occupa des fonctions importantes au sein du régime soviétique, dirigeant notamment le Komintern au début des années 1920. L’intertexte filmique confirme cette allusion bolchévique puisque Radek est incarné par Valery Inkijinoff (au visage évoquant davantage l’Extrême-Orient que l’Europe centrale) qui tenait le premier rôle dans Tempête sur l’Asie (1928) de Poudovkine.
Quelle que soit l’importance de ces divers éléments, le personnage Radek reste indissociable de la figure du commissaire Maigret qu’il provoque autant qu’il cherche à séduire intellectuellement. Comme dans nombre de fictions policières, il serait possible de prendre en compte les indices disséminés, leur liaison, puis de considérer l’activité interprétative elle-même, c’est-à-dire ce qu’il est convenu de désigner comme abduction, cette méthode d’inférence tirant des hypothèses à partir des faits apparents ou des traces relevées. Concernant les figures les plus fameuses d’enquêteurs et d’inspecteurs, on peut aussi aisément distinguer les masterminds tels Sherlock Holmes ou Hercule Poirot, dont « l’abduction créative » (selon l’expression d’Umberto Eco) inclut l’usage ou du moins l’exposé d’une puissance déductive imparable[55] [55] Non sans aveuglement et violence potentielle comme l’ont montré les travaux de critique policière de Pierre Bayard, notamment Qui a tué Roger Ackroyd ? [1998], Paris, Minuit, coll. « double », 2008, et L’Affaire du chien des Baskerville, Paris, Minuit, 2008. , d’un enquêteur comme Maigret dont la pratique ne craint pas, à l’occasion, de négliger le paradigme indiciaire au profit d’une tendance cathartique ou empathique visant à s’identifier au prévenu. Radicalisant les partis-pris du romancier, l’adaptation cinématographique ne laisse plus aucune place à la logique de la découverte, refusant la progression de l’enquête réglée sur un processus d’abduction et plus encore l’exposé déductif. La multiplication des preuves impliquant Heurtin vaut comme un leurre connu du spectateur puisque, à la différence du roman, le rôle précis des divers acteurs du meurtre est clairement indiqué dès le début du film – contrat de la première séquence tout juste évoqué, présence de Radek sur les lieux du meurtre qui accueille Heurtin en lui promettant d’effacer ses traces tout en se gardant bien de le faire. Or Maigret semble savoir où se situent les différentes responsabilités, comme s’il bénéficiait d’un savoir comparable à celui du spectateur. Après l’exposé docte du juge d’instruction prompt à envoyer en prison l’homme que tout accuse, il peut ainsi déclarer sur un ton bonhomme : « Mais Heurtin n’est pas coupable ». Et il montre la même assurance tranquille face au directeur de la police judiciaire qui doit pourtant couvrir ses procédés peu orthodoxes. Mais, dans La Tête d’un homme, Maigret ne bénéficie en aucune façon d’un quelconque pouvoir occulte, son travail se trouve plutôt réduit à sa plus simple expression, la patience : attendre que les coupables avouent ou se trahissent. On comprend mieux ainsi la singularité de l’écoute commune de la chanson de Damia. Moins qu’une stratégie banale visant la connivence pour confondre un coupable présumé, moins encore qu’un silence oppressant, c’est plutôt le temps partagé d’une expérience où le criminel et le représentant de la Loi sont de manière éphémère sur un pied d’égalité.
Radek a voulu commettre « un beau crime » comme il le déclare à deux reprises, et cherche en somme un partenaire capable d’apprécier la perfection de son geste, voire sa qualité esthétique. Maigret n’est-il pas alors un interlocuteur nécessaire, ou un adversaire qu’il juge à sa hauteur ? Assis toute la journée à l’Eden (le nom n’est pas anodin), on imagine Radek en lecteur de De Quincey, de Dostoïevski ou Nietzsche, pourquoi pas des Caves du Vatican. Et ses velléités artistiques sont d’ailleurs discrètement confirmées par le manuscrit annoté, visible sur la table de sa chambre, indiquant une ambition littéraire ou théorique. Mais si le criminel se rêve en génie sulfureux, il a des difficultés à incarner cet idéal négatif jusqu’au bout. Il en est réduit à sa version parodique dans la dernière partie du film, quand, pris par l’ivresse, il contraint Edna à le suivre dans sa chambre, et lui fait des déclarations enflammées, à vrai dire plus ridicules qu’effrayantes, tout en cherchant à l’embrasser maladroitement.
Concernant Maigret, on peut éprouver une semblable impression de désenchantement, si l’on considère le résultat final de son enquête : Ferrière se suicide d’un coup de revolver (alors que le commissaire est assis à côté de lui !), le jeune inspecteur Ménard est blessé, mortellement sans doute, par Radek qui s’enfuit pour finir à son tour écrasé par un autobus. Trois morts qui auraient pu aisément être évités, on ne peut pas dire que le bilan soit très brillant, d’autant moins que, constatant la grave blessure de Ménard, Maigret perd toute éthique professionnelle en menaçant d’abattre Radek à bout portant plutôt que de tenter de l’arrêter. Tout le prix de l’interprétation impeccable de Harry Baur repose d’ailleurs sur un calme apparent et un physique tout en rondeur, qui lui donnent un air de sage bouddhiste tout au long du film, avant de laisser poindre une émotion inattendue (il pleurniche de voir Ménard souffrir) et une violence incontrôlable.
Écouter à nouveau
On a mentionné l’étrange pouvoir de Radek, certes ponctuel, qui le rend apte à saisir un échange verbal à plusieurs mètres de distance dans un café bruyant, comme s’il était doué de surécoute selon le sens proposé par Peter Szendy[66] [66] Peter Szendy, Sur écoute, esthétique de l’espionnage, Paris, Minuit, 2007, p. 26 : « […] la surécoute pourrait s’entendre comme une intensification de l’écoute, comme sa forme hyperbolique, portée à incandescence, à sa pointe la plus extrême et la plus active. » . Cette acuité auditive est certainement redevable au contexte de la généralisation du cinéma parlant, le film proposant de nombreuses expériences sonores qui constituent une part évidente de son charme – c’est d’ailleurs dans cette perspective historique que le film est généralement cité. La façon économe avec laquelle Duvivier rend sensible une véritable texture sonore urbaine, alors que la quasi-totalité du film est tournée en studio, reste tout à fait impressionnante. Dès la première séquence, conversations, ambiance de brasserie, bruits de circulation et performance d’une chanteuse de rue instaurent un environnement sonore qui trouve un équilibre entre effet de réel et stylisation[77] [77] Inscrivant La Tête d’un homme dans le contexte particulièrement inventif de la généralisation du cinéma parlant, Martin Barnier peut ainsi écrire : « Duvivier et son équipe ont réussi, avec La Tête d’un homme, une composition acoustique d’une précision documentaire. Ce travail ciselé du montage son n’est pas destiné à dresser un inventaire ethnographique de l’environnement sonore des cafés parisiens. Il permet de comprendre ce que ressent chaque personnage. » (M. Barnier, En route vers le parlant : histoire d’une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma, 1926-1934, Liège, Céfal, 2002, p. 194.) – stylisation que l’on retrouve dans l’utilisation de certains décors, tels l’appartement Art déco de Ferrière, ou la salle des inspecteurs baignant dans une épaisse fumée de tabac. Une telle matérialité décantée repose en outre sur le pouvoir évocateur des noms égrainés par le dialogue (rue Delambre, rue de Vaugirard, rue de la Grande-Chaumière, Nandy en Seine-et-Oise) qui prennent une valeur nostalgique d’être ainsi renvoyés à des lieux urbains aujourd’hui bien différents alors qu’ils sont juste suggérés dans le film. Cet aspect est certainement renforcé par quelques ponctuations visuelles où la représentation du réel paraît presque fantastique, quand on voit Heurtin errer dans une rue déserte, ou bien arriver dans la ferme de ses parents dans des plans légèrement flous sur les bords du cadre.
Le goût pour l’expérimentation sonore se retrouve, justement, dans l’évasion simulée d’Heurtin. Après la reconstitution du crime, Maigret doit reconduire le prévenu à la police judiciaire avec ses trois inspecteurs (Janvier, Lucas, Ménard). Une longue conversation se déroule alors hors champ pendant que l’on voit l’entrée du Château de Versailles, suivie d’un paysage de banlieue résidentielle, puis d’un bois où la voiture s’arrête soudainement – trois plans en travelling latéral, reliés par des volets enchaînés, qui se succèdent de manière fluide grâce à la régularité du mouvement et à la continuité des dialogues. L’aspect notable de ce passage réside dans le refus prolongé (une minute et vingt secondes) de montrer les interlocuteurs pendant que défile le paysage. Ainsi on ne devine la présence des différents personnages que de manière progressive et même rétrospective une fois la voiture à l’arrêt – si la voix du commissaire et celle du coupable présumé sont tout de suite reconnaissables, cela est moins évident pour les trois autres policiers et le chauffeur de taxi. On se demande d’ailleurs, une fois les personnages identifiés, comment ils pouvaient tenir à six dans une automobile de cette taille – et à quatre, dont trois hommes grands ou corpulents, sur la banquette arrière. Ce n’est pas tant l’écart entre la vraisemblance et la fiction, courant au cinéma, qui surprend, mais cette discrète abstraction qui renforce le travail sur le matériau sonore composé du bruit continu du moteur et du dialogue refusant la visibilité des interlocuteurs. La scission entre voix et image maintenue pendant le trajet semble engendrer la fragmentation des corps qui suit, lors de la panne factice. Si Heurtin est bien identifié (seul sur la banquette arrière, puis prenant la fuite), les autres corps sont morcelés par un cadrage flattant leur proximité avec l’élément machinique (portière, capot, moteur…), reconnaissables avant tout grâce à leur empreinte vocale.
La perturbation dont semble porteur le son est accrue lors d’une autre écoute de la chanson de Damia (la troisième), un peu plus loin dans le film. Maigret et son trio d’inspecteurs ont accepté l’invitation provocante de Radek à les accompagner avec Willy et Edna pour dîner et poursuivre la soirée en boîte de nuit. Dans ce dernier lieu, le jeune homme s’enivre (une attitude autodestructrice puisque l’alcool, interdit en raison de la maladie, entraîne toux et étouffement) et brutalise Edna qu’il oblige à le suivre dans son hôtel. Arrivés dans la chambre, on entend d’abord les éclats de voix témoignant d’une ambiance festive que l’on suppose proche. On quitte alors l’hôtel pour retrouver le night-club où, acculé par Maigret qui l’invite à le suivre à la police judiciaire, Ferrière se suicide – le visage, suant et torturé, cadré en gros plan, ce qui laisse son geste hors-champ. Par un montage alterné, on revient dans la chambre 47, et on entend la voix de Damia reprenant sa complainte. Radek saisit alors Edna par le bras et pénètre dans la pièce voisine où se trouvent une compagnie avinée et, sur le lit, Damia elle-même en train de chanter[88] [88] Le générique indique en guise de rôle : « La femme lasse ». , un tourne-disque placé à ses côtés – mais dont on imagine mal comment il pourrait produire l’accompagnement orchestral. Cette intrusion a tout du passage à l’acte. Radek prétendait être sous l’emprise de cette voix, et Edna serait alors cet « être de passage », pour reprendre un vers de la chanson, ayant servi la cristallisation de son désir. Mais la présence de Damia, si elle rend visible la source du chant, renvoie moins à une révélation, ou à l’attestation d’une présence, qu’à un signe proprement fantasmatique – sa position malcommode et son air de souffrance semblent d’ailleurs en totale contradiction avec la jovialité des comparses chahutant autour d’elle. On peut donc penser qu’il s’agit en fait d’une hallucination vécue par Radek, ce qui permet de mieux comprendre l’air terrorisé d’Edna, confronté à la folie d’un personnage perdant ses attaches avec la réalité. La chanson est bien un enregistrement, ce qui justifie sa répétition dans le film, depuis le générique initial jusqu’à un ultime usage en conclusion lorsqu’au terme d’une course folle Radek succombe à ses blessures. Ainsi est-il illusoire de vouloir exhiber ce qui serait objectivement la source du son alors que le cinéma ne peut proposer que sa forme enregistrée et réifiée. Il faudrait montrer un disque – ce qui explique, tel un lapsus, la présence du gramophone à côté de la chanteuse. La chanson n’indique donc pas (seulement) une métaphore du doublage en pointant l’accord problématique d’une voix et d’un corps (enjeu effectivement crucial à l’époque de la réalisation), ou un jeu sur la focalisation interne. Elle témoigne plutôt d’une fascination pour la médiation technique, et la répétition qu’elle rend possible, non sans ambivalence comme on l’a déjà noté – et il paraît ainsi logique que la chanson soit entendue une quatrième et dernière fois lors de l’agonie de Radek. À ce titre, on peut dire que Radek, malgré sa surécoute ponctuelle et son ambition créatrice, reste un mauvais auditeur, attaché de façon morbide au retour de la même rengaine dont il n’arrive pas à se détacher. Et n’est-ce pas le même constat qui s’impose pour Maigret, incapable d’identifier un simple enregistrement discographique et de tirer ainsi son interlocuteur hors de son enfermement névrotique ? On peut le comprendre alors comme une mise en garde destinée à toute position d’analyste : comment s’assurer que le commentaire n’est pas une répétition fascinée et stérile de l’œuvre ? Suffit-il de prendre le temps de parler de ce qu’on a entendu pour éviter cet écueil ? Et sur un autre plan, comment savoir si on fait beaucoup mieux que ce criminel qui sombre dans un histrionisme puéril et fatal, ou que cet enquêteur réputé dont le bilan objectif est proche du fiasco. Comme on l’a dit, l’envergure initiale des deux protagonistes semble se réduire progressivement devant nous ; et une telle déflation constitue à n’en pas douter une part du mystère de ce film sans énigme.