Dans la deuxième partie de cet entretien [11] [11] La première partie est disponible ici. , Alain Guiraudie aborde plus longuement des questions spécifiquement cinématographiques – des questions de production et de mise en scène. En s’interrogeant au passage sur la signification de la célèbre phrase de Godard, ici citée, comme toujours, un peu approximativement, mais dont l’essentiel continue d’occuper les grands cinéastes : « Faire politiquement des films politiques. »
Débordements : La raison en est peut-être totalement prosaïque, mais j’ai remarqué que vous êtes un cinéaste qui donne une grande importance aux corps, aux visages, et en même temps je crois qu’il n’y a aucun de vos longs-métrages où vous avez retravaillé avec les mêmes acteurs. Est-ce seulement parce que les films ne l’exigent pas ?
Alain Guiraudie : À chaque film, je reprends tout à zéro, parce que ce ne sont pas les mêmes personnages. J’ai déjà revu des comédiens qui avaient eu un rôle assez fort chez moi, en casting, et ça ne marchait pas : je pense que quand quelqu’un a incarné un personnage fort, il y a une grosse fusion dans ma tête entre le personnage et le comédien qui l’interprète. Je l’ai fait une fois, avec Pierre Louis-Calixte, qui avait fait Ce vieux rêve qui bouge et que j’ai repris dans Voici venu le temps, et là c’était un mauvais choix de casting, le mec y a pas cru, il a pas compris pourquoi il faisait ce film, et moi-même je pense que j’ai pas compris pourquoi je faisais ce film, c’était un foirage total… Un foirage de A à Z, dès le casting. Bien sûr ça ne remet pas en cause la qualité des comédiens, mais pour moi le casting c’est super important, c’est un truc que je travaille énormément. Comme disait John Ford, c’est 80% de la mise en scène, et donc quand ça marche pas, ça marche pas, c’est terrible…
D. : J’avais justement prévu précisément une question sur John Ford. Votre cinéma est assez physique, et je ne sais pas si j’irai jusqu’à parler d’influence…
A.G. : De John Ford ? Si, si, quand même.
D. : Je pense notamment à la bagarre à la fin de Viens je t’emmène. Les coups de poings, la durée, c’est vraiment une bagarre de John Ford…
A.G. : Ah bah vous allez voir dans le prochain ! [Rires] Dans le prochain, elle est vraiment réussie la bagarre, parce que là encore elle est sur un mode tragi-comique, elle fait rire.
D. : Comme chez Ford, souvent.
A.G. : Plus chez Hawks quand même il me semble…
D. : Je pense à la fameuse scène de bagarre dans La Prisonnière du Désert, qui arrive très tard dans le film, et qui est très, très longue…
A.G. : Oui, c’est vrai. Mais c’est là que je ne suis pas américain : en fait je les fais pas très longues. Même celle de Miséricorde, pendant longtemps je me suis dit : « Il faut qu’elle soit longue, il faut qu’on ait trois jours pour faire cette bagarre », et en préparant le film on s’est dit, « Pourquoi elle serait longue ? Elle a pas forcément à être longue. » De toute façon, même dans la vie, quand on se bat, ça dure pas longtemps, quand tu fous un coup de poing tu as mal à la main, c’est très vite fatigant de se battre, et ça dure jamais longtemps. Et même, pendant un moment, un collaborateur me parlait de celle de They Live, qui dure très, très longtemps, avec les catcheurs…
Mais revenons à John Ford : c’est quelqu’un de très, très important pour moi. Dernièrement on me rappelait que j’avais dit un jour qu’Eric Rohmer était essentiel pour moi, je me suis dit, quand est ce que j’ai dit ça… Oui, ça a été quelqu’un d’important, mais John Ford ça a été quelque chose de vraiment essentiel. Par exemple, quand je vois les castings de John Ford, celui des Raisins de la colère, putain, on a vraiment l’impression de voir des ploucs de l’Oklahoma, des paysans… Alors même que c’est tous des grands acteurs, il y a quand même Henry Fonda, John Carradine…
Et en même temps, John Ford, il a imposé des gens : je ne sais pas si à l’heure actuelle un mec comme John Carradine aurait aujourd’hui sa chance dans le cinéma hollywoodien, où tout s’est vachement lissé. Dans le cinéma français aussi, un Michel Simon, Raimu ou Fernandel, je suis pas sûr qu’ils pourraient prétendre à des rôles autres que comiques. Donc il y a un truc qui s’est lissé avec le temps, un cinéma qui s’est rudement embourgeoisé : les couches les plus basses, dans le cinéma, aujourd’hui, c’est les classes moyennes…
D. : Oui, les « travailleurs » au cinéma aujourd’hui, ce sont des journalistes et des cadres.
A.G. : Ou alors il y a un fossé et on passe directement aux migrants ou aux sans-abris, mais tout cela reste très policé : ils sont rarement édentés… Et pour cela, je me suis toujours retrouvé dans les films de John Ford.
Je crois que c’est aussi sa simplicité de mise en scène. On se fait beaucoup une image du cinéma américain hyper-découpé, où ça va vite, et on s’aperçoit que non : il y a du rythme, mais dans l’âge d’or d’Hollywood, c’était pas si découpé que ça, sans aller jusqu’au plan-séquence, mais il y avait des plans assez larges, qui enveloppaient tous les protagonistes… J’ai toujours été sensible à ça : la simplicité de sa mise en scène. Ce n’est pas un metteur en scène qui affiche son savoir-faire.
D. : C’est en cela que je pensais à John Ford par rapport à vos films. Vous êtes quand même un metteur en scène très considéré, mais votre mise en scène est très élégante, sobre…
A.G. : Disons que, jeune cinéaste, j’étais très dogmatique. Je me disais : en tant que cinéaste, on s’affirme par le montage, le découpage, et par les cadres. C’est passé par une sacralisation du plan-séquence, de la durée… Mes court-métrages sont assez dogmatiques dans ce sens-là, mais dans Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bouge, il y a un truc qui fonctionne à merveille, ça venait sur le moment, je me disais : « Avec les comédiens, ça marche… » Et donc, sur mon premier long, je me raccroche à ça, d’une façon très dogmatique qui ne va pas du tout avec le film. Et petit à petit, effectivement, je me suis dit qu’il fallait casser ça, même si dans Le Roi de l’évasion, il y a des trucs où je me suis pas fait chier, beaucoup de bête champ-contrechamps notamment… Et je trouve que par contre, sur L’Inconnu du lac, on s’est vachement mis à réfléchir à tout ça.
D. : Oui, je pense que c’est un de vos films les plus sophistiqués formellement. C’est un objet presque théorique du point de vue de la mise en scène.
A.G. : C’est le plus rigoureux, celui où la simplicité est la plus sophistiquée. Ce qu’il y a de bien dans L’Inconnu du lac, c’est que je pouvais me passer de champ-contrechamps : comme ils sont face au lac, ils sont tous les deux dans le cadre, jamais face à face, donc ça permet de faire les discussions en plan-séquence… Et j’ai l’impression d’avoir retrouvé quelque chose de cet ordre-là dans le nouveau film : une mise en scène évidente, quelque chose où le découpage répond au besoin du moment, on montre ce qu’il y a à montrer, sans fioritures. Ce n’est jamais poseur : ce que je ne supporte pas, c’est l’auteur qui veut à tout prix montrer qu’il est un auteur.
D. : Oui, c’est la mise en scène classique au sens le plus noble du terme : la mise en scène est dictée par ce qui se passe et ce que cela exige.
A.G. : C’est ça : chercher la place la plus évidente de la caméra, la chose la plus simple possible. C’est une affaire de cadre, de distance, de focale… Et puis, sur Miséricorde, avec Claire Mathon, il y a un vrai truc qui s’est trouvé.
D. : Vous aviez dit dans un entretien que le film serait très sombre, avec beaucoup d’obscurité, je ne sais pas si c’est ce qui s’est passé finalement.
A.G. : Finalement il n’est pas si sombre que ça… Bon, c’est quand même sombre, c’est l’automne. Et puis on a tourné dans des intérieurs où même en juillet, en plein milieu de l’après-midi, la lumière était allumée. Donc il y a des décors qui font que c’est sombre, il y a beaucoup de crépuscules, et le film se termine dans la nuit, ça fait un film sombre aussi.
D. : Vous avez parlé plus tôt de l’intérêt pour le mal : incontestablement, c’est ce qui intéresse vos personnages, et si les films ne servent pas à raconter des histoires moralement troubles, ils ne servent peut-être pas à grand-chose… Et en même temps, on le sent bien, ça n’a rien à voir avec le « droit » d’un réalisateur à faire du mal. On peut penser à la gifle de Pialat par exemple, mais aussi et surtout à des révélations plus récentes…
A.G. : Oui, il y a Hitchcock qui disait qu’il faut traiter les comédiens comme du bétail… Comment dire… Moi, je ne suis pas pour traiter le bétail comme du bétail. [Rires] Ce n’est pas parce qu’on fait de l’art qu’on doit se départir de la loi, du respect de l’autre. Même l’idée qu’on doive sortir du code du travail me fait chier : je suis pour que la journée de travail reste décente. Moi-même, quand j’étais technicien, en tant que régisseur, j’en suis venu à faire des trucs « pour le film »… Ça n’a jamais été violent vis-à-vis de quelqu’un, mais c’était un peu n’importe quoi. Y compris à téléphoner sur l’autoroute au volant de ma bagnole en prenant des notes sur mon calepin, une bière entre les jambes ! Quand même, il y a moyen de faire des films autrement. En tant que réalisateur j’essaye d’instaurer quelque chose de ce genre sur les tournages, on n’a pas à se mettre en danger pour un film. Et la violence aux personnes, notamment, c’est niet.
D. : D’ailleurs c’est un peu ce que vos films racontent : une cohabitation politique, du côté de l’équipe technique, mais aussi des personnages donc…
A.G. : Oui, l’enjeu est sur les deux. Je repense beaucoup à des trucs que j’ai fait sur Pas de repos pour les braves, aux cascadeurs qui faisaient une cascade en direct, au risque de se casser le dos, alors qu’on aurait pu faire autrement ! Tout ça pour le faire en plan-séquence.
D. : On pense parfois à ça devant les films de Ford, où il y a des cascades invraisemblables avec des chevaux…
A.G. : Ah oui ! Sur les westerns, il y a pas mal de canassons qui ont dû être abattus après certaines séquences… Je ne vois pas comment c’est possible autrement. Sur Rester vertical, on a eu cette question par rapport aux brebis tuées, il y a des gens de l’équipe qui disaient : une brebis ça coute que 10 euros, donc pour le film, on les tue… De toute façon elles vont être tuées… Et non, à un moment ça nous a dérangé, on s’est dit qu’on ne tue pas un animal pour un film, même si la brebis va être tuée de toute façon après. Je me souviens d’un film de Michael Haneke, Le Temps du Loup, où on voit un égorgement de cheval « en direct », ça avait choqué à l’époque. On se dit qu’il a dû prendre un cheval qui allait de toute façon être abattu, mais pour moi c’est interdit, on ne tue pas un animal pour un film, et on ne tue personne d’ailleurs.
C’est ça, faire du cinéma politique, et faire politiquement du cinéma, comme disait Godard… J’ai mis du temps à le comprendre : c’est en termes de contenu, de ce qu’on met dans les films, mais aussi comment on les fait. Alors, comment on les fait ? Effectivement, la situation se tend, parce qu’on a de moins en moins d’argent, le code du travail se détériore partout et il se détériore aussi au cinéma. J’ai entendu un cinéaste qui disait à une réunion de la SRF : moi, je fais des films, le travail de nuit n’existe pas, nous on travaille le dimanche, il n’y a pas de raison de payer plus… À la limite je veux bien discuter de certaines choses : on n’est pas caissières de supermarché où on travaille tout le long de l’année, travailler le dimanche, pour elle c’est le bordel, alors que pour un film, ça dure deux mois, moi-même je travaille le dimanche, j’ai travaillé comme technicien le dimanche, mais tout cela ne coule pas de source, ça se discute.
C’est aussi difficile de résister quand il y a une économie du cinéma d’auteur qui fonctionne sur le désir qu’ont les gens de faire les choses. Je vois bien que les techniciens, qu’ils soient bien payés ou payés des clopinettes, ils travaillent aussi bien, et je pense que les producteurs et les diffuseurs misent là-dessus. Donc il faut aussi se battre contre une sale tendance à essayer de tirer les choses vers le bas ! Je vois de plus en plus de productions dont la grande ambition est de le faire en moins de 30 jours, et qu’ils aient une merde ou un bon film à l’arrivée j’ai l’impression que c’est à peu près la même chose. Quand on parle du manque d’ambition du cinéma français, j’aimerais qu’on parle du manque d’ambition de la production ! Il y a un manque d’ambition côté réalisateurs, mais côté production aussi…
D. : Vos films sont aussi la preuve que c’est possible : ils ont un public, on peut faire les choses ainsi, ce n’est pas insensé.
A.G. : Après, quand même, pour moi, les guichets disparaissent… Canal+ a disparu, pour moi, par exemple.
Mais je voulais essayer de parler de comment on fait un film, politiquement, dans le contenu aussi. C’est là que L’Inconnu du lac est vraiment réussi je pense : il est sous-tendu par une préoccupation hautement politique, que le sexe, le monde de la drague, tout cela a été rendu au marché. Sur comment des utopies, mais est-ce que ça a été des utopies… Des pratiques, la libération sexuelle des années 60 70, ont été récupérées par le marché, mais aussi par ce côté prédateur qu’a l’homme… J’ai traité Michel, le méchant de L’Inconnu du lac, comme un ultra-libéral du sexe : je prends, je jette, quoi. C’est sous-tendu par ça, et en même temps le but d’un film comme ça, c’est toujours de se débarrasser de la thèse, de rester dans du cinéma, dans une aventure émotionnelle, garder la sensualité, ne pas perdre de vue ce qui fait quand même l’essentiel de la vie.
D. : Il y a une interview de Serge Daney où il dit à Patricia Mazuy que les films sur la campagne comptent pour lui précisément parce qu’il est citadin. Dans vos romans et vos films, il y a l’idée de conserver pour l’avenir des lieux, des manières de vivre, des langues, qui disparaissent…
A.G. : Oui, pour L’Inconnu du lac par exemple, chez les anglos-saxons, ils ne voyaient que ça : chez eux il n’y a plus que Grindr… Il y a un côté témoignage d’un temps qui disparaît. Dans Rabalaïre il y a aussi l’occitan, les paysans occitans avec l’agriculture vivrière, ils font tout à la maison… Quand ils ont envie de tuer une poule, ils la prennent et ils la tuent. Mais c’est une agriculture vraiment compassée, les paysans de mon âge ils se font plus chier avec la basse-cour et ils vont acheter leur poulet préemballé chez Leclerc.
Les messes, la vie du curé, c’est le moment où je suis le plus documentaire : le curé qui chope les boules parce que les mecs sont jamais à l’église mais qui veulent être enterrés ou mariés religieusement, personne chante, les gens connaissent à peine les paroles des prières… J’ai été enfant de chœur, et je crois que j’essaye, même dans le rapport de l’enfant au curé, j’ai essayé de raconter quelque chose de personnel. Je réinvente aussi beaucoup le réel, c’est ça qui me fait triper… Mais je pense que je ne suis pas loin du compte sur l’ambiance générale d’un village.
Mais je n’habite même plus à la campagne, je suis loin de la réalité des paysans, des gendarmes… Et ça m’intéresse pas des masses. J’ai plus envie de saisir, de retranscrire l’âme d’une époque, que la réalité d’un village, d’une ville. Le Clermont-Ferrand de Viens je t’emmène et de Rabalaïre est aussi très réinventé !
D. : Oui, quand j’ai vu Viens je t’emmène, j’en suis venu à me demander s’il y avait vraiment une statue de Vercingétorix…
A.G. : Je pense que vous n’êtes pas le seul ! C’est ce qui marche dans le film et dans le roman, que ce soit une ville que les gens ne connaissent pas vraiment, dont ils n’ont pas une image figée… En tout cas, ça ne marchait pas avec Paris, Lyon, Marseille.
D. : Dans vos films comme dans vos romans, il y a des moments précis où le sentiment le plus brut, presque le plus mystique, est aussi politique. Par exemple, dans Pour les siècles des siècles, les personnages finissent par se demander : « Comment et quand tout cela va-t-il finir ? » C’est à la fois une interrogation apocalyptique, mystique, et très politique : où va-t-on ?
A.G. : Vous avez tout dit ! [Rires] Au fur et à mesure, je suis plus actif, de plus en plus créatif, au cinéma, en littérature, et j’ai un peu abandonné mon côté militant. J’étais très militant au moment de Ce vieux rêve qui bouge, de Du soleil pour les gueux, et je voulais justement dépasser mon côté militant, dépasser les impasses auxquelles je me heurtais en tant que militant, politiquement, socialement. Et maintenant j’ai l’impression qu’il faut, pour moi aussi, que je reconnecte des préoccupations sociales, politiques, aux préoccupations existentielles. Ça va avec le fait de vieillir : au bout du bout de l’existentiel, il y a quand même la mystique qui revient. Finalement elle était là quand j’étais jeune, et j’ai complètement laissé tomber ça, en me disant « Bon, ce qui se passe dans le cosmos, je m’en branle, et en tout cas ce qui se passe sur Terre nous regarde. » Et maintenant, j’arrive à faire des ponts entre tout ça, et le cinéma et la littérature me servent à ça, à réunir le prosaïque et le sacré, le mythique et le quotidien. À unifier tout cela. Et cela va aussi avec une envie d’universalisation de l’expérience intime, de retrouver une cohérence entre mes préoccupations, mes angoisses, mes désirs très intimes, et la grande marche du monde.