En 2005, Albert Serra, artiste et écrivain manqué, Espagnol et fier, tourne Honor de cavalleria. L’homme s’essaie à un premier film, non loin de son village natal de Catalogne, Banyoles. C’est l’anniversaire des quatre cent ans de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Cervantès, que l’on fête dans toute l’Espagne. Malheureux dans le concours à un soutien public, le film s’en tire avec un mécène millionnaire et une cotisation de chacun de ses participants. Apparue quelques années plus tôt, la caméra DVX de Panasonic laisse entrevoir une rivalité entre amateurs et professionnels, sinon la possibilité de distancer les seconds. N’invoquant aucun engouement particulier pour le roman de Cervantès (d’autres références à la chevalerie, d’ailleurs, interviennent dans Honor), et encore moins d’intérêt pour son éventuelle adaptation («je me fiche de l’adaptation »), l’apprenti cinéaste se concentre sur les deux héros du roman, Don Quichotte et Sancho Panza. L’opportunité de la légende, c’est d’abord ses deux grandes figures.
Un film peut alors commencer, et ce d’autant plus qu’un retraité de Banyoles, coquet et efflanqué, Lluís Carbó, a tout du Quichotte, tandis qu’un autre natif du village, maçon de son état, Lluís Serrat, affiche des rondeurs dignes d’un Sancho. Les deux feront la paire. Premier critère de choix de l’acteur : la ressemblance. Ce sont deux corps identifiables qui sont élus. Deux pures silhouettes. Mais pleines d’atavisme. Car Serra le sait, et ne mentionne pas pour rien Pasolini comme première référence, le corps, tout entier, parle. Lequel en dit déjà plus long qu’un texte mis dans la bouche de l’acteur. De quoi contenter un cinéaste, rien moins que soucieux de la psychologie, et exclusivement acquis à l’acteur amateur, qu’il consacre comme sujet objectif. Mais aussi comme sollicitude essentielle, puisqu’il n’est alors aucunement question d’adapter un texte, ni d’assouvir une nécessité ou des thèmes propres de l’auteur. Serra sera partout, mais dans l’idée, il n’est nulle part. Le film, c’est d’abord la rencontre de l’acteur. Privé d’interprète, le genre documentaire rebute sérieusement Serra.
Dès les premières secondes d’Honor, la révolution, bien plutôt que l’aventure, est engagée par le plus conservateur des cinéastes. Quelque part dans un bocage, l’hidalgo ramasse délicatement des bouts de son armure, sans que ses mouvements ne soient tous recadrés. Sous un arbre, Sancho est assis, contemplatif. Rejoint et commandé par son maître, lui revient de trouver une couronne de laurier. L’écuyer va à sa tâche, mais la caméra se recentre sur le Quichotte, et laisse Sancho hors du champ. Dépourvue de traitement dramatique, généralisant le faux raccord, la situation confine à l’incohérence. Toujours silencieux, Sancho gratte dans les herbes, à la recherche du laurier demandé. Puis c’est la tombée de la nuit. Les deux passent dans le noir, dans le contre-jour, et s’imposent encore plus indéfinis. Au refus de la dramatisation, s’est ajouté le droit de la lumière, une lumière déterminée, non par le scénario, mais par la réalité de l’espace naturel. La caméra n’a rien fait pour éclaircir la halte des deux héros, et elle ne fera rien pour les arracher à l’opacité de la nuit.
Ainsi le film ne sera pas découpé, et il privilégiera tous les arbitraires possibles, croisés par les deux corps du Quichotte et de Sancho. Plus loin, le temps du film deviendra celui de la montée de la lune dans le ciel. Plus loin encore, la lumière de midi surexposera les corps des personnages. Cultivant ces aléas récurrents, la caméra se désolidarise de son sujet, personnages ou scénario. Et rompt la suprématie du corps sur l’image, sur l’objectif. Plus de service rendu entre l’acte de l’image et son sujet. Indépendante, ou « paresseuse », ose le cinéaste, telle s’affiche la caméra. Et presque ironique, notamment lors du discours humaniste du Quichotte, filmé en plan d’ensemble, où tous les corps sont imperceptibles et les voix inaudibles. Privé de hiérarchie dans le voir et l’écouter, le dispositif classique de l’altérité chancelle. Même le principe d’horizontalité du plan peut passer à la trappe.
Mais l’échelle du corps s’en trouve aussi affectée : filmé de dos, de côté, en gros plan, ou en contre-plongée, le corps de l’acteur voit son exposition totalement redéfinie. Un compagnon de Sancho arrive dans le film, dans le plan, mais de dos, et reste dans cette station un long moment avant que son visage n’accède à la lumière. De sorte que le corps lui-même n’est plus dramatique, tandis que le visage cesse de polariser le plan. De surcroît les intermédiaires entre l’objectif et les corps se multiplient dans l’image. Ce sont les herbes hautes (où la caméra s’établit souvent), ou un feu de camp, un feu qui dissimule et recouvre le visage de Sancho, devenu alors secondaire. La déambulation des aventuriers, loin d’aligner les péripéties, n’en finit pas d’instituer la prégnance de ce qui précède les hommes dans le monde. Partant, c’est le roman de chevalerie qui risque de s’évanouir. Néanmoins la certitude des êtres, et du film, est immédiate. Paradoxalement, la déchéance renforce la présence.
Bousculé, le corps croise tout de même un environnement susceptible de le soutenir, et de remettre un peu de sens dans la fiction. L’expressivité de la nature, la totalité organique du dehors, ordonnent ainsi comme un espace dramatique alternatif. De cette façon intercède le ciel dans l’aventure, qui arbore une charge digne d’un personnage. En un plan, en une rupture de plan, Serra réussit à signifier la présence du ciel dans le devenir des deux vagabonds, contrariant leur errance silencieuse. Dans la place vide du scénario, l’espace naturel se met à parler. Ce qu’il fait notamment par sa composition, ses lumières et ses dégradés, ses phénomènes ou ses bruits. Sancho et le Quichotte, franchissant ensemble la ligne de partage de la terre et du ciel, c’est ainsi la réunion, la réconciliation des deux personnages. Tous les deux émergent de la ligne d’horizon, et c’est une nouvelle aventure qui se devine. Confondant temps et espace, Serra ne va bien qu’au « plus clair, au plus facile ».
Déjà manifeste dans la densité des paysages, l’inspiration graphique du film travaille aussi le destin des personnages. En proie à la solitude, portés à la pose et frôlant le mutisme, les deux héros sont entraînés dans un devenir figure. La procédure du corps filmé pourrait être la suivante : le personnage, comme être fictionnel est campé, institué, et s’achemine vers l’impression graphique, le plat. De sorte que le personnage précède la figure, non l’inverse, cependant que tous les deux sont interdépendants. Conciliant la singularité du corps amateur et le retard de l’incarnation du personnage, Serra soutient en effet l’acteur par la figure, et réciproquement. Mais celui-ci peut aussi compter sur une autre translation, entre son naturel et son rôle, la confusion de l’amateur et du personnage. Maître dans pareil art de l’ambiguïté, Serra le sera avant tout par sa sensibilité pour la vérité des corps. Tout en n’oubliant pas de rester artiste, tendance surréaliste. Et d’embarquer l’amateur dans une discipline de l’improvisation, misant moins sur son talent que sur la spontanéité la plus grande, à raison du calcul de la mise en scène.
La technologie numérique aidant, usage est d’abord fait d’un enregistrement en continu, puisque la caméra peut ne plus arrêter de tourner. Des scènes, des moments et non plus tant des plans régissent l’acteur, intégré dans une durée où la prise n’est plus séparée du temps de ce qui n’est pas la prise. Sans repos, l’amateur ne trouve pas davantage de soutien dans la communication, compte tenu que le recours au texte, comme l’instruction psychologique, est banni. Quelques bons mots, diverses suggestions, la direction s’arrête là. Ou commence là. Aveugle dans cet art de la broderie, l’acteur ne saura jamais ce qu’il produit. Matériau brut, il est renommé « pigment », « gouache », notamment. Contredisant non seulement l’idée de l’innocence du corps, mais aussi l’ambition démiurgique menée sur lui, les acteurs professionnels sont honnis par Serra. Surtout, considérés comme pure extériorité, ils n’ont aucun mérite. Et de toute façon, le seul artiste, c’est le cinéaste.
Dans le pays voisin, au Portugal, au même moment, Pedro Costa, muni d’une caméra identique, choisit pour sa part de se dresser contre l’improvisation. L’acteur amateur se révèle un professionnel latent, qui ne renie rien de sa réalité sociale, mais doit apprendre son texte, voire l’écrire, tandis que la discipline du tournage brigue celle du studio hollywoodien. Du côté de Serra, le rituel modèle lorgne plutôt vers la performance, le concert de rock, ou la corrida. Raison pour laquelle il convient de tourner le plus vite possible, quand Costa vante lui des horaires règlementés, sur plusieurs années. Des clivages instructifs, d’où ressort que de ce dont Costa fait grand cas, soit le travail et l’évolution de l’acteur (la grandeur que recueillera le film), Serra tend aisément à s’en dispenser, n’ayant pas même peur de contenir l’incarnation de ses matériaux, autres acteurs, personnages et légende. Bien au contraire, et ceci conséquemment à cette intuition que Serra a dû avoir précocement, que l’œuvre, au fond et plus que jamais, n’existe pas.
De quoi encourager une inspiration proprement « quichottesque », c’est-à-dire tout un art de l’équivoque où aventuriers et légende frisent l’inconsistance. Et associer à cette ambition, une appréhension du corps et du regard complètement bouleversée, avec le concours d’une caméra plus légère qu’un animal de compagnie, susceptible d’être mise partout où elle ne devrait pas être, et en tout cas pas à hauteur d’homme. Conduit par le penchant antihumaniste de la technologie numérique, le cinéaste achève à bon droit la constitution traditionnelle du personnage comme rôle. Et défait, non sans plaisir, la perspective humaine, intégrant ainsi le cinéma dans l’actualité des tâches de la pensée. D’autres s’en remettent au regard du chien (Adieu au langage) ou des poissons (Leviathan), mais Serra le revendique, pour son troisième film, il versera à son tour dans l’animalier, il filmera des porcs. Car les porcs, cela ne recule jamais. Jamais.
Cependant, il faut aussi le voir, Honor ne prétend à aucune morale, à aucune politique. Ni à celle de l’habitation du monde, ni à celle de l’amitié, ni à une autre. À aucune ! Le film, qui n’est que le pari d’une ambition de village, n’entend que parvenir, esthétiquement. Ce dans quoi, effectivement, il triomphe. En même temps qu’il constitue, sans appel, un coup de maître, un premier film décisif. Épique il s’avère même, sans presque aucun des moyens du genre. Mais la réussite n’est pas seulement circonstancielle, qui s’impose logique et nécessaire, relativement aux considérations du cinéaste, qui réserve ses égards pour l’art à la condition de sa virtuosité. À l’indéfinition d’Honor, s’assortira une forme immédiatement trouvée, claire et précise. Un premier succès, contenant en lui-même déjà beaucoup du personnage de Serra. Une génération l’aura presque oublié, il y a une bonne, et nette, maîtrise de l’art. Bref, du grand art. L’Espagnol l’assure, toutes ses « décisions vont contre l’expérimentation et pour la sécurité, pour le conservatisme total ».
Paladin d’un cinéma qui ne renonce à rien, qui répudie les dispositions héritées de la déconstruction, Serra aura fait sien, il y a dix ans déjà, un chantier lâchement désaffecté. Un chantier dans lequel le cinéaste, le plus sagace de sa génération, posera d’emblée ses pions théoriques, en élisant un antagonisme stratégique avec l’art vidéo, accusé de faire le lit de la culture, sinon de la renégation cinéphilique. La division du langage et de la littérature convoquée, celle-ci permettra également de confondre l’intransitivité et le romantisme de la recherche plastique, assimilée à quelque ornement langagier. Subversifs, les premiers entretiens de Serra le seront d’autant plus qu’ils sembleront comme échappés de la modestie œcuménique du contemporain. Sujet d’aucune combinatoire, d’aucune énième vocation mineure, l’exaltation de l’optique, dans Honor, ne sera que la résultante d’un film entièrement construit par la caméra. Et sa singularité demeurera, en ce que ses éléments n’auront cependant qu’une reconnaissance minimale de la caméra. La force de l’art, mais rebelle au désir. À la limite, juste une affirmation, pour la poursuite du cinéma.
Finalement, trente heures de rushes sont cumulées. En guise de soutien, un portrait de Jean-Paul II surplombera le bureau des monteurs. Le pari du film étant remporté, celui-ci aura même un faux générique : bien plus long et professionnel qu’il n’aurait dû être. L’on peut bien s’imaginer plus grand qu’on est. La grandeur sans la grandeur, c’est tout Serra. Ce qui n’empêche pas qu’il faille se rendre à l’invitation de Cannes, en autocar. La solitude de l’artiste, déjà importante, le sera davantage en Espagne. Ce qui n’empêchera pas Serra de s’imaginer conscience nationale.
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Malgré l’abstraction d’Honor, un humanisme, une morale de l’amitié, sont loués par ses spectateurs. Ce qui ne plaît guère au cinéaste, qui s’engage pour le film suivant dans un travail encore plus graphique et encore moins humaniste. Nouvelle légende empruntée, celle des Rois mages allant à la rencontre du petit Jésus. Serra, même s’il ne le dit plus trop, avait rédigé un scénario pour Honor de cavalleria ; mais le Chant des oiseaux, en privé, n’en a aucun. Optant pour le noir et le blanc, des contrastes très durs et une profondeur de champ conséquente, excluant le gros plan, le film s’engage avec une sècheresse de l’image. Un degré de plus dans la mise en danger du sujet. Surtout, les Rois mages ne sont même pas distingués : il ne s’agit plus de quelques personnages ambigus, mais d’un groupe de figures. Après l’archétype, l’icône.
L’austérité des moyens est donc de mise, et c’est le scénario qui en fait d’abord les frais. Aucune ligne narrative dans le film tout entier, si ce n’est celle de l’annonce par l’archange Gabriel de la naissance du fils de Dieu. Annonce à laquelle les Rois ne réagissent même pas, qui, plus loin, face à une aurore, articulent tout de même, « elle est apparue ». Ce n’est pas la parole qui fait annonce, mais le ciel, encore une fois. Lui seul sera performatif. Serra hésite à faire prononcer par les Rois, sur leur route, le mot de l’Enfant, mais tout compte fait, renonce. Foulant le seuil de la maison du petit Jésus, ces derniers feront leur entrée telle une introduction absolument spatiale de figures dans un espace particulier. La scène la plus paradigmatique restera toutefois celle du désert, où les Rois, sur la ligne d’horizon entre terre et ciel, très loin dans la profondeur de champ, deviennent indistincts, tâches, ronds, et ne sont plus identifiables que par la couleur de leurs capes. Une scène emblématique de l’humour du film, et de Serra, dans un opus clairement plus ironique que le précédent. La figure pouvant être poussée jusqu’à sa symbolicité, le rire de Serra, évidemment, réside en ce que celle-ci, à la lettre, peut n’être que signe, graphe ou point. Ce qu’il y a au bout de l’audace du plat, c’est le jeu.
Mais si pareil extrémisme s’épanouit avec les Rois, les scènes avec Joseph et Marie se font quant à elles malaisées. Car amateurs eux aussi, l’homme et la femme, dans la seule attente de la naissance de l’Enfant, sont rattrapés par la psychologie, sans que le jeu de l’acteur, ni l’expressivité du dehors, ne parviennent à la repousser ou l’accompagner. Loin de l’errance des Rois, de l’immensité dynamique des paysages parcourus, le foyer familial et son confinement échouent à interférer avec les corps. Le temps quotidien passe alors comme il peut, notamment avec un agneau pris pour un enfant ou un divertissement, tandis que la vie commune se révèle pour le moins distendue. D’ailleurs, Marie parle en catalan, Joseph en hébreu. Ni acteurs, ni personnages, ni figures, Joseph et Marie ne sont plus que des corps amateurs. Ce à quoi auront échappé les Rois, parvenus à maintenir le partage mouvant du dedans et du dehors, du début à la fin. Lesquels, dans une dernière concentration graphique, s’évanouiront, disparaitront dans l’aspiration du noir – la conclusion littérale, ou absolue, du Chant des oiseaux.
La fable intégralement conclue dans la surface, la foi religieuse équivaudra bien à celle mise dans l’art. De quoi motiver Serra à décréter son film comme « un vrai film religieux, le premier depuis longtemps », doublant en radicalité formelle Honor et son antihumanisme. La maîtrise s’étant affermie, cette fois le montage se fait sous le portrait de Benoît XVI, et de Staline.
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Puis Albert Serra voyage, un peu. En 2012, il est en Allemagne, invité à la dOCUMENTA de Cassel. L’occasion de retrouver de jeunes artistes, quelques années après une première expérience déroutante mais fondatrice à l’Institut des arts de Californie. Convié à une discussion, Serra avait alors découvert un monde de l’art ne concédant aucune borne à la liberté. À Cassel, toutefois, le cinéaste doit travailler un peu, produire quelque chose. L’opportunité de réaliser un film en forme d’installation, d’une durée invraisemblable de cent une heures, Les Trois Petits Cochons. Lequel se construit à son tour avec quelques figures : Goethe, Fassbinder et Hitler. Le scénario, tout trouvé, est pris dans les dits et écrits de ces sommités. Mêlant journal de bord et méditation sur la situation contemporaine de l’art, une quinzaine de chroniques, destinées au journal la Vanguardia, sont rédigées par Serra en contrepoint de son projet. Le cinéaste les commence par la question du personnage, et en particulier de la caricature, quand la personnalité s’objective dans la force de l’artifice – tels Hitler ou Dalí. Et c’est justement la représentation d’Hitler, le passage d’une caricature à un personnage, qui lui donnera le plus de fil à retordre pour les Trois Petits Cochons. Impossible, ou presque, de parvenir à l’imaginaire d’un Moi artificiel et transparent. Individuel et unique, pareil illusionnisme ressortira pour l’art absolu.
Le travail sur la figure de Fassbinder, en revanche, désintéresse rapidement le cinéaste. Il l’ennuie même, et passablement. La place faite à l’exubérance est plus ténue, mais Serra se réconforte cependant avec cet ennui, qu’il assimile à celui envahissant les œuvres contemporaines. Un ennui qu’entretiennent également les artistes eux-mêmes, ces sirupeux artistes qui entourent Serra à Cassel. Or un peu de vide, constate Serra, peut permettre d’échapper au fétichisme du désir, du Bien ou encore de la filiation. Il y entrevoit même son geste personnel, qui peut s’élever de cet écart au désir : « une détermination vide de contenu ». Car l’absence de désir peut être bien sentie, et alors formalisée. De quoi rendre toute son autorité à la forme, et ruser avec les conformismes de l’époque. En outre, rien n’existe réellement sans forme, et il n’y a rien à redire à une forme. C’est injuste, mais c’est comme ça.
Central, l’enjeu de la vacuité revient plusieurs fois, et notamment à propos de la durée des installations vidéo, souvent excessive. Serra le décrète face à une œuvre impossible à voir dans sa totalité, l’installation vidéo, accordée à pareille extension, n’a d’intérêt que de façon fragmentaire, et ne devrait être appréhendée qu’ainsi. « Entières, elles ne valent rien ». En fait, et la formule reviendra, ces œuvres ne sont pas des « objets physiques ». Une partie de leur charme. Et c’est également dans cette réserve latente, cette tension immatérielle, que Serra identifie le statut des images au moment de la renaissance numérique. Lesquelles sont sujettes à exister dans le seul domaine de « l’expérience », à « disparaître », à « vivre leur vie ». D’où que, Serra résume, « l’art a récupéré son destin ». Mais « peut-on en dire autant de la force de l’illusion ? » De l’arbitraire subjectiviste ? Car si l’image et sa pratique s’annoncent interminables, toujours plus « pures » et moins intenses, l’impétuosité de l’illusion, assez oubliée, semble promettre quelques dérèglements.
Mais faut-il encore réussir à éveiller pareil trafic, dans une vacuité originelle. Ce sera le pari des Trois Petits Cochons. Le film n’aura aucune réalité physique, mais le cadre de la dOCUMENTA permettra de le diffuser sans interruption, nuit et jour, donnant forme à ce que Serra qualifiera de « coup d’épée dans l’eau », d’« affirmation ingénue », dans la facticité de l’image et l’absurdité du film tourné. De même l’artiste, dirigeant pareil projet sans mesure, pourra aussi en profiter pour vanter sa souveraineté. Et se donner en spectacle. Car Serra l’a répété, il n’y a pas que la vacuité des œuvres contemporaines qui abonde : la modestie, le moralisme, l’effacement obligent également l’artiste contemporain. Un artiste qui a délaissé l’exaltation héroïque du Moi, la majesté de l’égocentrisme, de la provocation, au point même « d’oublier le succès ». Soit en fait, tout ce qui se refuse à la singularité, partout endossée. De sorte que si cette dernière a désormais la haute main, la personnalité recèle encore plus d’un tour, susceptible qu’elle est de se constituer en personnage de l’œuvre, mais aussi de désamorcer le critère de la valeur (les valeurs qui sont négociables), et le relais institué des discours et des avocats (l’omniprésence des commentaires). Une stratégie que Serra récapitulera dans ses chroniques, après l’avoir distillée devant son public de Cassel, révulsé par tant d’intolérance.
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Féru de Mémoires et d’autobiographies, Albert Serra envisage ensuite un projet de film autour de Casanova, croisant la route de Dracula, dans les Carpates. Une nouvelle fois, il s’agit de mettre en scène quelques grandes figures, ou, pour le producteur, de refaire Honor de cavalleria dans les forêts de Roumanie. Toutefois, les figures devraient ici participer de quelques idées, telles la raison ou l’occulte, quand elles n’avaient qu’un seul horizon esthétique dans les films antérieurs. Mais, encore une fois, pas question de verser dans l’adaptation, et Serra de se vanter de ne même pas avoir lu le roman de Stoker. Cependant, le travail sur la figure évolue. Car le cinéaste aimerait bien montrer ceci, qu’il est capable d’accorder un peu d’intériorité à ses personnages. C’est nouveau, Albert Serra signe maintenant des dialogues. Et ce n’est pas l’inspiration qui lui manque, puisqu’il en écrit bien plus que le film n’en pourra jamais compter, le montage ayant à charge de faire le tri. Toujours plus fort, le cinéaste voit aussi plus grand, et veut une caméra professionnelle, la même que celle de Lars von Trier. Le film commencé, c’est cependant la déroute : retour à l’imparfaite, et chaleureuse, mini-DV. Restera le grand XVIIIe siècle, et un film plein de mauvais sentiments. Histoire de ma mort durera deux heures trente.
Une scène d’introduction, comme un prélude musical : un dîner, quelque part en Suisse, réunit divers convives, dont un jeune couple. Doucement la table s’évanouit, mais demeurent l’homme et la femme, enlacés et éméchés, avant que cette dernière ne quitte son prétendant, au bord du sommeil. La scène, clairement, semble sous influence. Une forme pour l’évanouissement, pour l’ivresse consommée, pour une étreinte abandonnée…
Apparaît ensuite Casanova, debout, devant un miroir. L’élégant se touche les lèvres, ausculte son visage, et ne fait pas montre, dans ses étreintes personnelles, de beaucoup d’amabilité. Le maître commente finement divers ouvrages, se complaît dans la virtuosité verbale, mais c’est une faim sans fond qui l’anime, localisée autour du ventre. Grenades et conquêtes féminines se confondent, que le volage n’en finit pas de déguster. Autre manie, le rire, compulsif dans la douleur, le sexe ou encore l’hygiène personnelle. Comme si des licences du corps devait sortir un rire sans destin, en deçà de l’ironie. Un rire sibyllin, achevant de questionner l’intériorité du personnage. Car le maintien et l’attraction du clerc ne l’empêchent pas, le corps semble une mécanique, et l’âme introuvable. Ce que scellera sa mort. Allongé sur le sol, clignant seulement des yeux, le maître finira en régal pour des loups le dilacérant. Introduite et envahissante dans Histoire de ma mort, la cruauté dévoilera le vide de l’intérieur, la conception d’un corps animé par une seule machine organique pleine de chair et de sang, au reste esthétique. Personnage de raison, mais aussi premier personnage d’Albert Serra, Casanova aura été brossé dans toute sa foison somatique, la baudruche merveilleuse retrouvant à la fin sa matérialité objective.
Une tension du sujet vers la matière, surtout accomplie pour la poussée de l’obscurité, de l’ésotérisme, avec l’étirement du film, l’inflation de la confusion, l’achèvement d’Histoire de ma mort dans la nuit, le charme de la nuit. Dispersé dans le nombre des conquêtes sexuelles, doublé par l’ombre du vampire lui imposant son monde, Casanova s’évanouira, se désagrègera dans le prolongement crépusculaire de son escale champêtre. Le film, petit à petit, perdra son centre, ses repères, son premier personnage. Sa cohérence et sa totalité mises au défi, Histoire de ma mort prendra pied dans l’indistinction, dans les ramures d’une contingence l’absorbant objectivement. Une diffusion de l’ambiguïté, que Serra prodiguera essentiellement au montage, confondant celui-ci avec une performance (un an et demi de montage pour plus de quatre cent heures de rushes !), avant de décrire Histoire de ma mort comme une vaste et entière improvisation. La meilleure démonstration de la vocation démiurgique de l’artiste, qui se vantera d’avoir changé au montage, au nom de sa seule volonté, le format de l’image et l’ordre des dialogues, associant des répliques n’ayant eu aucun rapport entre elles au tournage, débordant finalement le monde du cinéma par celui de l’artifice. Ce qui sera performatif, ce qui fera le film, ce sera un seul montage revu en alchimie, lors de la confrontation souveraine de l’artiste avec tout son matériau. Bien sûr, aucune référence ne sera revendiquée, hormis peut-être Warhol et Dalí, pour cette création pure et solitaire, presque illégitime. D’Honor à Histoire de ma mort, les moyens de l’artiste se sont agrandis, et sans vacillement, Serra en a toujours fait ce qu’il voulait, inventant à chaque fois une forme nouvelle. Un virtuose, vainqueur des moulins à vent, a donc surgi.
Prochaine subversion alors annoncée, un film immiscé dans le monde de l’art. Avec des artistes en chair et en os. Ce qui n’empêche pas qu’il s’imagine dérisoire, avec quelques imposteurs. Titre provisoire : « Je suis un artiste ». Oui, mais l’art est injuste.