Adriano Aprà (2/2)

À l'ombre des films

par ,
le 27 octobre 2021

Seconde partie de notre entretien, après un premier temps consacré aux années de formation critique de l’écrivain et cinéaste.

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D : Depuis les années 1980, votre intérêt pour l’analyse stylistique des films s’est nourri de la pensée singulière de Barry Salt, physicien, chef opérateur et historien du cinéma australien. Quelle est la spécificité de son apport ?

AA : Je me suis remis à me poser ces questions quand j’ai lu la première édition du livre de Barry Salt, Film Style and Technology : History and Analysis[11] [11] Depuis cette première édition parue en 1983, Barry Salt a republié deux éditions revues et augmentée de son livre. La dernière en date est Film Style and Technology: History and Analysis, Londres, Starword, 4è éd., décembre 2009. , sorti en 1983, qui est à ma connaissance le seul ouvrage à étudier l’histoire des films en lien avec l’évolution de la technologie, du muet à aujourd’hui et dans différents pays. J’ai été stupéfait, je pense qu’il s’agit du plus beau livre de cinéma jamais écrit, en tout cas l’un des meilleurs. J’ai découvert que Barry Salt l’avait publié à compte d’auteur : les éditeurs anglo-saxons l’avaient refusé car il contredisait toutes les théories circulant sur le cinéma. À l’époque, la théorie du cinéma était très à la mode, ce qui ne m’a jamais beaucoup intéressé. Salt au contraire s’appuie sur la matérialité des films.

Quand je dirigeais la Cineteca Nazionale, à la fin des années 1990, je faisais partie du comité scientifique du Centro Sperimentale auquel j’ai proposé de publier ce livre dans sa collection. Mais Francesco Casetti, l’un des professeurs de cinéma italiens les plus connus, théoricien très estimé, a refusé au motif que Barry Salt enseignait dans une école de cinéma – la London Film School -, pas à l’université, et sans doute parce qu’il devait connaître le rejet du livre par les universitaires anglo-américains. À présent, j’ai trouvé un éditeur : le livre va sortir, dans sa troisième édition de 2009, en 2021. Ce sera la première traduction dans une autre langue.

D : Dans votre dernier e-book, Critofilm. Cinema che pensa il cinema (2019)[22] [22] Adriano Aprà (dir.), Critofilm. Cinema che pensa il cinema, réalisation de l’e-book par Eugenio De Angelis, Pesaro, Fondazione Pesaro Nuovo Cinema Onlus, 2019 (1ère éd. 2016). , vous plaidez pour une « critique hypermédiale » qui utilise les ressources de l’informatique et des nouvelles technologies de l’image. De quoi s’agit-il ?

AA : Dans son autre ouvrage paru en 2006, Moving Into Pictures: More on Film History, Style, and Analysis[33] [33] Barry Salt, Moving Into Pictures: More on Film History, Style, and Analysis, Londres, Starword, 2006. , une référence au site letton CineMetrics, créé par Yuri Tsivian en 2005, a attiré ma curiosité. En deux mots, CineMetrics publie des analyses de films d’un point de vue statistique : nombre et durée des plans, leur échelle (du gros plan au plan large), etc., dont il tire des diagrammes et des considérations sur le style. Ces analyses sont faites par des critiques mais aussi par des anonymes. Il y en a plus de 20 000. Comme j’étais encore à l’université mais que j’avais plus de soixante-cinq ans, je ne pouvais plus enseigner et j’ai lancé avec deux de mes étudiants un projet d’analyse hypermédiale du film de Mizoguchi Zangiku monogatari (Conte des chrysanthèmes tardifs, 1939), qui pousse encore plus loin les analyses de CineMetrics en décomposant le film plan par plan. Ce que je propose, je le considère comme une base de données objectives à partir de laquelle on peut développer une critique subjective. L’analyse objective n’est qu’un premier pas, il ne s’agit pas d’un point d’arrivée.

Mon approche ou celle de CineMetrics sont encore très simplistes, je pense qu’on va étendre le champ de l’étude des données scientifiques du film, si l’on peut dire. Il faut, à partir de là, commencer à créer des idées d’analyse. Après des mois de travail, j’ai mis mon projet en ligne et je l’ai diffusé auprès de tous les professeurs de cinéma italiens mais presque personne ne s’y est intéressé. J’ai ensuite arrêté car je n’avais plus d’étudiants pour m’aider à développer un programme informatique. Cette année, j’ai eu envie de me remettre à cette entreprise, car je me suis un peu lassé de Fuorinorma, le festival que j’ai fondé pour donner à voir le cinéma italien caché. J’ai toujours envie d’aller de l’avant. Je voudrais fonder une « école », même si le terme ne me plaît pas, pour l’enseignement numérique du cinéma car cela fait longtemps que j’éprouve une insatisfaction à analyser les films avec des mots. Au mieux, quand j’étais à l’université, je faisais cours puis je montrais le film – mais ce n’est pas suffisant. En France, Alain Bergala a essayé de changer ce modèle quand il a été chargé d’un projet d’enseignement du cinéma par Jack Lang, il y a une vingtaine d’années[44] [44] L’hypothèse cinéma. Petit traité de transmission du cinéma à l’école et ailleurs, Paris, Cahiers du Cinéma, 2000. . Et il a fait de très beaux films sur le cinéma – des critofilms.

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D : Voyez-vous dans la « critique audiovisuelle » une nouvelle voie pour l’analyse de film à l’heure du numérique ?

AA : Avant, tout était lié à la mémoire. Un film se voyait en salle, d’un bout à l’autre, et si on avait une bonne mémoire on pouvait écrire dessus avec une certaine précision. Mais il y avait beaucoup d’erreurs dans les critiques de l’époque, parce que la mémoire est volatile. Comme j’ai une mauvaise mémoire, je ressentais toujours le besoin de préciser certaines données. Aujourd’hui, je trouve mes textes des années 1960 illisibles car je fais référence à des détails que mon lecteur ne pouvait pas vérifier : pour comprendre mon essai, il devait avoir vu le film juste avant. C’était absurde, mais on pensait qu’on pouvait analyser un film par des mots, comme en littérature. Avec le numérique, tout a changé, on peut facilement citer des extraits du film et les commenter.

Reste la question des droits. Quand on cite une œuvre littéraire, on ne doit rien payer, tandis qu’encore aujourd’hui on paye des droits pour faire un bonus dvd, par exemple. Quand Godard a voulu exploiter ses Histoire(s) du cinéma, Bernard Eisenschitz a été chargé par Gaumont d’identifier tous les films cités. Mais si on part de ce principe, on renonce à la critique audiovisuelle. C’est la raison pour laquelle mon analyse du film de Mizoguchi en ligne est en photogrammes. Je ne voulais pas entrer en discussion avec les ayant-droits, même si c’est évidemment une limite d’utiliser seulement des photogrammes. Il faut montrer le film tel qu’il est. Cela dit, je pense que ce problème sera bientôt résolu parce qu’il se pose en permanence dans l’enseignement du cinéma.

D : Face à l’essor des essais vidéo, faut-il repenser la place du texte et de l’écriture critique ?

AA : Selon moi, il existe deux types de critique cinématographique importante : l’écriture créative et la critique audiovisuelle. Par leur qualité d’écriture, certains textes relèvent de l’essai au sens noble. L’objet d’analyse y est parfois secondaire par rapport au style de l’auteur et on peut donc les lire indépendamment du film dont ils traitent, comme on le fait pour des essais littéraires ou artistiques. En ce moment, je réunis justement les écrits des critiques de cinéma qui – je pense – ont un style. En Italie, je crois qu’il y en a très peu, à part des écrivains, comme Pasolini, qui ont aussi écrit sur le cinéma. On a surtout développé une critique journalistique, informative, et on privilégie aujourd’hui une critique académique qui suit un schéma très précis : on commence par un résumé, on annonce ce qu’on va analyser puis on finit par une conclusion. Ces règles empêchent toute possibilité d’une écriture personnelle.

Mais à l’étranger c’est très différent. En France, il y a toujours eu des écrivains parmi les critiques, de Bazin à Serge Daney en passant par Rohmer, Rivette et Godard … C’est un plaisir de les lire. La tradition critique américaine compte aussi des essayistes comme Harry Alan Potamkin, Otis Ferguson, Parker Tyler, aussi peu connus à l’étranger qu’aux États-Unis, et, déjà un peu plus connus, James Agee et Manny Farber. J’ai reçu hier une anthologie des écrits de Potamkin parue en 1977[55] [55] Harry Alan Potamkin, The Compound Cinema: The Film Writings of Harry Alan Potamkin, textes réunis, présentés et introduits par Lewis Jacob, New York : Teachers College Press, 1977. . Ce critique new-yorkais est mort très jeune, à 33 ans, et a écrit de 1927 à 1933. Outre la qualité de son écriture, il a une vision impressionnante, encore actuelle, de l’histoire du cinéma international – je suis surpris qu’il ait pu connaître tant de films non américains à l’époque.

Je travaille à un essai pour montrer que la prolifération des recueils d’articles d’un critique et de livres sur l’histoire de la critique sont le symptôme, sans doute inconscient, que quelque chose est en train de changer. On veut préserver le passé de l’écriture sur le cinéma justement parce qu’une nouvelle forme, la critique audiovisuelle, est en train de prendre sa place sans doute pas entièrement mais avec des atouts que la première n’a pas. Combien sont en mesure d’écrire de manière créative ? Dans la critique de cinéma, sauf exception, l’écriture a toujours été plutôt plate. Or si on se limite à un simple compte-rendu du film, il vaut mieux passer à la critique audiovisuelle.

D : Avez-vous identifié des modèles particulièrement féconds pour développer les potentialités de la critique audiovisuelle ?

AA : À son tour, la critique audiovisuelle peut mobiliser différents types d’écriture. Souvent, elle est purement journalistique : les making-of, par exemple, n’ont aucune valeur en tant qu’œuvres, mais sont intéressants, informatifs. Elle peut par ailleurs avoir une exactitude historique mais pas d’ambition créative, comme les films formidables réalisés par Kevin Brownlow. Enfin, il y a une critique audiovisuelle qu’on peut qualifier de créative, dont l’exemple classique sont les Histoire(s) du cinéma de Godard. Non seulement on y apprend beaucoup de choses mais c’est une œuvre extraordinaire en soi. L’Homme à la caméra de Dziga Vertov est aussi, à sa manière, un documentaire sur le cinéma fait de manière créative. Pour moi, c’est le futur de la critique cinématographique. On a d’excellents modèles de référence, maintenant il faut la faire.

Aujourd’hui, avec le numérique, il devient possible d’expérimenter ces nouveaux principes dans l’enseignement du cinéma, et notamment à l’université, même si en Italie on en est très loin pour l’instant. Si j’enseignais encore, je ne donnerais pas comme examen la rédaction d’un texte ou un exposé oral, mais la réalisation d’un essai vidéo sur ordinateur. Les étudiants pourraient rendre quelque chose de très simple, ce serait au moins un début. Je suis convaincu que nous commençons à peine à explorer les possibilités de la critique audiovisuelle, même s’il y a déjà une tradition, une histoire, que j’expose dans mon e-book, le seul au monde je crois sur cet argument. Moi-même, j’ai fait de la critique audiovisuelle puisque j’ai réalisé des films sur le cinéma.

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D : Votre expérience de la réalisation anticipait déjà votre travail actuel sur les critofilms. Pourriez-vous revenir sur la genèse de vos propres films et sur votre rapport au montage ?

AA : En fait, je me rends compte que je n’ai fait que des critofilms, à part mon premier film de fiction Olimpia agli amici (1970). A la fin des années 1960, j’ai beaucoup moins écrit sur le cinéma et les films sont devenus pour moi un nouveau moyen d’expérimentation. Je cherchais toujours du travail car j’étais un indépendant, et un jour j’ai pris contact avec quelqu’un à la télévision publique. C’est ainsi que j’ai réalisé Girato a Roma (1978), un film sur Rome et le cinéma (en 4 épisodes de 30’). Il fallait compter avec les limites du 16 mm et choisir des extraits dont la RAI détenait les droits.

Cette première expérience m’a plu, même si je devais me contenter de citer en noir et blanc des films en couleur, comme l’incroyable scène de construction du métro dans Roma (1972) de Fellini. Ce travail de montage à partir d’images d’archives et de films liés à la ville m’intéressait beaucoup.
J’avais un assistant monteur, mais pas de scénario : j’ai improvisé le montage par rapport à des idées générales, sur une Moviola, avec le son magnétique d’une part et le positif image de l’autre. Je ne parlais pas encore de critofilm mais j’avais déjà conscience de faire quelque chose de créatif.

Les mêmes circonstances m’avaient conduit à réaliser Sequenze, en 1977 (7 épisodes de 23’), où j’apparais en train d’analyser des séquences à la Moviola avec Bruno Torri, à l’origine du projet. Nous sommes deux à l’écran mais c’est moi qui écrivais le texte qu’il devait dire, donc je considère que c’est mon film, même s’il y avait un réalisateur au sens technique. Je crois que la forme était originale. À l’époque il y avait beaucoup d’émissions de cinéma à la télévision mais aucune n’était faite de cette manière-là. Je me rappelle que pour arriver à ce montage qui montre plusieurs images simultanément à l’écran, on a dû demander l’équipement de RAI Sport, plus avancé sur le plan technologique. Aujourd’hui, le film peut apparaître comme précurseur des essais vidéo.

Rossellini visto da Rossellini (1992) était une commande de l’Istituto Luce, en couleurs et en 35mm, qui voulait réaliser une encyclopédie du cinéma italien en plusieurs épisodes. Les autres sont tous d’une platitude terrible parce qu’il y a un réalisateur et un scénariste différents, comme le prévoyait le contrat de l’Istituto Luce. Le scénario devait être une voix off écrite par un critique puis la soi-disant réalisation consistait à plaquer des images sur ce commentaire. Quand ils m’ont proposé de faire l’épisode sur Rossellini, j’ai demandé à signer à la fois le scénario et la réalisation. Ils ont accepté mais ils voulaient tout de même que je livre un scénario, qu’ils me paieraient en tant que tel, puis que je réalise. J’ai donc dû commencer par écrire quelque chose, ce qui était absurde pour un film de montage.

Comment étais-je censé prévoir ce que j’allais monter ? La conception ancienne du cinéma où le scénario doit précéder la réalisation convient à la fiction mais n’a aucun sens en documentaire. J’ai rendu un faux scénario que j’ai laissé de côté au moment où j’ai fait le pré-montage en VHS. Avec cette technique, le montage se faisait à l’époque en continuité depuis le début, et si on voulait changer quelque chose, il fallait tout recommencer. Une fois le film achevé, mes commanditaires l’ont critiqué parce qu’il n’y avait pas de voix off, ils me demandaient : « Mais où est ton point de vue ? ». Je leur ai répondu que mon point de vue était dans le montage. Cette réplique, ils ne l’ont pas comprise, et je n’ai finalement pas été réengagé pour d’autres projets.

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D : Dans vos films récents, vous employez le terme d’essai vidéo pour définir votre démarche. Circo Fellini (2010, 42’) vous montre au travail dans un studio de montage, en critique-cinéaste. Avez-vous le sentiment d’avoir trouvé une forme permettant d’unir recherche et création ?

AA : Mon film Circo Fellini, que j’aime beaucoup, est un bonus dvd pour I Clowns (1971) que j’ai réalisé avec l’aide d’un monteur, pour 3000 euros chacun. Le vrai travail a été de trouver tous les documents sur la genèse du film, une fois le matériel réuni on a monté très vite. J’avais trouvé un texte signé Fellini, sans doute écrit par l’un de ses scénaristes, qu’on m’a suggéré de faire lire par une femme. L’idée qu’une voix de femme incarne Fellini m’a semblé très belle. Qui est cette femme ? La protagoniste de mon premier film, Olimpia Carlisi, aussi actrice dans Il Casanova di Federico Fellini (1976) où elle a un rôle assez important. À la fin du générique, on voit un petit dessin d’Olimpia fait par Felllini. Ce détail passe inaperçu mais il est important. J’applique le même principe à tous les membres de l’équipe du film : je montre à la fois leur photographie et un portrait que Fellini a fait d’eux, pour suggérer qu’au fond ses films sont comme des dessins animés en forme de rêves. Je suis allé à la Fondation Fellini de Rimini pour voir des images de l’original du Livre des rêves et j’ai obtenu l’autorisation de les reproduire auprès de la femme de Renzo Renzi, qui en possède une partie. Après ces recherches, le montage numérique était très simple et économique. Il n’y avait aucun droit à payer parce que j’utilisais un photogramme si je voulais citer un autre film que I Clowns.

J’ai aussi réalisé All’ombra del Conformista (2011, 57’) pour une édition DVD d’Il Conformista (1970) de Bernardo Bertolucci, en partant de la chanson qu’on entend à la fin du film et qui parle de l’ombre. Je l’ai identifiée grâce à internet car elle ne figure pas au générique. Quand j’ai demandé à Bertolucci pourquoi il l’avait choisie, sa réponse m’a surpris : il cherchait simplement une chanson de cette période mais n’avait pas fait attention aux paroles, qui ont pourtant un lien évident avec le sujet du film. Une séquence chez le professeur évoque même spécifiquement la caverne de Platon, renvoyant aux origines du cinéma. Le titre que j’ai choisi désigne à la fois une réflexion à l’ombre du film, au sens métaphorique, et sur le thème de l’ombre comme double dans le film. Le dispositif d’entretien avec Bernardo était très simple : je lui ai posé des questions sur la genèse du film, le scénario, le montage, que j’ai ensuite coupées pour ne conserver que son témoignage.

Mon essai vidéo La verità della finzione (2012, 43’) sur Il Generale Della Rovere (1959) de Roberto Rossellini, obéit au même modèle. J’avais déjà réalisé pour un bonus dvd, en 2006, un entretien avec Renzo Rossellini – le fils et l’assistant du cinéaste sur ce film – qui m’a servi de base pour cette analyse. Il Generale Della Rovere a été assez bien accueilli par la critique et a fait une bonne carrière commerciale. Rossellini disait que c’était « un film de métier ». En vérité, je crois que c’est un film très personnel. À l’époque, on a dit que Rossellini revenait à ses premiers films, au réalisme – ce mot magique en Italie – alors qu’il s’agit au contraire d’un film très peu réaliste. J’essaie de démontrer que c’est plutôt une réfléxion sur son style néoréaliste, et aussi une prise de distance. On est donc dans une pure fiction même si le scénario est tiré d’un fait divers rapporté par le journaliste italien Indro Montanelli, qui avait connu en prison ce faux général della Rovere. Montanelli avait écrit après-guerre un bref compte-rendu de son expérience qui a inspiré Rossellini, puis il a publié un livre après le succès du film. Dans La verità delle finzione comme dans Circo Fellini et All’ombra del Conformista, je fais figurer les graphiques de CineMetrics en mouvement, en commentant le nombre de plans du film, leur durée moyenne et le rythme plus ou moins lent ou rapide du montage, ce qui permet au spectateur de revoir le film en dvd avec cette nouvelle perspective.

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D : Dans votre dernier film, Rosso cenere (2013, 59’), consacré à Stromboli (1950) de Roberto Rossellini, vous allez à la rencontre des habitants de l’île et refilmez ses paysages volcaniques. Comment est né ce projet ?

AA : Rosso cenere a une histoire très différente. À l’origine, je voulais suivre un groupe de jeunes qui se rendait sur l’île de Stromboli après avoir vu le film de Rossellini, dont ils discutaient entre eux en visitant les lieux de tournage. Je pensais donner une caméra à chacun pour qu’ils puissent se filmer sans que j’intervienne. J’ai même réalisé des bouts d’essais, à Rome, avec certains de mes étudiants à l’université dont la personnalité et le visage me plaisaient. Mais finalement, j’ai abandonné ce projet de fiction qui ne me convainquait plus. J’en suis resté à l’idée de citer Stromboli (1950) et d’aller sur les lieux mêmes où Rossellini a tourné pour interviewer des gens qui avaient participé au film. Je suis parti sur l’île de Stromboli avec une minuscule équipe, on a filmé les lieux et fait une série d’entretiens. Mais sur le trajet du retour, à la gare de Naples, on nous a volé la valise contenant tous les rushes. J’ai pensé que le destin ne voulait pas que je fasse ce film. Après quelque temps, mon producteur Giancarlo Grande m’a proposé de retourner là-bas.

Cette fois, l’opérateur Augusto Contento a d’abord passé une semaine seul à filmer le paysage. Je suis arrivé pour faire les entretiens, en sélectionnant quatre personnes que j’avais déjà rencontrées : une jeune fille, un habitant de l’île et deux hommes âgés qui avaient participé au tournage en 1949.
L’un d’entre eux raconte cette période à son petit-fils : ce n’est pas ce que j’avais prévu mais l’enfant était venu écouter son grand-père pendant l’interview, alors je l’ai laissé poser des questions. On a totalement improvisé, je ne savais pas ce qu’il allait dire. Finalement, peut-être que ce regard d’enfant est plus intéressant que le témoignage lui-même. Rosso cenere a été entièrement monté par Augusto Contento, c’est donc plus son film que le mien. Il a fait une belle carrière à l’international – on l’a vu au festival de Locarno, à la Viennale, à Jeonjou en Corée du Sud, et à Indie Lisboa –, mais n’a jamais été projeté en Italie. Augusto a aussi trouvé le titre, « rouge cendre », qui m’a plu tout de suite. C’est une contradiction dans les termes – les cendres ne sont pas rouges –, parce qu’il s’agit justement de rallumer les cendres de Stromboli par notre vision.

J’apparais aussi dans le film comme protagoniste. Je suis très sincère quand je dis pourquoi Stromboli m’a toujours frappé comme étant le meilleur film de Rossellini. En le regardant je me sens un peu comme Bergman, quelqu’un qui se confronte à quelque chose de très différent de soi. J’aime Rossellini parce qu’il est tout le contraire de moi. J’ai bien connu l’homme dont j’admirais la vitalité, alors que je me considère comme timide. Quant à mes films, ils ne sont pas rosselliniens, mais beaucoup plus rationnels – dans Olimpia agli amici, je me souviens que l’influence majeure était Gertrud de Dreyer, que j’avais fait voir à mon directeur de la photographie avant de tourner.

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Propos recueillis à Rome les 14 septembre et 3 octobre 2020.

Images : Interface de CineMetrics et Sequenze (1977) ; All’ombra del Conformista (2011) et La verità della finzione (2012) ; Olimpia agli amici (1970) et Girato a Roma (1978) ; Circo Fellini (2010) ; Rosso cenere (2013) ; Circo Fellini.