Debout les femmes ! se présente comme un « road-movie », dans lequel, à l’occasion d’une mission parlementaire, l’on suit François Ruffin (et son co-rapporteur Bruno Bonnell, membre de la majorité présidentielle) allant à la rencontre d’auxiliaires de vie sociale (AVS), d’accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH), de toutes celles qui pratiquent ce que le député picard appelle des « métiers du lien ». Mais le film contient aussi un mouvement double et symétrique, s’attardant d’une part sur le parlementaire LREM et ses assistants découvrant la province, et d’autre part sur les femmes « montant » à Paris. Quand les premiers prennent des photos et découvrent les mets locaux, les autres peinent à passer un portique de métro et viennent défendre leur cause devant les médias et à l’assemblée.
Il y a dans cette façon de marquer un rapport social au territoire quelque chose qui renvoie aux rapports entretenus par les spectateurs et la critique avec le cinéma de Gilles Perret et François Ruffin lui-même. J’veux du soleil, tout en remportant un franc succès en salles, y faisant venir un public peu habitué et avide de se voir représenté sur grand écran, n’en avait pas moins essuyé de vives critiques, accusé par les uns de faire passer l’émotion avant la politique, par les autres de faire de la politique au prétexte du cinéma. Ayons un souvenir ému pour un texte de Transfuge qui affirmait que François Ruffin n’était pas un cinéaste, accusant les défenseurs du film d’avoir un point de vue biaisé par sympathie pour les Gilets Jaunes, comme si le désir de rejeter certains objets du champ sacralisé de l’art ne traduisait pas lui-même une position sociale et culturelle.
En réalité, les réactions diverses et parfois extrêmes mettaient surtout en évidence le caractère impur de la démarche de Gilles Perret et François Ruffin, de films qui se soucient plus de légèreté que de canons esthétiques institutionnalisés, et qui abordent la politique avec une croyance à l’affect et à la relation qui désarçonne l’esprit militant aux formes carrées. S’il intègre des nuances et nouveautés, Debout les femmes ! reprend aussi plusieurs traits de J’veux du soleil. Nous avons donc voulu profiter de sa sortie pour interroger les deux co-réalisateurs sur leur manière de faire des films, mais aussi pour revenir sur les points qui, tout en faisant la singularité de leur démarche, soulèvent parfois des réserves : la place d’un député-cinéaste à l’écran, la rencontre du politique et du trivial.
La critique n’a pas grand-chose à gagner en se réduisant au rôle peu ragoûtant de défenseur d’un bon goût esthétique, suivant des critères pré-déterminés et au mépris de tout contexte. Être attaché au cinéma comme à un art vivant et populaire, c’est aussi parfois faire passer les questions avant les réponses, déplacer au contact des films ses propres critères, reconnaître la coexistence de différentes formes (dont la pureté ou l’impureté importe moins que leurs effets).
Débordements : C’est le deuxième film que vous réalisez ensemble, après J’veux du soleil. Comment s’est faite votre rencontre ?
François Ruffin : On se connaît depuis 2005. J’ai rencontré Gilles lors d’une manifestation devant le Tunnel du Mont Blanc : un camion avait brûlé à l’intérieur, il y avait un trafic routier colossal, et moi je travaillais pour Daniel Mermet et Là bas si j’y suis, et dès le premier soir il me semble que Gilles m’a hébergé. Je ne sais plus vraiment pourquoi, mais le mec m’a paru sympa.
Gilles Perret : Oui moi aussi. J’avais lu Les petits soldats du journalisme et on s’est retrouvés sur ce rond-point. Je faisais un documentaire pour France 3, justement sur les opposants au retour des camions, et c’est de là que l’on a commencé à parler de ferroutage…
FR : Ensuite j’ai fait la promo de son film Ma mondialisation que j’avais trouvé remarquable, toujours pour Daniel Mermet, avec qui on avait fait une belle série autour du sujet. Et on s’était vaguement dit que ce serait bien de travailler ensemble un de ces jours. Mais ça a mis du temps. D’une part, il y a une certaine distance géographique entre la Picardie et la Savoie : en attendant un grand mouvement des plaques tectoniques, c’est quand même pas tout près. Et moi à l’époque je ne faisais pas de cinéma…
D : Quand vous faites un film ensemble, comment se répartit la mise en scène ? Dans le film, une séquence témoigne d’une petite divergence de regards : Gilles filme un ruisseau, tandis que François discute avec des auxiliaires de vie, avant de lâcher « je pense que l’on ne fait pas le même film ! » Y a-t-il une répartition claire des rôles entre vous ?
FR : Oui, c’est assez clair. On peut dire que Gilles est l’œil et moi je suis l’oreille. Ma formation était très axée sur la radio, j’ai donc passé des années à faire parler les gens. Mon boulot, c’est ça : essayer de faire parler. Et j’ai un deuxième rôle, c’est de proposer des mises en scène, à voir ensuite si ça colle à la caméra de Gilles. Mais je pense que c’est vraiment lui l’œil, et moi je suis l’oreille.
GP : Sachant qu’il y a des choses qui passent par l’image et d’autres par l’oreille, et que les deux sont complémentaires. Après, c’est une formule très minimaliste. On fait tout tous les deux, c’est très éprouvant, et il faut aller vite. François n’a pas toujours le temps, vu son emploi du temps, mais je pense qu’avec nos caractères et nos fonctions c’est un tandem qui marche bien et qui est assez efficace.
FR : C’est vrai que jamais je n’aurais cru que j’aurais pu travailler avec quelqu’un ! Parce que tourner avec quelqu’un, ça veut dire vivre ensemble ; être ensemble dans une salle de montage, ça veut dire être enfermé dans un box ensemble. Les films de Gilles sont plus lents, plus posés dans le montage, alors que Merci Patron! était beaucoup plus cut, et on a trouvé un mode de fonctionnement qui fait que l’on ne s’engueule jamais. Incroyable ! Pourtant on n’a pas du tout le même tempérament. Gilles est calme, moi je suis un explosif.
GP : Parce qu’il y a une belle complémentarité et que l’on accepte le regard de l’autre. Deux comme François, ça sert à rien, ils se mettraient sur la gueule au premier jour de tournage, et deux comme moi, cela n’irait pas non plus.
D. : Il y a dans le film un moment qui, en termes de mise en scène, peut interpeller, où, pendant le confinement, on voit François qui appelle Gilles au téléphone pour dire qu’il faut repartir. Comme Gilles est à l’autre bout du téléphone, on imagine que ce n’est pas lui qui filme… Est-ce qu’à ce moment-là c’est François qui prend l’initiative ?
FR : C’est moi qui rappelle Gilles pour lui dire qu’il faut qu’on reparte, ça c’est sûr. Et ensuite, ce genre de prises, on les refait pour que ça colle.
GP : Oui, on l’a remise en scène car c’est un basculement important : on part sur une mission d’information parlementaire, donc il y a beaucoup de choses à placer dès le début du film, et tout d’un coup il y a une accélération avec cette crise du Covid qui est un moment important, un moment de décollage pour le film. Il fallait mettre en scène ce basculement, à travers un échange filmé entre nous. C’est aussi un petit clin d’œil à J’veux du soleil : on repart en road trip tous les deux dans la bagnole.
FR : Moi je ne sais pas raconter autrement qu’à la première personne. J’ai besoin de raconter à la première personne, donc d’être partie prenante de l’histoire. Des fois, on passe à la première personne du pluriel.
D. : Oui, il y a une répartition nette, mais aussi une forme de souplesse : on entend la voix de Gilles, on le voit dans les plans de rétro. C’est vous qui soulignez que c’est Bonnell qui fait un éloge du Service Public à un moment donné.
GP : De toute façon, on ne s’interdit rien. Et puis on est plutôt d’accord sur la façon de faire de manière générale ! Finalement, c’est assez spontané : François est beaucoup plus réactif et plus rapide, car il est plus au contact des gens et que ce sont des domaines qu’il connaît depuis longtemps, et moi j’arrive par la suite pour envelopper un peu tout ça, et rendre la forme assez agréable. Tu parlais de la scène où je filme le ruisseau : c’est vrai qu’avoir un ruisseau et trois secondes de pause de temps en temps, ça peut permettre de digérer des propos parfois difficiles.
FR : Ce qui est agréable, c’est la légèreté du dispositif. Moi je pense que je suis fait pour la guérilla, y compris pour la politique : je suis bon avec des moyens limités, mais hyper-mobiles. Et sur le plan cinématographique, on mène une forme de guérilla. « Ça y est on y va, on part ! », avec juste une caméra. Sur J’veux du soleil c’est pareil, ça se décide du jour au lendemain. C’est vachement agréable de ne pas se demander si on doit prévenir quinze techniciens, etc.
Et de ne pas avoir écrit. Je ne veux pas avoir à écrire des papiers avant de faire un film. Je ne veux pas avoir à écrire une histoire. Je veux que cela soit une aventure, et cela veut dire que l’on ne sait pas ce qui va advenir. Je fais quand même aussi des films pour ne pas m’emmerder dans la vie. Si je dois faire tous les repérages, et puis écrire où va me mener mon scénario et tout ça… tu crois qu’on aurait prévu qu’il y aurait la crise du Covid ? Ou Bruno Bonnell ? Ou toutes ces rencontres ? Et puis avec Gilles, on se donne aussi la liberté de commencer en se disant que peut-être que cela ne marchera pas, qu’il faudra abandonner, que cela sera autre chose qu’un film…
GP : Mais cette forme minimaliste est quand même très exigeante : cela demande beaucoup d’heures, et puis cela nécessite d’avoir un son et une image correctes. C’est pour cela qu’on associe Cécile Dubois, la monteuse à notre duo, car il faut une monteuse qui soit dans cet état d’esprit là : de temps en temps, le montage est un peu rock’n’roll. C’est pas toujours très académique, mais cela correspond à notre façon de filmer, et le film se construit vraiment à trois, avec le regard de Cécile qui est très important.
D. : Vous disiez que vous faisiez des films pour ne pas vous emmerder. Y a-t-il une raison plus profonde ? Dans le film, on voit la continuation d’un travail que vous faites déjà à l’Assemblée ou dans vos vidéos Youtube : vous parlez des gens en les nommant par leur prénom, en incarnant les choses, dans un dispositif encore plus léger. Mais quelle est alors la nécessité de passer au film ? Qu’attendez-vous du cinéma ?
FR : Pour moi, la forme, la mise en scène est importante. Je produis beaucoup de discours : j’en ai fait un ce matin, j’en refais un ce soir à l’Assemblée. En effet, ça va donner des vidéos, sur Facebook et tout ça. Mais c’est rare ces moments où tu peux te poser pendant des semaines et des mois, à te demander si tu vas garder ou pas telle ou telle image, quel son tu vas mettre… J’ai quand même le sentiment de faire beaucoup de choses de manière brouillonne – c’est la nécessité politique qui impose d’être dans un numéro de jonglage – mais là, pouvoir se poser dans une salle, en se disant que l’on veut quelque chose d’abouti, sur lequel on n’a pas de regrets, en prenant le temps de faire de vrais choix, c’est quand même hyper agréable. Et raconter une histoire. Ce que j’aime, c’est raconter des histoires. Je veux faire des films qui ne soient pas pédagos, à la différence des « Bulletins », où c’est quand même surtout du discours. Dans les trois films, je pense que l’on arrive à entraîner les gens dans une histoire.
GP : Je pense que l’on se met un niveau d’exigence quand on prétend à la salle de cinéma : il faut que l’on fasse du cinéma, et cela nous oblige à susciter de l’émotion, du rire, de la colère, des pleurs… pour que le spectateur soit entraîné par le rythme du montage, mais aussi par les affects, et que tout cela fasse un film de cinéma. C’est agréable de pouvoir consacrer du temps à cette construction-là.
D. : Est-ce que vous réfléchissez aussi en termes de public ? Le cinéma pourrait éventuellement toucher un public différents des vidéos en ligne. Vous parlez parfois d’un programme de jonction de classes, populaires et intermédiaires. Est-ce toujours d’actualité ? Par ailleurs, vous êtes actuellement en tournée dans toute la France, et le film est beaucoup diffusé en région. Le film pourrait être un outil en termes de stratégie de mobilisation ?
FR : Moi ce n’est pas comme ça que je pense. Je vais le dire de manière prétentieuse, mais quand on fait un film, on fait quelque chose qui doit pouvoir rester. La vidéo en ligne, on sait bien qu’en quinze jours elle est oubliée, ou quinze heures. C’est un temps de digestion par la société qui est très rapide. Je pense que Merci Patron ! marque une époque. C’est un film qui sera lié à l’histoire de la Loi Travail. Avec J’veux du soleil, c’est avec une immense fierté que l’on fait le premier film documentaire sur le mouvement des Gilets Jaunes. Là, on fait l’un des premiers films documentaires qui se passent par temps de Covid. Il y a cette fameuse phrase de Macron – « Il faudra se rappeler que notre pays tout entier repose sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal… » – dans laquelle il dit : « il faudra se rappeler ». Mais en même temps lui, il a oublié, et il y a tout un fonctionnement du pouvoir qui veut que l’on oublie en permanence. On doit être comme des poissons rouges dans un bocal : c’est une espère d’organisation de l’amnésie. J’espère que le cinéma est un outil de mémoire, d’histoire et de mémoire. Parce que pour ce qui est du public, faut pas rêver : dans un premier temps, on touche le public des cinémas d’art et essai, qui est un public ciblé socialement. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas l’informer de la réalité des classes populaires et tenter d’opérer cette jonction en montrant comment vivent une femme de ménage ou une auxiliaire de vie…
D. : Ce public est peut-être justement moins informé de cette réalité que les classes populaires elles-mêmes.
FR : Sans doute, mais il y a autre chose qui joue pour le cinéma : c’est la fierté des gens de se voir en grand à l’écran. D’être grands. C’était déjà un truc qui traversait J’veux du soleil, quand on tombait sur Marcel et que l’on se disait que des gens ordinaires ont le droit d’être sur un grand tableau, comme ça, posé au milieu de la rue. Eh bien nous on a le droit de sortir des visages, qui sont des visages ordinaires, et de les mettre en grand sur un écran, comme si c’étaient des rois, un président de la République ou un ministre. Pour moi, c’est quand même différent quand tu le fais sur Internet, ou quand tu viens projeter ça dans une forme noble. Après, il y aura quand même un effort de notre côté pour projeter le film dans les MJC, dans les associations d’auxiliaires de vie sociale, et donc de s’adresser à un public plus populaire.
GP : Et puis globalement, le public des salles d’art et essai est une population qui peut être en contact avec les auxiliaires de vie sociale, et si on veut que le film puisse changer le quotidien de ces femmes, il faut bien sûr qu’elles s’organisent, qu’il y ait éventuellement un appui politique, mais il faut aussi sensibiliser les gens qui ont affaire à elles. On a eu beaucoup de réactions dans les salles de gens qui ont recours à ces aides de vie et ne sont absolument pas conscients de ce qu’est leur quotidien.
D. : Dans J’veux du soleil comme dans Debout les femmes !, il y a un même schéma qui voit la constitution d’une conscience collective à travers la mise en commun de récits, d’expériences personnelles. Historiquement, ce mouvement se faisait par le biais de syndicats, de partis, des organisations qui connaissent aujourd’hui un certain délitement. Le film se termine par la mise en scène d’un parlement féminin symbolique, comme apogée de la constitution d’un groupe social homogène. Comment vous est venue cette idée ?
GP : C’est venu assez simplement en fait. Quand François m’a parlé du film, j’ai rencontré Bonnell, on a senti qu’il y avait un film à faire, mais le tableau dépeint par François était assez noir, au sens où l’on savait d’avance que le projet de loi serait rejeté avec le mépris habituel de la majorité, et que tout le travail parlementaire ne servirait à rien. Quand il me dit ça, je me dis qu’on ne peut pas partir sur un film où tout est plombé à la fin, et donc que l’on pourrait fictionner la conclusion : comme dirait François, « à la fin, c’est nous qu’on va gagner ! » Au début, mon idée, c’était de faire déposer les propositions à la Tribune par François et Bonnell et d’utiliser des contrechamps de l’Assemblée où tout le monde voterait à main levée, mais François trouvait que ça risquait de les faire passer pour des super-héros.
FR : C’était une très bonne idée de Gilles de chercher une issue pour contourner cette impasse parlementaire évidente. Mon apport, cela a été de dire : laissons toute la place aux femmes. C’est elles, nous on s’efface. Ça me rappelle un texte d’Aristophane, L’Assemblée des femmes. L’enjeu était de casser les cloisons entre les différents métiers. Ces différents métiers qui se pensent en termes de couloirs, de signes : AESH, AVS… qui n’aident pas à comprendre ce qu’elles font en réalité. Il s’agissait de montrer que ce ne sont pas des îlots mais un archipel. Et l’on voit cette mayonnaise qui prend en direct. Ce qui est émouvant aussi, c’est qu’elles se regardent : elles se regardent les unes les autres, elles s’encouragent à parler les unes les autres, elles s’apportent de l’humanité les une aux autres. Tout ce que je n’ai pas dans mon frigo de l’Assemblée Nationale.
Ensuite, il y avait une autre question. En termes marxistes, on dirait qu’on essaye de passer de la classe en soi, car il y a des millions de personnes, de femmes dans ce pays qui ont des conditions de vie et de travail assez proches, avec ses horaires éclatées, etc., à la classe pour soi, qui est une certaine conscience de tout ce que l’on a en commun et de la force que l’on peut représenter dans la société. Ça, ça marche à l’échelle d’un film ; j’espère que demain cela marchera à l’échelle du pays.
Tu parlais de J’veux du soleil. Au fond, ce film, on voulait le faire avant J’veux du soleil : un film qui se passe à l’Assemblée. Depuis que j’y suis entré comme député, Gilles veut que l’on fasse un film là-dedans. Et de mon point de vue, cela aurait eu plus de cohérence de faire Debout les femmes avant J’veux du soleil, car on aurait vu les femmes qui ne luttent pas, mais cherchent des chemins d’expression et les trouvent ; puis, on aurait eu après les mêmes (car on a vu plein d’auxiliaires de vie et d’assistantes maternelles sur les ronds-points) et qui là ont construit pendant un temps le sentiment d’être un groupe, une classe, et parviennent à s’exprimer de façon autonome. Car autant pour ce film, on doit les amener à s’exprimer, autant sur les ronds-points il suffisait de tendre le micro et la caméra : les gens venaient pour être visibles et pour être entendus. Donc j’aurais préféré qu’on les fasse dans un autre ordre. Et j’aurais préféré que le mouvement des Gilets Jaunes ne s’éteignent pas et que l’on puisse continuer !
D. : Sur cette question de la lutte, pourquoi ne pas avoir inclus les femmes des hôtels Ibis, qui ont justement mené un mouvement victorieux sur le long terme ?
FR : Je suis allé les rencontrer et je suis intervenu devant l’hôtel Ibis, j’ai soutenu le mouvement, la caisse de grève et tout ça. On y a songé, mais on ne voyait pas comment les raccrocher au récit, au fil conducteur qui nous paraissait logique. Et puis il y a un autre point : c’est que représenter de la lutte, ce n’est pas toujours ce qui donne le plus envie de lutter. J’insiste sur le « pas toujours ». C’est-à-dire que du mégaphone devant l’hôtel, des images de manifestations, ce n’est pas forcément du cinéma. La question, c’est comment on rend compte de ces luttes au cinéma, et la réponse ne va pas de soi.
GP : Le risque, quand tu prends en cours des mouvements comme ça, c’est de se retrouver avec des formules un peu toutes faites, des étiquettes syndicales – sans bien sûr vouloir nier le travail qui est fait et l’apport qui peut être amené – mais cela nous sort des affects que l’on cherche à mettre en valeur, qui font la force du film et qui marquent plus le spectateur que du discours. C’est toujours une grande préoccupation sur mes films, et à ce niveau-là avec François on s’entend bien ; si tu interviewes un gars de la CGT, avec son casque et ses autocollants, il ne sera pas écouté de la même manière que si c’est la même personne qui parle sans son attirail de syndicaliste, alors qu’il aura les mêmes propos.
D. : Il n’y a pas les femmes de l’Ibis, mais il y a Bruno Bonnell ! Son personnage était-il présent dès le départ, dès que germe l’idée et le désir de récit cinématographique ? C’est un vrai enjeu d’ajouter au duo un troisième personnage, a priori adverse. Comment avez-vous pensé son intégration ?
FR : D’abord, quand on m’a mis Bruno Bonnell comme rapporteur, je me suis dit : « Pourquoi on m’a mis cette tête de con !? » Mais aussi : « Bonne nouvelle pour le film ! » Car là il y a un personnage…
GP : C’est même la présence de Bonnell qui motive la réalisation du film, car cela amène de la complexité.
FR : On avait commencé avant quand même.
GP : Oui, mais cela nous a fait prendre une direction toute autre, car cela apporte de l’humanité et de la complexité : cela nous empêche d’être trop manichéens.
FR : Et puis il y a un apport burlesque. On forme un espèce de tandem, y compris sur le plan physique, avec le gros et le petit : Asterix et Obélix, Bud Spencer et Terrence Hill, Gérard Depardieu et Pierre Richard, Laurel et Hardy… Il y a un truc comme ça qui fonctionne assez bien. Et après, se pose la question de ce que l’on retient au montage. Là-dessus, je pense que tu as évolué, sur le montage de Bonnell. C’est marrant : j’ai vu des femmes qui disaient du mal de Bonnell en meeting – député En Marche, etc. – et qui, après avoir vu le film, n’en parlaient plus de la même manière. Je pense que quand il a raconté son histoire avec son gosse, ça t’a fait changer toi aussi.
GP : Le positionnement de Bonnell n’était pas évident. C’est vrai que l’on aurait pu le tordre beaucoup plus que ça au montage. Effectivement, mon rapport à lui a évolué en le côtoyant, en restant à l’écoute. Et cela ne servait à rien de grossir le trait, au contraire. D’autant que sa sincérité et son engagement ne sont pas à mettre en doute. Mais il fallait aussi qu’on comprenne que ce n’est pas une question de personne, parce que si on attend que tout le monde soit touché à titre personnel pour faire changer les choses, c’est pas très bien barré !
FR : Si on doit faire un tour de France de tous les députés En Marche, on n’a pas fini de tourner ! Je ne voulais pas que l’on en fasse un personnage caricatural en tout cas.
D. : Vous parliez des réserves quant à l’étiquette syndicale ou politique des interlocuteurs. Ce qui est intéressant , c’est que le film porte un idéal de démocratie, déjà un peu présent chez les Gilets Jaunes : cette possibilité de se rencontrer et de discuter au-delà des appartenances politiques.
FR : C’est ça. C’est l’une de mes phrases fétiches : « je rêve d’une Assemblée où l’on entre et où l’on parle en son âme et conscience, sans être prisonnier de ses appartenances partisanes. » Bon, ce ne sera pas pour demain, mais au moins dans mes films, je peux poser les jalons d’une espèce d’espérance. Cela passe par le tandem avec Bonnell, où dans l’Assemblée des femmes à la fin, où l’on ne se demande pas de quel groupe tu es, etc.
GP : Dans mon premier film, Ma Mondialisation, le personnage était compliqué aussi. Tu ne sais pas si tu as envie de lui en foutre une ou s’il est attachant. Mais la vie c’est ça aussi. Et Bonnell a aussi cette place-là. Mais le film sert aussi à expliciter ce que c’est qu’un travail parlementaire, et à montrer à quel point, quand tu es dans la majorité et que tu obéis au doigt et à l’œil au président de la République, tu as beau avoir du cœur, tu ne votes pas forcément en fonction de ton ressenti. C’est assez manifeste, sans qu’il ne soit besoin de grossir le trait.
D : Il y a dans le film une séquence qui peut paraître problématique : celle où une femme de ménage de l’Assemblée vient vous voir et vous dit en gros que vous êtes leur député-sauveur et qu’elle vous soutient. Il y a là comme une forme de circularité où le députe qui soutient les femmes de ménage est lui-même soutenu…
FR : Vous savez, si nous on n’est pas soutenus par les gens, on n’est rien. Je me souviens de deux moments en particulier : il y a la marée blanche dans les EHPAD, où même les directeurs disent que cela ne peut plus continuer comme ça, et l’on sent une pression dehors sur les Marcheurs à l’Assemblée ; et le mouvement des Gilets Jaunes, où il y a une immense pression populaire, qui nous donne de la force à l’intérieur de l’Hémicycle. Mais évidemment, moi je suis là pour soutenir les gens, même s’il y en a bien sûr qui se soutiennent eux-mêmes ! Et inversement on a besoin d’être soutenu par les gens sinon on ne pèse rien. Les autres en face, ils ont toujours le MEDEF pour les soutenir, ils ont le grand capital, la Commission Européenne dont ils sont les porte-voix, tout un arsenal institutionnel qui solidifie leur position. Nous, notre seule position, ce sont les gens. Et c’est hyper-fragile, hyper-friable. Donc il peut y avoir un effet « je vous soutiens/vous me soutenez ». C’est pas du clientélisme hein ! Moi j’ai besoin des gens : si je ne peux pas m’appuyer sur les gens, je m’appuie sur quoi ?
D. : Bien sûr, mais la séquence peut être problématique, car elle produit une sorte de valorisation voire d’auto-promotion du député-réalisateur.
FR : Oui, mais je pense que le bonhomme a un côté un peu ridicule, et il a beau dire qu’on va pousser, on sent bien que ses petits bras ne sont pas tellement musclés, et que c’est lui qui va se prendre une rafale derrière.
GP : Et il y a un côté drôle de Jeannette qui entre comme ça, sans que l’on s’y attende, et qui vient voir le député, non pour une requête, mais pour dire comme ça : « nous on est là, on vous soutient ! », alors que tu pourrais penser que c’est un peu le contraire. Il faut aussi ces moments de dérision, comme dans l’Assemblée à la fin, quand Fofana-Salimata dit : « Ce monsieur, il est tout pour moi… et comment il s’appelle déjà ? » C’est une manière de remettre en question la place de François, qui est toujours dans les films un sujet délicat.
D. : Une chose intéressante dans vos films est que vous vous situez à cheval entre représentation politique et représentation artistique, ce qui vaut éminemment pour François Ruffin, député et personnage. Est-ce quelque chose que vous discutez en amont ?
FR : Deux choses. La première, c’est que je me considère comme un représentant de la Nation. Mais déjà avant d’être député : quand dans Fakir je faisais des papiers sur les Contrats Emplois Solidarité, les intérimaires, la salle de muscu du quartier Nord et que j’essayais de rendre visible la partie sans doute la moins visible de la Nation, je me considère quelque part comme un représentant de la Nation. Quand je fais Merci Patron !, j’essaye de représenter une part de la Nation, les Klur, les ouvriers virés de leurs usines. Donc finalement je vois une vraie continuité dans mon parcours, puisqu’aujourd’hui je continue à essayer de représenter, mais en plus de la radio, de l’écrit ou des images, j’ai la tribune de l’Assemblée Nationale.
La deuxième chose concerne le cadrage que je souhaite : je veux un cadrage par-dessus l’épaule. C’est-à-dire qu’en gros, je me vois comme un passeur, une passerelle qui amène les gens, y compris d’un point de vue de classe, entre le spectateur éduqué du supérieur qui fréquente les salles de cinéma, et les classes populaires à l’écran. Je suis un espèce de passeur entre ces deux mondes-là. Donc je ne veux pas que la caméra soit tournée vers moi, mais qu’elle épouse ma subjectivité. Mon mémoire de Maîtrise portait sur la fausse subjectivité des journalistes : je ne crois pas à l’objectivité ou à la neutralité, je crois à une subjectivité assumée. Quand on voit mon film, je veux que l’on sache de quel point de vue je parle, donc je l’assume. Il me semble donc que le cadrage idéal, c’est ce cadrage à l’épaule.
Cependant, là, ça change un peu, car je suis aussi un député qui essaye de porter une loi, donc j’apparais plus. Il fallait doser pour que je ne devienne pas insupportable, et je pense qu’il y a des spectateurs qui voient le début du film et qui se disent : « Olala ! On va se taper 1h30 de discours de Ruffin ! » Et puis finalement il y a un glissement au fur et à mesure : au départ, c’est moi qui prend la parole pour les femmes de ménage à l’Assemblée, puis elles viennent se confier dans le bureau, et enfin ce sont elles qui prennent la parole directement à la Tribune. Donc on passe à une forme d’expression directe.
GP : C’est une question qu’on est obligé d’avoir à l’esprit quand on est au montage avec Cécile. C’est à la fois un avantage, car François a cette capacité d’imaginer et de mobiliser, d’être en contact avec ces gens, et à la fois un handicap, car on s’est privé de vrais bons moments, car c’était encore « Ruffin qui se met en scène ». Alors que si ce n’avait pas été lui, on ne se serait pas posés la question. Et en même temps, on évite de s’en poser trop aussi : il faut aussi garder cette spontanéité, donc le dosage n’est pas toujours évident, mais c’est un point que l’on a en tête obligatoirement. Ceci dit, j’ai l’impression que sur ce film on entend moins grogner les gens qui te détestent, même dans les cinémas, dans les grands groupes, qui semblent plus preneurs et moins réticents à la présence de François.
D. : Quand vous vous mettez en scène dans le film on pourrait rapprocher ça d’une pratique existant à la télévision, qui met parfois en scène le journaliste-enquêteur ou journaliste-vedette, par exemple dans des plans de coupe sur les moments d’écoute. On trouve de tels plans d’écoute dans le film, où on voit par exemple François ému. Il y a une manière de jouer de la présence et de l’identification qui pose une question de mesure, avec en ligne de mire la question : est-ce que cette présence fait écran, détourne l’attention de l’interviewé, ou est-ce qu’elle contribue à communiquer quelque chose ? Question de mesure et d’articulation entre différents procédés : vous n’utilisez par contre pas de voix off.
FR : Le rôle d’identification, je l’assume. Je suis le fil conducteur, au sens propre, puisque dans J’veux du soleil comme dans Debout les femmes !, il y a la bagnole que l’on conduit et qui nous mène d’un endroit à l’autre. Je suis le conducteur du film, mais ce n’est pas moi que l’on vient voir.
D. : Je parlais plus tôt du moment où vous vous parlez au téléphone : vous montrez aussi les coulisses du film, ce qui contribue à créer une forme de proximité avec le spectateur. Il y a dans vos films une part de familiarité et de trivialité qui peut surprendre dans une démarche politique et militante.
FR : Justement, je veux éviter que cela soit politique et militant, vraiment.
D. : C’est pourtant un film qui a une dimension politique. Comment pensez-vous cette articulation, entre l’humour et les revendications ?
FR : Alors je vais dire des conneries, mais le théâtre classique français sépare très clairement la comédie-Molière et la tragédie-Racine. Mais tu as Shakespeare en Grande-Bretagne qui choisit de mêler les deux, le burlesque avec Falstaff et la tragédie. C’est peut-être partir dans de grandes théories, mais mon objectif c’est que dans mes films on soit dans une espèce de douche écossaise et que l’on passe du rire aux larmes. Cela vaut aussi pour les niveaux de langage : quand t’es tout seul avec ton pote, tu parles normalement, mais quand tu te retrouves devant les gens, c’est un autre type de langage qui est utilisé. Et puis donner accès aux semi-cuisines du film, cela peut participer à la joie du spectateur : c’était déjà le cas dans Merci patron ! quand on montrait comment on posait les caméras dans la salle à manger des Klur.
GP : Sur cet aspect trivial, je tiens à dire que l’on fait des films populaires. Quand je fais des films, je me demande toujours comment mes voisins vont regarder ça. Cela vient aussi de mon milieu social, de mes origines : chez moi, il n’y avait pas de bouquins, on n’allait pas au cinéma. Je me demande donc comment mon père aurait regardé ce film-là. Quand on met un peu d’humanité, de plaisanterie entre nous, c’est aussi pour moi une manière de ne pas se faire passer pour ce que nous ne sommes pas. Quand on va voir les gens, on est le plus naturel possible pour que le spectateur se retrouve à notre place, qu’il se retrouve dans le film. Cette idée de cinéma populaire me plaît beaucoup, je n’ai pas de problème avec ça.
D. : Dans le cinéma contemporain, quels films vous semblent à la fois politiques et populaires ?
FR : J’ai quelques figures comme Michael Moore, mais ma formation, ça reste Daniel Mermet et Là-bas si j’y suis. Après j’ai une formation « presse écrite », entre Le Monde Diplo et Fakir. La devise de Fakir, c’est : « sérieux sur le fond, drôle sur la forme ». C’est ce que j’essaye de continuer à maintenir : je pense que sur le fond, le film est solide, et sur la forme, ce n’est pas une forme militante, guindée, où l’on viendrait présenter le contenu de notre programme au peuple.
GP : Dans le milieu du cinéma, j’ai du mal avec beaucoup de films qui ne me parlent pas, car ils proviennent de gens qui ne vivent pas dans les mêmes milieux que moi, et qui racontent toujours la même histoire. Et à côté de ça, je peux me faire bousculer par des films plus populaires. Cela ne va pas te surprendre, mais j’aime beaucoup ce que fait Ken Loach et je suis toujours attristé que cela soit un mec de 82 ans qui traite de la condition des auxiliaires de vie ou de l’ubérisation de la société avec autant de justesse, alors qu’en France on attend toujours après ces fictions. Il n’y a pas que du mauvais, bien sûr, mais globalement la représentativité de la société telle que moi j’ai l’impression de la vivre, je ne la retrouve pas au cinéma.
FR : Oui, enfin je trouve que c’est moins pire au cinéma que dans d’autres domaines. En ce moment je vais moins au cinéma, mais des films comme Nos batailles ou Parasite… Le truc, c’est que je me sens à l’aise car on est dans une forme de guérilla cinématographique. On a des armes légères, on est hyper-mobiles, on arrive à sortir des films qui témoignent d’un événement à chaud. Je ne suis pas sûr que je me sentirais bien à la tête d’une armée cinématographique, avec des tas de personnes à gérer sur des gros plateaux.
GP : Et de façon peut-être un peu pompeuse, cette forme-là, comme quand j’avais fait le film avec Mélenchon, nous oblige à travailler dans la proximité, car il n’y a quasiment pas de preneur de son, sauf pour les scènes de groupe, et cela contribue à l’identification. Moi j’ai envie que les gens soient bien avec nous, comme nous on est bien avec les gens que l’on est en train de filmer. Qu’ils se retrouvent avec nous dans la bagnole. Ce procédé minimaliste y contribue.
FR : Cela m’amène à une autre réflexion, qui touche aussi à ma cuisine, où je tourne les vidéos pour Youtube : c’est comment on passe de l’intime au collectif. Nous on part de notre intimité et on passe au collectif du dehors. Si on entre directement sur le collectif de la lutte, sur la manifestation, c’est plus compliqué. Pour Mermet, jamais je n’ai réussi à faire un sujet sur une manifestation. Parce que ce sont des moments de paroles collectives et partagées, et non des moments où tu viens chercher de l’intime, où tu peux sentir ce qu’il y a de politique dans le vécu.
D. : Ce lien entre l’intime et le politique, on le retrouve dans des choses très concrètes dans les films, comme la lecture des feuille d’impôts, où on trouve les revenus du ménage, et la manière dont ils sont prélevés par l’Etat.
GP : Tu sais, il n’y a que chez les pauvres que l’on connaît son salaire au centime près. Quand Martine sort son salaire, elle ne va pas se tromper d’un euro.
FR : Il y a aussi cette séquence que l’on a gardée car cela montre la polyvalence des métiers : on demande à l’auxiliaire de remplir les feuilles d’impôts des personnes âgées.
D. : Mais ça pourrait sembler rébarbatif, pas très cinématographique.
FR : Victor Hugo a un moment tenté d’amener les chiottes des pauvres à l’Assemblée Nationale. Et finalement, il a renoncé à son discours car il a senti que cela serait malséant à cet endroit. Je pense que c’est ça notre rôle : parler des chiottes. Tu vas dire que je le dis de manière triviale, mais la vie aussi elle est triviale, et il faut porter cette trivialité à l’Assemblée, au cinéma ou dans les arts « nobles ».