À l’occasion de la rétrospective Alain Resnais à la Cinémathèque française (3-29 novembre), retour sur son unique livre de photographies, Repérages, co-signé avec l’écrivain Jorge Semprun. Paru en 1974 aux Éditions du Chêne et depuis longtemps épuisé, cet ouvrage peu connu permet de mesurer l’importance des repérages photographiques dans la méthode de création du cinéaste. Invitation au voyage dans un pays en noir et blanc…
En avril 1974, Repérages[11] [11] Alain Resnais et Jorge Semprun, Repérages, photographies d’Alain Resnais, texte de Jorge Semprun, Paris, Éditions du Chêne, 1974, n. p. Cet article condense les résultats d’une recherche de master 2 conduite en 2017-2018. Ce travail s’appuyait sur le fonds Jorge Semprun de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, dont on m’avait confié de réaliser un premier inventaire, et sur la consultation de l’Inventaire détaillé des archives d’Alain Resnais déposées à l’IMEC, qui ne sont à ce jour pas encore ouvertes aux chercheurs. Pour plus de détails sur les différentes questions abordées ici, mon mémoire est accessible en ligne : Anouk Phéline, Repérages d’Alain Resnais et Jorge Semprun : l’image d’avant, mémoire de master en histoire du cinéma, sous la direction de Sylvie Lindeperg, Paris, Université Paris 1, 2018. URL consulté pour la dernière fois le 15 novembre 2021 : https://www.academia.edu/42842963/REPÉRAGES_DALAIN_RESNAIS_ET_JORGE_SEMPRUN_LIMAGE_DAVANT dévoile pour la première fois au public une sélection de soixante-dix-sept photographies d’Alain Resnais, réunies et présentées par l’écrivain Jorge Semprun. D’après les légendes des images, la plupart de ces clichés ont été pris entre 1948 et 1972 pour des films non réalisés : Les Aventures de Harry Dickson (1951-66), Délivrez-nous du Bien (1969-70), The Monster Maker (1970-71), The Inmates (1971-77), et un documentaire sur Lovecraft (1972). Archives d’un cinéma invisible, les planches du livre nous font traverser une série de « paysages urbains dépeuplés, déserts » [22] [22] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., n. p. [p. 1]. , de Londres à New York, en passant par Paris, Lacoste ou l’Italie. Cinq photographies prises à Hiroshima, Autun et Nevers, témoignent aussi des repérages effectués par le cinéaste pour son premier long-métrage, Hiroshima mon amour (1959).
Repérages cristallise dix années de collaboration artistique entre Semprun et Resnais, depuis leur rencontre en 1963, au cours desquelles ils ont forgé une mémoire partagée. Quand ils élaborent ce livre, ils ont déjà écrit ensemble plusieurs scénarios qui n’ont jamais vu le jour, ainsi que deux films : La Guerre est finie (1966) et Stavisky… (1974). C’est d’ailleurs un de leurs amis communs, Gérard Lebovici, qui aurait initié le projet, d’après les souvenirs du cinéaste : « Repérages a été un geste extrêmement généreux de Gérard Lebovici. J’étais dans une situation financière très difficile, et il ne voulait pas avoir l’air de me prêter de l’argent, donc il m’a dit : “On va faire un Champ Libre, qui était sa maison d’édition, on va faire un album de vos photos.” [33] [33] Propos d’Alain Resnais recueillis par Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues dans Alain Resnais. Liaisons secrètes, accords vagabonds, Paris, Éditions Cahiers du cinéma, 2006, p. 147. ». Agent et producteur de Resnais, Gérard Lebovici avait en effet créé les Éditions Champ Libre en 1969 avec l’aide de Semprun. Il était logique qu’il confie la conception de cet ouvrage au duo artistique que formaient le romancier et le cinéaste, unis par une relation de travail et d’amitié. Si l’album fut finalement publié aux Éditions du Chêne, sa genèse atypique explique le rôle essentiel joué par Semprun dans la sélection des images : « Pour en arriver au choix de photos d’Alain Resnais ici réunies, j’ai examiné quelque 2 000 agrandissements (qui représentent à peu près le tiers du matériel contenu dans l’ensemble des planches de contact) [44] [44] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., n. p., [p. 5]. ». En se penchant sur les milliers de clichés réalisés par le cinéaste au fil des années, l’écrivain a pour tâche de révéler ces images. Car, jusque-là, Resnais n’avait développé ses photographies que sous la forme de planches-contact, selon un protocole de tirage qui donne un positif de la pellicule aux dimensions du négatif. Comme il « ne faisai[t] pas agrandir[55] [55] Propos d’Alain Resnais recueillis par Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues dans Alain Resnais. Liaisons secrètes, accords vagabonds, op. cit., p. 203. » ces vignettes de quelques centimètres, il n’avait pour ainsi dire jamais vu ses propres photographies avant de découvrir les tirages professionnels réalisés par François Duffort pour les besoins du processus éditorial : « Je me souviens d’avoir demandé au laboratoire François Duffort comment ils arrivaient à cette qualité d’agrandissement. Parce que je donnais une photo qui me paraissait banale, et agrandie elle devenait intéressante. […] Ce n’était pas une machine qui décidait, il [le cliché] était déjà interprété [66] [66] Ibid., p. 204. . » Pour que ses repérages se mettent à exister aux yeux d’Alain Resnais, il aura fallu un double regard : celui de l’écrivain qui les choisit, celui du technicien qui les interprète. Et c’est ainsi que Repérages a finalement fait apparaître « la cohérence interne de l’œuvre photographique[77] [77] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., p. 5. », longtemps demeurée invisible.
Véritable livre d’artiste, l’album conçu par Semprun et Resnais avec l’aide des maquettistes Alain Le Saux et Jacques Maillot propose une expérience sensible originale. Son format « à l’italienne » épouse le format 24 x 36 des photographies de paysage horizontales, le plus souvent reproduites à fonds perdu, qui se confondent avec les dimensions de ses feuillets. Presque aucun effet de bordure, de surcadrage, ou de vis-à-vis n’est créé par la mise en page : chaque image se contemple seule, sur la « belle page », face à un aplat noir où apparaît seulement le liseré blanc des légendes. Non paginé, l’album ne permet pas au lecteur de repérer facilement les planches : nous les avons numérotées dans l’ordre de leur apparition afin de pouvoir nous y rapporter dans l’article. L’absence de marge tend à créer une perception continue des clichés tandis que l’encrage au noir plonge l’ouvrage dans l’obscurité qui règne dans une salle de cinéma. Le livre se donne ainsi comme un écran où défileraient des vues urbaines en noir et blanc, telles des bribes de souvenirs arrachées au passé. La préface de Semprun invite à voir dans ces repérages les clés de l’imaginaire du cinéaste : « Et même si elles n’ont pas de rapport direct avec les films qu’Alain Resnais a effectivement tournés, elles en ont un, parfaitement lisible ou visible, avec la matière même, rêveuse, de tous ses films, de son cinéma[88] [88] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., p. 3. ».
L’esthétique de Repérages peut évoquer les feuillets cartonnés noirs et les clichés nocturnes du Paris de nuit de Brassaï, publié en 1932 avec une préface de Paul Morand, ou les paysages urbains de Doisneau dans La Banlieue de Paris (1949), introduits par un texte rageur de Blaise Cendrars contre l’urbanisme d’après-guerre. Mais c’est surtout aux livres de William Klein et de Chris Marker, collaborateurs et amis du cinéaste, que fait penser cet album de photographies. Une décennie plus tôt, Klein avait publié avec le soutien décisif de Marker ses ouvrages photographiques consacrés aux grandes métropoles : New York (1956), Rome (1959), Moscou (1959) ou Tokyo (1964). Marker dirigeait alors aux Éditions du Seuil la collection de guides de voyage « Petite Planète ». Son activité d’éditeur avait déjà inspiré Semprun et Resnais dans La Guerre est finie, où les personnages travaillent à un livre de photographies « sur toutes les villes du monde[99] [99] Semprun, La guerre est finie ; scénario du film d’Alain Resnais, Paris, Gallimard, 1966, p. 84. ». Repérages pourrait également constituer une réponse amicale au montage de textes et de photographies « L’Amérique rêve » publié par Marker dans Commentaires 1 (1961) [1010] [1010] Chris Marker, Commentaires 1, Paris, Éditions du Seuil, 1961 . Parmi les images qui donnent corps à ce « film imaginaire[1111] [1111] Marker décrit ainsi son commentaire écrit pour le film de François Reichenbach L’Amérique insolite, dont la version finale ne respectera ni la forme originale ni l’esprit de ce texte, jugé trop critique. », Marker fait figurer trois clichés pris par Resnais pendant un voyage qu’ils ont fait ensemble à New York et évoque dans les légendes leur passion commune pour les aventures du détective Harry Dickson. L’ouvrage signé par Semprun et Resnais poursuit cette logique de dédicace : le monde en ruines qu’il décrit semble rendre hommage au ciné-roman de Marker, La Jetée (1962).
Dans sa préface, Semprun tente de définir l’ « insidieuse beauté » qui caractérise cet « inquiétant désert des images » où il discerne une « angoisse originelle […] l’absence de l’homme vécue par l’homme[1212]
[1212] Ibid., p. 2.
». Il compare l’univers argentique de Resnais aux première images photographiques – la « vue célèbre prise par Nicéphore Niepce de la fenêtre de sa propriété, au Gras, en 1926[1313]
[1313] Ibid., p. 4.
», le daguerréotype Un boulevard à Paris (1839) – et aux clichés d’Eugène Atget qui enregistrèrent la disparition du vieux Paris. Semprun emprunte ses références aux surréalistes[1414]
[1414] Sur Eugène Atget vu par les surréalistes, on renvoie à l’article de Guillaume Le Gall, « Atget, figure réfléchie du surréalisme », Études photographiques, n° 7, mai 2000, [en ligne], consulté pour la dernière fois le 09 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/208
mais aussi au philosophe Walter Benjamin[1515]
[1515] Semprun cite la Petite histoire de la photographie de Walter Benjamin dont il a dû lire la première traduction fançaise, datant de 1971, rééditée sous le titre Petite histoire de la photographie dans Essais 1 (1922-1934), traduction française par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983.
et au conservateur du MoMA Beaumont Newhall[1616]
[1616] Beaumont Newhall, L’histoire de la photographie depuis 1839 et jusqu’à nos jours, traduit par André Jammes, Paris, le Bélier-Prisma, 1967.
, pour mieux inscrire la pratique de Resnais dans l’histoire de la photographie. Une telle entreprise de légitimation reflète l’ambition de cet ouvrage pionnier consacré aux repérages d’un cinéaste qui a toujours revendiqué sa « conception utilitaire[1717]
[1717] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., p. 1 : « En première instance, donc, ce qui frappe c’est l’attitude apparemment baudelairienne d’Alain Resnais envers la photographie. “Garde-note” dit Baudelaire en 1859. “Bloc-note où j’inscris pêle-mêle les images les plus diverses”, dit Alain Resnais en 1967. Il semble que nous avons affaire, chez l’un comme chez l’autre, à une même conception utilitaire de la photographie. »
» de la photographie. Resnais prend des photographies « pour les besoins de sa profession : cinéaste[1818]
[1818] Ibid., p. 1.
» et considère ces clichés comme de simples documents de travail, des outils au service du film. À rebours des intentions du cinéaste, Semprun fonde pourtant avec une grande audace conceptuelle la valeur artistique de ce corpus photographique sur sa valeur d’usage : « C’est leur fonction documentaire – repérage, aide-mémoire, bloc-notes – qui produit l’effet esthétique[1919]
[1919] Ibid., p. 4.
. » L’écrivain affronte ce paradoxe apparent en élevant au rang d’objet théorique une étape ordinaire de la préparation du tournage : celle des repérages. Il assimile ainsi la démarche de documentation de Resnais avec les photographies de commande réalisées par Charles Marville sur les travaux d’Haussmann, qui sont devenues a posteriori des icônes majeures pour les amateurs de photographie. Les repérages de Resnais ne pourraient-ils pas eux aussi échapper à leur contexte de production pour faire œuvre par notre regard ?
Semprun pointe le « saisissement analogue » éprouvé devant un ouvrage documentaire ne visant a priori qu’à « illustrer les problèmes historiques de l’urbanisme à Londres », London : The Unique City de Steen Eiler Rasmussen[2020] [2020] Steen Eiler Rasmussen, London: The Unique City, Londres, Macmillan, 1937. . Cette fois, il va jusqu’à créer un jeu de miroir vertigineux avec ces images qui « auraient pu servir de repérages à Alain Resnais » et « nous font assister, comme les photos d’Alain, à la naissance de l’insolite et du fantastique au sein même de la plus épaisse banalité[2121] [2121] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., p. 4. ».
L’effet produit consiste dans les deux cas à transfigurer le réel, à basculer dans la fiction : peut-être Semprun nous livre-t-il ici sa définition de la fonction poïétique des repérages ? Dans l’acception commune du terme, il s’agit d’une étape éminemment transitoire de la genèse du film, consacrée à la recherche des décors extérieurs, naturels ou bâtis en amont du tournage. Mais, en jouant sur les mots, l’écrivain suggère qu’il existe un sens caché à ces images secrètes que Resnais conserve dans ses archives : « Points de repère (ou points de repaire ? L’homonymie n’est pas insignifiante, dans ce cas. Servent-elles vraiment à s’orienter dans ce monde ces images ? Ne sont-elles pas plutôt les jalons d’une fuite, d’une volonté labyrinthique de se cacher le monde et au monde ?) [2222] [2222] Ibid., p. 2. ». D’après lui, ces photographies n’auraient pas tant comme propriété de fixer des coordonnées spatio-temporelles que de matérialiser les replis de l’inconscient. Le réseau des images formerait la tanière imaginaire où le cinéaste, tapi au revers du monde, pourrait s’approprier la réalité et, partant, la sublimer à travers un processus créatif multiforme. Une telle phase d’innutrition visuelle avait déjà frappé les rédacteurs de la revue L’Arc, en 1967 : « Dans la création de Resnais, il y a un moment solitaire dont nous ne savons que peu de choses, mais dont l’importance est certaine. C’est celui où le réalisateur se promène […] en prenant des centaines de photographies[2323] [2323] Bernard Pingaud et Pierre Samson (dir.), L’Arc, n° 31, numéro spécial « Alain Resnais, ou la création au cinéma », 1967, p. 42. ». Les entretiens menés à l’époque avec les différents collaborateurs du cinéaste soulignaient tous l’importance de ces clichés de repérage dans son dialogue avec les membres de l’équipe : scénariste, scripte, décorateur, chef opérateur, acteurs, etc. Selon la scripte Sylvette Baudrot, cette étape très personnelle, préalable à toute création collective, où Resnais cherche son cadre, ses décors, serait même « le moment où s’invente la mise en scène[2424] [2424] Ibid., p. 50. ». Le cinéaste formule la même idée à sa manière, tout en euphémisme : « Je commence en général par repérer tout seul les lieux de tournage. […] Dans ces moments-là, le Leica est bien commode. Je m’en sers comme d’un bloc-notes où j’inscris pêle-mêle les images les plus diverses. Elles me serviront ensuite à matérialiser l’histoire, à fabriquer une autre réalité avec des matériaux pris un peu partout[2525] [2525] Ibid., p. 99. . » De ses repérages naît une autre réalité.
« On ne pourra plus désormais parler d’Alain Resnais sans se référer à son œuvre invisible[2626] [2626] Jean-Paul Török, « Repérages d’Alain Resnais et Jorge Semprun », Positif, n° 169, mai 1975, p. 72. . » C’est ainsi que Jean-Paul Török, commente, en mai 1975 dans Positif, la sortie de Repérages, un an plus tôt. Török va considérer l’œuvre de Resnais en opposant terme à terme ses films non réalisés et ses films réalisés : « Films fantômes, ils ne se contentent pas de hanter les zones d’ombre de la filmographie officielle, et de nourrir de leur substance immatérielle les réalisations, trop rares à notre gré, qui la composent. Ils forment une véritable filmographie parallèle, si fournie et si consistante qu’on en vient à se demander si la carrière classée et reconnue d’Alain Resnais ne s’est pas édifié dans ses marges, par accidents successifs et, insinuerais-je, par défaut[2727] [2727] Ibid. . » Une telle recension de l’ouvrage est remarquable car, la première, elle vient à la fois pointer l’importance de la publication de ces photographies inédites et les replacer dans la perspective globale de l’œuvre non réalisé qu’évoquent les légendes de l’album : « Ce ne sont ni des projets, ni des créations inachevées, mais des conceptions menées à leur terme et auxquelles il n’a manqué, en somme, que d’être soumises à ce traitement supplémentaire, moins indispensable qu’on ne le croit, que constitue le tournage[2828] [2828] Ibid. . » Il faut cependant pondérer cette affirmation étant donné les stades de développement divers des projets en question, que l’avancée de la recherche permet aujourd’hui de mieux apprécier. Si Les Aventures d’Harry Dickson, Délivrez-nous du Bien et The Monster Maker avaient bien atteint le stade du scénario et étaient en état d’être tournés, The Inmates avait en revanche fait l’objet d’un simple traitement et le projet de documentaire sur Lovecraft se résumait à une série de repérages photographiques réalisés en Nouvelle-Angleterre. Il semble essentiel d’exposer brièvement l’histoire de ces films non réalisés dont les conditions de production et la genèse reste souvent peu connues, au-delà du cas des Aventures d’Harry Dickson qui a formé le cadre lecture privilégié de l’album Repérages depuis sa parution.
Dix photographies de Repérages se rapportent explicitement au célèbre « film fantôme[2929] [2929] Selon l’expression de Francis Lacassin dans son article de référence « Alain Resnais et son film fantôme », Zoom : le Magazine de l’Image, n° 24, mai 1974, p. 100-106. Sur la genèse détaillée du projet Harry Dickson, on renvoie à la chronologie établie dans le riche ouvrage consacrée au scénario Les Aventures de Harry Dickson. Scénario de Frédéric de Towarnicki pour un film (non réalisé) par Alain Resnais, édition établie par Jean-Louis Leutrat avec l’aide de Suzanne Liandrat-Guigues et de Philippe Met, Nantes, Capricci, 2007. » de Resnais. Celui-ci nourrit très tôt le projet d’adapter les aventures du détective Harry Dickson qu’il avait découvertes en bande-dessinée. Il partit à Londres en quête de décors dès la fin des années 1940, puis confia l’écriture d’un scénario à son ami Frédérick de Towarnicki à la fin des années 1950 et rencontra même l’auteur des plus grandes enquêtes du Sherlock Holmes américain : Jean Ray. Vingt à trente clichés de l’album pourraient en fait être liés à ce projet. Ceux pris à Londres, « ville inlassablement parcourue par Alain, à la recherche des souvenirs d’Harry Dickson[3030] [3030] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., p. 5. », comme le note Semprun ; mais aussi en Écosse, autre haut lieu des aventures du détective, ou encore à New York, dont l’architecture néo-babylonienne rappelle l’esprit fantastique de Jean Ray. Le « dictionnaire en trois volumes[3131] [3131] « […] je fabrique alors pour lui un véritable dictionnaire en trois volumes où mes trouvailles sont classées par chapitres », propos de Frédéric de Towarnicki recueillis Bernard Pingaud et Pierre Samson dans L’Arc, op. cit., p. 24. » conçu par Towarnicki pour donner corps au projet Harry Dickson se fonde notamment sur une combinatoire des lieux mystérieux où se passent les enquêtes et qui constituent autant de décors possibles pour le film. Le scénariste en fait la liste sommaire en ces termes : « l’appartement de Baker Street, […] campagne anglaise, […] maisons et portes, laboratoires, châteaux et manoirs, cryptes et souterrains, arrière-boutiques[3232] [3232] Ibid. ». Parmi les clichés sélectionnés par Semprun, certains présentent des similarités frappantes avec ces décors comme avec le texte de Towarnicki[3333] [3333] La dernière version du scénario et les parties chantées (« songs ») écrites par Towarnicki ont été publiées dans Les Aventures de Harry Dickson. Scénario de Frédéric de Towarnicki pour un film (non réalisé) par Alain Resnais, op. cit.. . Le cimetière (planches 2 et 3), les boyaux souterrains du métro (pl. 5, 6 et 7) ou les ruelles obscures (pl. 33, 34 et 35) renvoient notamment à l’univers dicksonien : « Vielles maisons pavés maudits / Murs aveugles regards de nuit[3434] [3434] Ibid., p. 352-353. ». Resnais semble parfois même anticiper la fonction dramatique que pourrait jouer un lieu précis : « Londres. Harry Dickson. Maisons jumelles permettant des échanges de lieux. » (pl. 32). Enfin, la dernière photographie de l’ouvrage, qui représente une sculpture de dinosaure étonnamment réaliste, a été prise au Crystal Palace Park (pl. 77). Or c’est bien là, dans cet espace-frontière où les forces de la nature lézardent l’ordre de la ville, qu’Harry Dickson voit ressurgir des créatures cauchemardesques venues du fonds des âges, dans le scénario. Quand Resnais légende cette ultime planche « Londres. Crystal Palace. Ça n’existe plus. », désigne-t-il les espèces disparues figurées par l’animal préhistorique, ou bien le film lui-même – ce rêve d’enfant qu’il ne réalisera jamais ? À contempler les repérages pour Harry Dickson qui rythment l’album, on a moins le sentiment d’en suivre la genèse que d’assister à un rituel de deuil. Scénographie d’un film en train de mourir, Repérages nous le présente, à travers ses planches éparses, comme un édifice qui tomberait en ruines, à l’instar des « décors » que l’on détruit (pl. 66) avant même qu’ils n’aient pu servir. Plutôt qu’ils ne réalisent le grand œuvre de Resnais, ces clichés enregistreraient la manière dont il fut défait par le temps. La négation qui les habite trace la perspective mélancolique d’un voyage aux pays des ombres, à travers la grisaille ou les noirs profonds des images, saturées d’encre par l’impression offset.
De fait, Repérages formerait l’archive et le memento mori d’un catalogue de films défunts. Interrogé au sujet de ces projets non réalisés, Resnais répond à Jean-Daniel Roob en ces termes : « Il y a eu des projets mort-nés mais il n’y en a pas eu “énormément”[3535] [3535] Propos d’Alain Resnais recueillis par Jean-Daniel Roob dans Alain Resnais, Lyon, La Manufacture, coll. « Qui êtes-vous ? », 1986, p. 126. . » Il rapporte essentiellement ces films « mort-nés » à son long séjour new-yorkais, dû à l’échec commercial de Je t’aime, je t’aime (1968) : « Je n’ai reçu aucune proposition d’aucune sorte, rien. Je suis allé pour quinze jours à New York. Et là, j’ai eu des offres. J’y suis resté presque deux ans, de 1969 à 1971, pour travailler à plusieurs projets qui n’ont pas abouti[3636] [3636] Ibid., p. 127. . » Il se consacre d’abord principalement à l’écriture d’un scénario sur la vie du Marquis de Sade avec Richard Seaver, Délivrez-nous du Bien, pour développer ensuite deux projets avec l’auteur de comics Stan Lee. Resnais se souvient ainsi des prémices de Délivrez-nous du Bien : « tandis que je connaissais très bien les lieux où le Marquis de Sade avait vécu en France, mais pratiquement pas son œuvre, mon ami, au contraire, connaissait parfaitement l’œuvre mais pas du tout les lieux[3737] [3737] Propos recueillis par Françoise Pieri et Aldo Tassone dans « Entretien avec Alain Resnais », art. cit., p. 48. . ». L’écrivain Richard Seaver avait en effet traduit les écrits de Sade en anglais, tandis que Resnais était allé en pèlerinage à Lacoste sur les traces du marquis et de ses admirateurs surréalistes. Il partage ce souvenir avec son scénariste à travers les photographies qu’il a prises du lieu : « 1949. Ruines du château du marquis de Sade à Lacoste (Vaucluse). Sur une pierre, on pouvait voir encore la signature d’André Breton, inscrite au crayon de rouge à lèvres. Rêverie autour d’un film possible. En 1970, à New York, j’ai montré ces photos à Richard Seaver, lorsque nous travaillions au scénario de Délivrez-nous du Bien. (Projet de film sur le Marquis de Sade). A.R. » (pl. 1). Mais Resnais ne se contente pas de se référer à ces clichés datés de 1949 (pl. 1 et 4). Dès qu’une première version du scénario est prête, fin 1969, il part en repérages un mois en France pour faire l’inventaire des décors : châteaux, tribunaux, prisons[3838] [3838] On se fonde ici sur les propos de Richard Seaver recueillis par James Monaco dans Alain Resnais: The Role of imagination, Londres/New York, Secker and Warburg/ Oxford University Press, 1978, p. 153-154 : « With a better conception of what the film might look like, Resnais returned to France and spent at least a month scouting for locations and photographing them in detail ; a process, Seaver says, he follows with most of his films. » . Ces images sont essentielles dans l’élaboration du projet, comme le note Richard Seaver : « Alain avait alors atteint le point où il a entrepris un tas de repérages, et comme vous le savez c’est un magnifique photographe. Il a réuni une documentation graphique considérable[3939] [3939] Propos recueillis par Robert Benayoun dans Alain Resnais, arpenteur de l’imaginaire, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 1986 [1ère éd. Stock 1980], p. 286. . » En témoignent, dans Repérages, deux clichés représentant des statues funèbres, voire funéraires, dont les légendes citent le film : « Vénasque. Repérages pour Délivrez-nous du Bien. » (pl. 50) et « Isle-sur-Sorgue. Repérages pour Délivrez-nous du Bien. Sade l’a regardée. » (pl. 52). Cette femme de pierre alanguie semble incarner à la fois la mort et la volupté, comme une métaphore de l’extase du condamné.
L’écriture de ce scénario sur la vie du marquis de Sade s’est superposée dans le temps avec le développement de The Monster Maker, comme en témoigne ici Seaver : « Il avait deux projets en langue anglaise, l’autre était avec Stan Lee[4040] [4040] Ibid., p. 285. . » Fable écologique, The Monster Maker est une transposition libre du monde fantastique de l’auteur de comics Stan Lee centrée sur l’histoire de Larry Morgan, un producteur de films d’horreur de séries B qui se retrouve confronté à un monstre contemporain : la pollution à New York. Quand le scénario est achevé, à l’été 1971, le choix de décors paraît aussi être déjà arrêté. Les photographies de l’album Repérages qui renvoient tacitement à la genèse de ce film sont celles des champs d’ordures, des décharges à ciel ouvert et des terrains vagues, aux marges de la ville (pl. 69 à 76). Dans un entretien récent, l’auteur Stan Lee se souvient des repérages de Resnais : « Il a finalement trouvé un endroit qui lui semblait parfait. Une île de l’East River, à Manhattan, qu’on appelle Rat Island. Il a dit que c’était sale, dégoûtant et envahi par les mauvaises herbes : c’était parfait. […] On allait prendre Rat Island et montrer que toute la pollution de l’île se condense pour devenir un monstre[4141] [4141] C’est nous qui traduisons. Entretien vidéo de Stan Lee dans « Marvel mon amour : Stan Lee and Alain Resnais’ Unmade Monster Movie » réalisé par Daniel Raim pour la Criterion Collection, Criterion.com, [en ligne]. URL consulté pour la dernière fois le 9 novembre 2021 : https://www.criterion.com/current/posts/5418-marvel-mon-amour-stan-lee-and-alain-resnais-s-unmade-monster-movie#comments. . » Le projet ne se fera pas mais les deux hommes élaboreront ensemble le traitement d’un autre film, The Inmates, à la fin de l’année 1971. Ce titre est mentionné dans les légendes de deux photographies qui semblent tout droit sorties d’un film noir : « New York. Repérages pour un film non encore réalisé, The Inmates, sur un scénario de Stan Lee. » (pl. 27) et « New York. Repérages pour The Inmates. » (pl. 44). Resnais décrit en ces termes le récit de science-fiction écrit par Stan Lee : « une histoire d’amour entre un être humain et une extra-terrestre, sur fond d’affrontement apocalyptique entre les deux espèces[4242] [4242] « A crisis develops; for various reasons the powers that be may have to destroy us. The form, however, is personal rather than cosmic: a love story between two people, a woman extraterrestrial and a man who is native to earth. », Monaco, ROL, p. 150-152. ». Parquée sur Terre, l’humanité attend son extinction prochaine, dans les décors d’une ville-camp : immeubles désaffectés, voués à la démolition, rues sans issues, enclos grillagés… L’univers dystopique de la mégalopole en déclin est aussi celui d’une photographie de Buster Keaton (pl. 42), prise par Resnais à New York sur le tournage du film expérimental d’Alan Schneider et Samuel Beckett intitulé Film, en juillet 1964.
Resnais développa un dernier projet avec William Friedkin pendant cette période américaine : « un “moyen-métrage à propos d’Howard Phillips Lovecraft”. Là encore, le travail de préparation est mené jusqu’à son terme puis Friedkin abandonne, absorbé par les catastrophes qui se succèdent sur le tournage de L’Exorciste[4343] [4343] Jean-Paul Török, « Repérages d’Alain Resnais et Jorge Semprun », art. cit., p. 73, qui se fonde des propos d’Alain Resnais extraits de La Revue du Cinéma. On a pu reconstituer qu’il se réfère à l’« Entretien avec Alain Resnais » réalisé par Françoise Pieri et Aldo Tassone, Image et Son-La Revue du Cinéma, n° 284, mai 1974, p. 48-58. . » Le cinéaste confie alors à Semprun l’écriture d’un commentaire qui ne verra finalement jamais le jour, car le projet « s’est enlisé dans des discussions de producteurs[4444] [4444] Jorge Semprun, « De Lovecraft à Stavisky » dans Le “Stavisky” d’Alain Resnais, Paris, Éditions Gallimard, NRF, 1974. » à la fin de l’année 1972. L’influence de Lovecraft se fait néanmoins sentir dans Repérages où trois légendes font référence à l’univers de l’écrivain fantastique américain (pl. 9, 23 et 40), et plus particulièrement à la cité imaginaire d’Arkham qu’il place au cœur de nombreux récits : « 1960. Quand Paris ressemble à Arkham » (pl. 23). Son nom apparaît aussi de manière insolite dans la préface de Semprun, au détour d’une phrase sur une photographie de Niepce qui « semble faite, prémonitoirement, pour illustrer un récit de H.P. Lovecraft, par la grisaille phosphorescente d’une lumière tombée du ciel[4545] [4545] Jorge Semprun, Repérages, p. 2. . » Au point d’orgue du texte, c’est même la topographie d’Arkham qui relie entre eux tous les repérages de Resnais : « En fait, comme un visionnaire obstiné, Resnais fait de toutes ces villes réelles les avatars visibles d’une seule et unique ville rêvée. Comme H.P. Lovecraft, Alain Resnais transforme toutes ces villes réelles, humaines, trop humaines, en une espèce d’Arkham à la fois maléfique et fabuleuse. Ainsi, c’est finalement la topographie de cette ville de rêve, jamais vue, qui a guidé mon choix. Je vous présente la ville d’Arkham, photographiée par Alain Resnais[4646] [4646] Ibid., p. 5. . » Semprun est profondément imprégné par sa lecture de l’auteur américain quand il écrit ces lignes où il dévoile au lecteur le principe d’organisation spatiale à l’œuvre dans son classement des photographies. Il décrit un tel territoire lovecraftien dans l’introduction au scénario de Stavisky…, paru en mars 1974 : « Tous ces lieux délimitent un territoire réel. Mais ils sont aussi les points de repère d’un univers parallèle, d’un territoire immense et morne, chatoyant et feutré, fantastique. Celui de l’écrivain Lovecraft[4747] [4747] Jorge Semprun, « De Lovecraft à Stavisky » dans Le “Stavisky” d’Alain Resnais, op. cit., p. 9. . » On retrouve ainsi l’esprit de ce film abandonné non seulement dans Repérages mais aussi dans Stavisky… et Providence, réalisé par Resnais en 1977[4848] [4848] Providence, en Nouvelle-Angleterre, est aussi la ville natale de l’écrivain, où le film devait initialement être tourné. On sait par les collaborateurs de Resnais que la référence à Lovecraft fut importante dans la genèse du film Providence. Pour plus de détails, on consultera l’ouvrage de référence de François Thomas, L’Atelier d’Alain Resnais, Paris, Flammarion, 1989, notamment p. 34, 85 et p. 123. .
Plus encore qu’à Arkham, le labyrinthe urbain de Repérages fait penser aux ténèbres de la Cité sans Nom inventée par Lovecraft : « ville fantôme comme intacte et pourtant aussi vide que le désert qui la protège […] dont les rares voyageurs s’écartent avec crainte[4949] [4949] Préface de Francis Lacassin à Howard Phillips Lovecraft. Les Mythes de Cthulhu. Légendes du mythe de Cthulhu. Premiers Contes. L’Art d’écrire selon Lovecraft, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », p. 6. ». Ces espaces désolés semblent porter en germe un drame muet, une fatalité sans nom. La structure de l’ouvrage telle que la conçoit Semprun est celle d’une tragédie en trois actes : « Une première séquence nous livre les décors vides, les espaces clos et ouverts des villes où le jeu du destin va se jouer. Dans une deuxième séquence, les personnages font leur apparition : les solitaires, les inquiétants témoins d’un événement qu’ils ne parviendront peut-être pas à raconter. Finalement, au troisième acte, la mort fait son entrée. On n’attendait qu’elle pour tirer le rideau[5050] [5050] Semprun, Repérages, op. cit., p. 5. . » Ces mots de l’écrivain pourraient décrire l’incapacité de se souvenir qui obsède les personnages d’Hiroshima mon amour, comme en état de sidération dans un monde rasé et reconstruit sur les ruines de la catastrophe. Dans la nuit de l’histoire, Semprun et Resnais ont été eux-mêmes ces « inquiétants témoins » d’évènements qu’ils ne sont peut-être pas parvenus à raconter : la déportation vécue par Semprun qu’il tente de dire dans son premier roman, Le Grand Voyage (1963) ; la découverte de camps d’extermination nazis dont Resnais s’efforce de rendre compte dans le documentaire Nuit et Brouillard (1955). On peut faire l’hypothèse que Semprun regarde les clichés du cinéaste à travers ces images qui hantent leur mémoire commune. Les villes tentaculaires de l’après-guerre, photographiées en noir et blanc, semblent plongées dans une nuit perpétuelle de fin du monde : « C’est la nuit qui s’avance[5151] [5151] Semprun, Le Grand Voyage, op. cit., p. 14-15. », écrivait Semprun dans Le Grand Voyage. Après Auschwitz, après Hiroshima, la menace de l’architecture concentrationnaire et celle du bombardement atomique planent sur le « paysage écorché vif, écorché mort[5252] [5252] Semprun, Repérages, op. cit., p. 4. » de métropoles murées, dépeuplées, embarbelées. La cité maudite d’Arkham serait alors une image de ces monstres modernes, bien réels.
Dans Repérages, Semprun a disséminé les photographies liées à différents projets de film de manière à créer une logique de circulation entre les lieux, les histoires et les époques : « Je classais les photos dans un ordre purement géographique : Londres, Paris, Nevers, New York, Hiroshima…. Mais il m’est apparu bien vite que cet ordre était superficiel. Pour cette raison, au classement des photos par ordre géographique ou chronologique, nous avons préféré leur montage dans une succession dramatique qui met en relief la cohérence interne de l’œuvre photographique d’Alain Resnais selon les lois cachées du désir et des fantasmes[5353] [5353] Ibid. . » L’écrivain fonde son parti-pris formel sur l’hypothèse novatrice d’une généalogie des images : « l’origine ou le germe se trouve, à mon avis, dans une image prise à Lyon, bien des années auparavant : l’image des trois poubelles dans l’encadrement d’un portail de la rue Comte, avec le fourgon mortuaire, au fond[5454] [5454] Ibid. . » Ainsi, au détour d’une phrase à la construction particulièrement complexe, baroque, il nous livre une précieuse clef de lecture du livre : il ne s’agit pas tant de reconstituer la genèse de films non réalisés, comme pourrait le faire un historien du cinéma, que d’esquisser une méthode d’analyse des images par les images, en s’appuyant sur des rapprochements iconographiques entre toutes les photographies du cinéaste – quelles que soient les conditions ou les intentions qui ont présidé à leur capture. Dans le mystérieux portrait qu’il nous livre de Resnais au prisme du livre Repérages, Semprun montre que son œuvre « se fonde sur et se déploie autour de quelques obsessions essentielles[5555] [5555] Ibid. ».
C’est à travers les légendes, signées « A.R. », qu’Alain Resnais dialogue avec la vision de son œuvre par Semprun. La subjectivité du cinéaste s’exprime dès les premières lignes et parcourt l’ensemble de l’ouvrage. Son ton intime est celui de la remémoration et colore fortement la perception des photographies. Rédigés à partir des images, dans un style elliptique, ces souvenirs infléchissent le sens de la sélection de Semprun, fondée sur des analogies formelles, pour évoquer un cinéma imaginaire. Resnais introduit à une « rêverie autour d’un film possible. » (pl. 1) qui va de la réminiscence à la résurrection du passé, par la grâce éphémère d’un présent de narration. Partout, l’énigme affleure dans ce dispositif où la légende, ni descriptive ni explicative, oscille entre la notation proustienne et la notice d’information minimaliste, souvent lacunaire. La relation texte/image obéit à un principe défini par Chris Marker : « Le texte ne commente pas plus les images que les images n’illustrent le texte[5656] [5656] Chris Marker, Le Dépays, Paris, Herscher Format-photo, 1982, n. p.. . » Les expressions « sur les traces de » (pl. 2, pl. 8, pl. 14) ou « à la recherche de » (pl. 11, pl. 17, pl. 36) qui rythment cet étrange poème en prose, confèrent aux repérages un caractère d’enquête, de retour dans le temps, d’errance dans l’espace. Ces photographies enregistreraient une double disparition, celle du film qui n’a pu voir le jour et celle du monde, déjà englouti, dont la pellicule garde l’empreinte : « Londres. On détruit les décors de Jean Ray et Harry Dickson. 1965-66. » (pl. 66). La charge émotive naît de ce feuilletage des temporalités, où le sentiment de perte indissociable de la conscience que « ça a été[5757] [5757] Roland Barthes, La Chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Éditions du Seuil, 1980. » se conjugue à la nostalgie de ce qui aurait pu être. La composition musicale du texte de Resnais joue sur les effets d’écho, la sérialité, pour exalter la profondeur hypnotique des clichés. Ces fragments textuels forment une ligne mélodique qui engage le lecteur à suivre l’apparition des photographies comme il regarderait une succession de « plans ». Le terme « Repérages » (pl. 11, pl. 27, 33, 44, 50, 52) que Resnais emploie six fois, prend dès lors une valeur manifeste : avec ce livre, il inventerait un « cinéma de papier[5858] [5858] On emprunte l’expression à David Campany qui théorise, à propos de certains ouvrages photographiques modernes, la notion de « paper cinema » dans Photography and Cinema, Londres, Reaktion Books, 2008. » au conditionnel passé.
La construction de l’ouvrage porte la trace de l’esthétique du cinéaste et de son art du montage. Les vues successives prise dans les couloirs du métro londonien (pl. 5, pl. 6 et pl. 7) ou dans les galeries de musée (pl. 12 et 13) fonctionnent comme autant d’arrêts sur image qui suspendraient le mouvement des lents travellings si caractéristiques du cinéma de Resnais, depuis Toute la mémoire du monde (1956). La juxtaposition des planches 36 et 37, qui fait littéralement apparaître un personnage avec la magie de Méliès, s’apparente à un faux raccord. La séquence consacrée aux silhouettes humaines, animales ou artificielles (pl. 37 à 55) est construite comme une série de champs-contrechamps sur l’entrecroisement des regards de pierre capturés par l’appareil. De trois quarts face ou de trois quarts dos, les statues et les mannequins prennent la pose classique des acteurs et des actrices en amorce devant l’objectif de la caméra. Le télescopage des planches 66 et 67 crée une compression de l’espace, d’un plan général sur un paysage de campagne à un plan rapproché sur un détail, comme par un effet de zoom brutal. On observe dans le livre les mêmes effets prémédités de coupe, de rupture, que dans les films de Resnais, à travers des changements d’angle de vue ou d’échelle de plan, traduits ou transcrits sur le papier. La maquette inclut notamment plusieurs doubles-pages qui lui donnent son tempo visuel. La succession des clichés se voit animée par ces images qui apparaissent à intervalles irréguliers et envahissent soudain tout l’espace du visible, comme des fulgurances. Repérages se déroule ainsi comme un film photographique : planche par planche, plan par plan… Et le temps que dure ce film de papier, tout se passe « Comme si chacune de ces images allait voir une suite, comme si chacune d’elles faisait partie d’une séquence, était tirée d’un film dont il nous faudrait reconstruire l’obscur cheminement rutilant[5959] [5959] Jorge Semprun, Repérages, op. cit., p. 4. . »
Œuvre cinégraphique, Repérages invente une écriture visuelle qui met en mouvement les images fixes par l’art du montage gouvernant la composition de l’ouvrage, et leur confère une épaisseur temporelle à travers la voix off fragmentaire que constituent les légendes. La singularité de cet ouvrage fut soulignée par l’installation conçue par le photographe Gilles Peress pour l’exposition L’IMAGE D’APRÈS : Le cinéma dans l’imaginaire de la photographie qui s’est tenue à la Cinémathèque française en 2009[6060] [6060] Pour plus de détails sur l’œuvre de Gille Peress, on renvoie au catalogue de l’exposition dont sont tirées les planches reproduites dans cet article : Diane Dufour et Serge Toubiana (dir.), L’image d’après. Le cinéma dans l’imaginaire de la photographie, Paris, La Cinémathèque Française, Magnum, Steidl, 2007. . En exposant l’album dans une vitrine, l’ancien reporter de guerre le présente à la fois comme un objet d’art et comme un « lieu de mémoire portatif[6161] [6161] On emprunte ici l’expression employée par Sylvie Lindeperg à propos du film Nuit et Brouillard dans l’ouvrage Nuit et Brouillard : un film dans l’histoire, Paris : Odile Jacob, 2007, p. 10. ». Il y répond par une série de repérages photographiques réalisés à New York et Bagdad pour un film fictif intitulé One World. Ces clichés explorent les espaces discontinus et verrouillés d’un monde post-11 septembre. L’hommage contemporain de Gilles Peress résonne avec la déclaration de Resnais dans le seul entretien qu’il ait donné à la parution de Repérages : « C’est la trace de l’homme qui m’intéresse, sans doute, pour peu qu’elle soit cachée, occulte[6262] [6262] Propos d’Alain Resnais recueillis par Claude Beylie dans « Alain Resnais, Jorge Semprun et Stavisky », Écran, n° 27, juillet 1974, p. 37-45. . »