Au cours d’une soirée passée entre potes au coin d’une rue, un jeune banlieusard tourne la tête vers le hors-champ, attiré par la rumeur des rires et des conversations. Un raccord dévoile un groupe de trentenaires, visiblement de classe moyenne, en majorité blancs, attablé devant un café – sur l’une de ces fameuses terrasses dont les attentats du 13 novembre 2015 feront des symboles d’un « mode de vie à la française ». Le son reste étouffé, le plan est lointain, filmé de l’autre côté de la rue, du point de vue de l’autre groupe, celui des jeunes de cité dont les corps sont visibles en amorce. Cette mise en scène de Vers la tendresse (2016) l’indique : Alice Diop s’est toujours intéressée à la distance entre mondes sociaux. En montrant Steve préférant partir avec ses amis que rejoindre ses camarades du cours Simon à l’issue d’une représentation, La Mort de Danton (2011) accusait déjà la difficulté de trouver une place sur les planches parisiennes quand on vient d’Aulnay-sous-bois et que les remarques des professeurs et la distribution nous renvoient sans cesse à notre milieu d’origine et à notre différence raciale : comédien, peut-être, on doit bien avoir en réserve un ou deux rôles de noirs.
Comme le révèle d’emblée son titre, Nous, le nouveau film d’Alice Diop, saisit à bras-le-corps le problème de la communauté, posant plus directement que jamais la question de ce qui lie et sépare ses membres. Récompensé par le prix du meilleur film de la sélection Encounters à la Berlinale et présenté en ouverture de la 43ème édition du Cinéma du réel, il s’avère aussi singulier dans sa démarche que dans sa structure. En suivant la ligne du RER B, il réunit à l’écran une diversité de mondes sociaux, un sans-papier et des royalistes, une infirmière et des amateurs de chasse à courre, de jeunes habitants de cité et de vieux propriétaires de pavillons ; mais aussi les personnages et la cinéaste elle-même, parsemant son trajet de touches autobiographiques. Il fait du même coup éclater toute unité thématique au profit de l’exploration d’une zone géographique allant du nord au sud de Paris.
Comme le dit ici Alice Diop, Nous est le fruit d’un travail à la fois instinctif et cérébral, un film ouvert qui laisse le spectateur trouver son chemin entre ses séquences, sans jamais perdre de vue le problème qui l’anime. Avant d’offrir une solution à ce problème, les propos d’Alice Diop éclairent la manière dont le film a germé, les interrogations qui l’ont nourri et les partis pris qui ont guidé sa réalisation. Il laisse aussi percevoir l’évolution d’un regard en revenant notamment sur l’écart qui sépare Nous de l’un des premiers films d’Alice Diop, réalisé à la suite du meurtre de Zyed Benna et Bouna Traoré à Clichy sous-Bois en 2005, Clichy pour l’exemple.
En ouverture de Nous, une très belle scène offre un écho à celle de Vers la tendresse, les jeunes de cité et les trentenaires se voyant remplacés par un cerf et un guetteur de chasse à courre l’observant à distance. Alice Diop le dit, il y a dans ce vis-à-vis un mélange de prédation et de fascination. Douceur et tension, distance et rapprochement : dans son montage, Nous témoigne autant de la distance qui sépare les mondes que de la possibilité qu’ils se désirent et se voient soudain les uns à la place des autres. D’un côté à l’autre de la rue, du périphérique, du RER, de Paris, du miroir, il n’y a pas deux vies qui se ressemblent, et pas une vie, pourtant, qui ne soit l’image d’une autre.
Dans cette première partie de l’entretien, Alice Diop revient sur le point de départ de Nous et sur les repérages le long de la ligne du RER, pour en venir à l’inclusion des archives personnelles dans le film et à l’importance de la trace.
Débordements : Quelle est la génèse du film ? Comment en êtes-vous venue à choisir cette structure fragmentaire ?
Alice Diop : Le film est né à la fois d’un livre, d’une sidération et d’une fatigue. D’une réflexion sur le cinéma aussi. Le livre en question c’est Les Passagers du Roissy-express de François Maspero. Le récit d’une randonnée le long de la ligne du RER B qu’il fit en 1989, en prenant pour principe de s’arrêter chaque jour à une gare et de raconter ce qu’il voyait, éprouvait. C’est une ligne qui va de Roissy-Charles-de-Gaulle à Saint-Rémy-lès-Chevreuse et qui traverse toute la banlieue du Nord au Sud, avec des zones sociologiquement très variées, des grands ensembles, des zones péri-urbaines, industrielles, la banlieue chic, la forêt. C’est un milieu composite, qui raconte aussi quelque chose de l’histoire de France car la ligne passe par Drancy, par La Courneuve où ont été construits les premiers grands ensembles.
J’ai lu ce livre il y a plus de quinze ans et c’était la première fois que je lisais la banlieue dite par les mots de la littérature et non plus enfermée dans un discours journalistique ou sociologique. Pour une fois, on ne s’intéressait plus seulement à la banlieue qui brûle, mais à la banalité, à l’ordinaire du quotidien. Maspero allait y voir juste pour le plaisir de voir, avec une audace du non-événement. Je me suis dit que ce serait intéressant de l’adapter un jour, mais l’idée était restée dans un coin de ma tête. Et puis en faisant d’autres films je me suis rendue compte que j’avais un rapport très ambivalent au fait de faire des films uniquement en banlieue. C’est quelque chose qu’on m’a beaucoup dit et j’ai longtemps refusé cette étiquette de « cinéaste de la banlieue » car dans l’expression je n’entends pas « cinéma » mais « banlieue », c’est-à-dire le sujet « banlieue » raconté aux gens qui n’y vivent pas. Quand on me parle de « cinéaste de la banlieue » je n’entends pas Pialat, Brisseau, Claire Denis, mais un genre de film testostéroné avec son lot d’imaginaire attendu : le deal, la violence, aujourd’hui l’islamisme.
Mais le paradoxe est que j’ai toujours refusé cette place tout en faisant obsessionnellement mes films dans ce périmètre géographique, où je suis née, où j’habite encore… Je voulais me confronter à cette ambivalence. Et puis sont arrivés les attentats de 2015, qui m’ont sidérée. D’autant que j’avais l’impression que c’était le résultat d’un long processus qu’on était peu à avoir vu arriver. Je ne dis pas qu’on avait perçu la radicalisation, mais moi et d’autres, parce que nous avions une vision à 360 degrés de la société, d’Aulnay-Sous-Bois jusqu’au cœur de Paris, nous avions senti la fracture profonde de la société française. Vivant et filmant où je vivais, je voyais que quelque chose ne faisait pas corps et que les incompréhensions, les ignorances, les ressentiments des uns et des autres, le refus de voir et de penser la place des minorités, allait créer quelque chose de terrible. La Mort de Danton pourrait même être une forme d’archéologie du 7 janvier 2015…
Et ce que j’entendais après le 7 janvier ne me convenait pas. Je n’avais pas envie de convoquer les mêmes explications : je n’avais pas envie d’explication, j’avais juste besoin de silence pour accuser le coup. Je ne voulais pas me laisser emporter par le bruit médiatique. Je n’en pouvais plus de la logorrhée verbale de mes ennemis comme de ceux avec qui j’ai une connivence intellectuelle, dans laquelle la banlieue était convoquée à tout-va, et devenait une espèce de mot-valise. Puis, avec beaucoup de doutes, je suis allée à la manif du 11 janvier. Ça a été terrible car je me suis sentie seule et presque agressée par la foule autour de moi. Je me souviens d’une femme que j’ai bousculée sans le faire exprès, qui se retourne vers moi en me disant « vous ne pouvez pas faire attention, espèce de sauvage ». Une autre m’a demandé pourquoi je ne chantais pas la Marseillaise que la foule entonnait par salve. Il y avait une forme de suspicion dans sa question. Je lui ai répondu que si je la connaissais par cœur je ne la chanterai jamais avec n’importe qui. Je ressentais parfaitement que je n’avais pas que des amis, pas que des alliés dans cette foule. La sensation de violence à ce moment-là était vraiment physique. Sur ce, le lendemain de la marche, Libération titre « Nous sommes un peuple », galvanisé par cette marche ou plus de 2 millions de personnes avaient defilé, et je me suis demandée qui était le « nous » pour eux. J’ai eu tout de suite l’intuition que ce « Nous »-là, leur « nous », était plus restreint que ce qu’ils semblaient imaginer. Ce film, j’ai toujours su qu’il s’appellerait Nous, en rapport à cette Une de Libération. Ça devenait le projet même de ce film.
C’est face à tout ça que le livre de Maspero m’est revenu, je me suis dit qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de m’inspirer de sa démarche. La seule démarche honnête et humble c’était, plutôt que de parler de la banlieue, d’y aller, d’aller marcher pour voir. En mai 2016 je suis donc partie avec un aquarelliste, sans prendre d’appareil photo ni de caméra. Je ne voulais pas mettre quelque chose entre moi et l’autre, mais être totalement disponible à la rencontre.
La première chose que j’ai faite est de retourner où j’avais grandi. Je suis allée à Sevran-Beaudottes puis à Aulnay-sous-bois, aux 3000 et ça a été bouleversant. On pense souvent que la société va toujours vers le progrès, on ne peut pas imaginer que ça puisse se dégrader. Qui va à Sevran-Beaudottes ? Qui s’arrête pour regarder le désengagement absolu de l’État ? Le seul service public que j’ai vu, c’était les voitures de police sillonnant la ville. En marchant j’ai pu éprouver la sensation d’une sorte d’enfermement tragique et je me disais que j’étais la rescapée d’un naufrage social. Mais j’avais en même temps en tête la beauté de mon enfance dans ce paysage saccagé, paysage qui d’ailleurs n’existe plus puisque la banlieue est un territoire qui change tout le temps. Au fond de moi il y a ces moments de ma vie, les plus beaux, mais je ne peux même pas les célébrer car il n’y a plus rien. Rien ne fait patrimoine ici, il n’y a pas de chêne centenaire où venir pleurer sur le temps perdu…
D : Et après Sevran-Beaudottes où allez-vous ?
AD : Je vais un peu partout, en me fixant la même règle que Maspero, ne pas rentrer chez moi mais dormir dans des hôtels sur le trajet. Je vais voir ma sœur, infirmière à domicile à Drancy, car j’ai l’intuition que sa tournée va me permettre de rencontrer des gens que je ne connaîtrais pas autrement, des gens âgés, blancs, vivant dans des pavillons. Je voulais aussi aller à Drancy, au mémorial, où je n’étais jamais allée. J’ai quelques intuitions comme ça, mais pour le reste, je suis à la merci de ce qui m’arrive. Et il arrive des choses magnifiques, comme la rencontre avec Ismaël, un malien sans papier qui vit sur un terrain vague à La Courneuve, sous un pont de l’A86. Il réparait des camions, il s’apprêtait à faire un barbecue, au milieu des rats, il m’a invité à manger, on a bu une bière et je suis revenue le lendemain et le surlendemain.
Je suis allée dans des parcs et je discutais avec les gens de manière spontanée. Je me souviens d’une fille de neuf ans, sur un banc, qui m’a raconté l’histoire de sa mère originaire d’Algérie. Ou d’un moment magnifique à la Basilique de Saint-Denis devant une petite fille qui expliquait à sa mère, voilée, l’histoire de Clovis, des Mérovingiens, des Carolingiens, elle lui récitait avec fierté la leçon qu’elle venait sans doute d’apprendre… J’ai suivi un groupe d’enfants de 7 ans qui en trainait un autre de 3 ans, sur un terrain vague où ils s’amusaient avec la cruauté dont peuvent faire preuve des enfants si tendres à disséquer une souris. J’étais sans doute attirée par eux car ils me ramenaient à mes propres jeux d’enfants, dans ces mêmes lieux ou des lieux similaires. Durant ce mois de randonnée, de repérages, j’ai ingurgité plein d’images, toutes ces images.
D : Comme Maspero, vous essayez de vous arrêter systématiquement à chaque arrêt du RER ?
AD : Oui, et je marche et j’écris beaucoup ! Je prends des notes de tout ce qui m’arrive pendant la journée. Et pour le nord, c’était foisonnant, j’ai passé tout l’été à sillonner les lieux, à manger dans des food trucks clandestins, à jouer aux échecs avec des vieux électeurs du Front National de Blanc-Mesnil, des trucs dingues. Tout le monde venait à moi, comme s’ils voyaient que j’étais un peu d’ici, un peu de là : ils reconnaissaient quelque chose d’eux mais il y avait aussi quelque chose d’extérieur. Et puis en banlieue personne ne flâne, on va d’un point A à un point B, il n’y a pas d’espace de sociabilité, d’endroit où on marche parce que c’est beau. Donc forcément, ma disponibilité m’a rendue très réceptive aux rencontres. Alors que je ne leur disais pas ce que je faisais, qu’il n’y avait pas de caméra, les gens sont vraiment venus déposer quelque chose de leur vie, comme si j’étais une messagère.
Et puis une fois dans le sud, c’est le vide : aucune rencontre. J’étais totalement transparente, voire suspecte. Quand on est noir, marcher à Sceaux – où les trottoirs sont si étroits parce que personne n’y marche – signifie qu’on est soit une femme de ménage soit une cambrioleuse… (rires) J’ai eu le plus grand mal à faire des rencontres, à créer des liens, fussent-ils fugaces. Quand je suis rentrée, je me suis dit que le fait que je n’aie rien vu, rien à dire de ce « sud » était significatif, mais je ne pouvais pas me contenter de ça… Il fallait trouver un moyen de dire ces zones-là d’une façon tout aussi intime que ce que je fais au nord. Je suis tombée sur un article à propos de Pierre Bergounioux, j’ai lu ses Carnets où il raconte, entre autres, les menus récits et évènements de sa vie a Gif-sur-Yvette. J’ai trouvé sa démarche très proche de la mienne : lui aussi est obsédé par la nécessité de consigner la vie dans toute sa banalité. Inclure ces carnets dans le film, me permettait de ne pas caricaturer, stigmatiser, mais de dire quelque chose de l’intérieur de ces zones-là aussi.
À la fin de mon voyage j’avais bien 100 pages de notes. J’ai voulu que le film soit comme un recueil de nouvelles. Chaque histoire aurait pu être un film, mais ce n’est pas ce que je voulais. Au-delà de Maspero, j’étais très inspirée par la littérature. Je suis très fan des nouvelles de Carver, j’avais lu aussi Les Gens de Dublin de Joyce, qui racontait sa ville en composant des petites histoires centrées sur un personnage. Je voulais explorer quelque chose de cette forme-là, en me demandant ce que ça pourrait donner de construire une nouvelle avec comme forme le cinéma documentaire, comment on pourrait dire quelque chose de quelqu’un avec concision, collectionner des fragments de façon à ce que l’addition de ces fragments disent quelque chose d’un tout.
D : Donc vous avez déjà en tête les personnages du film à partir de ce repérage, ou alors les choses ont encore beaucoup évolué ?
AD : J’ai su après cette première étape que je retournerais voir Ismaël, qu’il y aurait ma sœur, Bergounioux, Drancy, la Basilique de Saint-Denis, la chasse à courre… Et je me doutais qu’il fallait que je sois dans le film pour faire lien, sans savoir comment. Sans ma présence, le risque était que l’addition de ces histoires ne fasse collier de perles, « un + un + un + un », mais j’avais tout de même l’intuition que toutes ces petites vies diraient quelque chose de plus global sur la banlieue, sur ce qu’est un territoire, un pays, une société.
Quand j’ai commencé le cinéma je me suis abritée derrière un discours sociologique comme pour masquer ce qui relevait d’une intuition très forte, dans laquelle j’avais peu confiance. J’avais besoin d’un discours sociologique pour lui donner du poids. Or pour ce film je suis vraiment partie de mon intuition, en me répétant de ne pas m’inquiéter, que ça raconterait forcément quelque chose, par exemple le cloisonnement des mondes, les vies côte à côte qui s’ignorent. Ma sœur habite à deux minutes de là où se trouve Ismaël, mais elle ne l’a jamais vu, elle ne sait pas qu’il y a à côté des hommes arrivés en France depuis 20 ans et qui dorment dans une casse.
À Drancy j’ai été extrêmement frappée par le mémorial. Je suis restée deux heures et il n’y avait personne. Il n’y a personne, sauf parfois les scolaires qui sont obligés d’y aller. Beaucoup d’habitants de la cité de la Muette ne savent pas ce qu’il s’y est passé. Ce silence sur l’histoire, c’est quand même une spécialité française… J’ai assisté à la messe du 21 janvier à la Basilique Saint-Denis, et j’étais fascinée par les gens qui reviennent 230 ans après la mort du roi pour y célébrer la mémoire de Louis XVI, qui vivent encore sous la monarchie. Quand je suis sortie de la messe des jeunes m’ont tendu un journal L’action Française avec le titre « Maurras n’est pas mort », avant d’aller ensuite manger un couscous en face. Je me souviens aussi d’un patient de ma sœur, un vieux monsieur de 80 ans qui appelait les Arabes « les crouilles ». Il regardait un reportage sur BFM sur le Hirak en Algérie et il disait, avec toute sa morgue, « de toute façon les crouilles on aurait dû tous les tuer en Algérie », des trucs dégueulasses comme ça. Et là ça sonne, et c’est sa voisine Zora qui lui apporte de la chorba, parce qu’elle sait qu’il est vieux, qu’il vit seul et qu’il n’a rien à manger.
Il y a quand même quelque chose de fou en France quand on voit tout ce qui cohabite sans que les gens prennent le temps d’en retirer un sens. Il y a plus de liens qu’on ne le croit, à des endroits qu’on ne peut même pas soupçonner… Et surtout le lien est déjà là, c’est un réel, simplement on ne veut pas forcément le voir. Vous avez beau pleurer sur Louis XVI, vous allez manger le couscous chez Ali ensuite. J’ai ressenti une fascination du même ordre pour la chasse à courre. Je me demandais pourquoi rejouer les chasses royales de nos jours, comme si rien n’avait changé.
D : Comment s’est faite la rencontre avec les amateurs de chasse à courre ?
AD : J’ai été introduite par mon assistante réalisation qui avait fait un reportage sur le sujet. Son reportage m’avait interpellée et j’ai commencé à fantasmer sur ces scènes, sur ces gens, pour des raisons tant politiques qu’esthétiques et cinématographiques. Des scènes de chasse de La Reine Margot ou bien sûr de La Règle du jeu me revenaient… Et une fois sur place je dois dire que j’ai été très bien accueillie. C’était exotique pour eux comme pour moi, il y avait une sorte de fascination mutuelle ! Et tout ce qui pouvait nous séparer d’un point de vue sociologique ou politique a un temps été comme aboli au profit de notre fascination commune pour le cerf. La vision du cerf, le brâme, c’était magnifique, et Marcel était tellement heureux de me le montrer…
D : Vous avez su d’emblée que cette scène du cerf serait au début ?
AD : Non, c’est une décision de montage. C’est Amrita David, ma monteuse, qui l’a déplacée au début, d’une façon intuitive. Et tout à coup la scène, qui aurait pu être banale, prenait une autre dimension en donnant à voir deux mondes qui s’affrontent tout en étant fascinés l’un par l’autre, le rapport du chasseur et du chassé. Le cerf qui apparaît furtivement est à la fois l’objet d’un désir et d’une soif de prédation. La scène condense pas mal de choses. Quand Ismaël sort dans la nuit, je me raconte moi qu’il y a quelque chose du cerf qui se poursuit en lui.
D : Vous évoquez votre impression de vies qui se déroulent dans des poches hermétiques, or, à travers son montage, le film organise à la fois un écart et un rapprochement. Il montre bien des milieux très différents, on peut penser justement à la Basilique avec les fidèles exclusivement blancs, tandis que les usagers du RER, sur le quai de Sevran-Beaudottes, sont très divers. Le titre du film, Nous, oriente aussi le regard, suggérant qu’une communauté ressort de l’ensemble. Vous avez pensé le montage selon ces deux niveaux-là, écart et lien ?
AD : La différence entre la Basilique et le RER est une réalité sociologique, objective, je savais que ça apparaîtrait. Mais on n’a pas construit le film sur des antagonismes aussi évidents. Le « nous » a été une question. Au montage, pendant longtemps, c’est la démarche de Maspero qui nous a guidées. On a mis du temps à abandonner l’idée d’une référence direct à son livre : le film commençait avec sa voix off, tirée d’une émission de France Culture. On a très vite compris qu’adapter le livre de Maspero 30 ans après ne suffirait pas. Le montage s’est fait par couches successives : on a retiré, resserré, et à un moment donné on a aussi abandonné l’idée d’une progression géographique réaliste, en se disant que le train, comme lien symbolique, suffisait. Il n’était pas nécessaire qu’on sache précisément ou se trouvait chacun des personnages. Et une fois Maspero et le côté didactique du suivi de la ligne retirés, il ne restait que cette question du « nous ». À partir de là c’est elle qui nous a guidées : « qu’est-ce que c’est que ce nous ? » « qui sommes nous ? » « Qu’avons-nous de commun à partager ? »
Je me suis posée la question des raisons pour lesquelles j’avais choisi Ismaël, ma sœur et d’autres, j’ai compris que j’avais fondamentalement envie de filmer des gens qu’on ne voit pas, de témoigner de leur vécu et non pas faire un panel sociologique pour répondre a la question du « nous ». C’est une donnée très importante, peut-être même un aspect fondamental de tout mon cinéma : l’obsession de garder la trace des gens qui vont disparaître. Je suis obsédée par la mort de mes parents, et le fait qu’il ne reste rien d’eux. J’ai très peu d’objets leur ayant appartenu que je vais transmettre à mon fils, moi-même je ne parle jamais de mon enfance.
Or c’est la question centrale du film : j’ai grandi à Aulnay-sous-bois, d’une famille immigrée, mes parents sont morts trop tôt, probablement de la vie qu’ils ont eue, et on n’a pas cultivé leur mémoire car on avait l’impression que leur histoire n’avait pas de valeur. On ne garde pas trace de nos vies car personne ne nous dit que c’est légitime de les garder. Pour moi c’est un acte conscient de les restaurer, de les montrer, et le film s’articule autour de cette nécessité de la trace : je fais un acte politique du fait de filmer des gens pour qu’ils ne disparaissent pas. Je filme Ismaël pour qu’on sache qu’il a existé, je filme ma sœur pour qu’on voit ce qu’elle fait, je filme ses patients pour qu’ils ne meurent pas trop vite – et d’ailleurs la plupart sont mort de la Covid depuis…
Aller chercher dans mes archives familiales a été dur. J’ai mis du temps à regarder ces images… Mon père est mort il y a une vingtaine d’années, mon fils a découvert mon père avec ces rushes. Et ça a mis beaucoup plus de temps encore pour ma mère. J’ai fait ça en dernier. C’était presque une démarche dangereuse, sacrilège, de ressortir ces rushes de ma mère que je n’avais plus entendue depuis 1996. J’avais retrouvé ces vidéos Hi8 ensevelies dans la cave de ma sœur, elle ne les avait jamais regardées. J’ai commencé par les mettre de côté, par peur de les affronter. C’est ma productrice qui m’a forcée à les regarder, à regarder en face ce qu’il y avait dedans… Alors j’ai regardé, toute seule d’abord, chez moi, et j’étais stupéfaite. C’était comme un voyage dans le temps, comme un acte magique, reconvoquer les morts, mes fantômes.
C’est banal pour beaucoup de gens d’avoir des archives familiales en super 8. Mais il n’y en n’a pas chez nous, les immigrés, les enfants d’immigres, les blédards ! (rires) C’est d’ailleurs marrant car ce qui bouleverse le plus les gens qui ont le même parcours que moi dans mon film ce sont mes archives familiales. Parce que ça les renvoie à l’absence des traces de ce qu’ils ont aussi vécu. Et c’est l’histoire de la banlieue : qu’est-ce que tu racontes d’un lieu qui n’est pas regardé ou regardé que par les autres ? Que dire de la banalité ordinaire ? Déjà qu’elle a de la valeur, que nos histoires ont de la valeur, mais qu’en plus elles participent d’une mémoire collective qui raconte quelque chose de la France. Cet homme, mon père, qui raconte le jour où il est arrivé du Sénégal, il raconte une histoire française. Comme cette femme qui raconte qu’elle a voulu se suicider à son arrivée de Bretagne. La même valeur que le récit de la mort de Louis XVI.
Montrer les archives était aussi violent car pour moi qui ai tout construit pour qu’on ne me renvoie pas à mon milieu d’origine, j’expose d’où je viens, ma maison, mon corps de jeune fille embourbée dans ses 14 ans… Mais je pense que je peux assumer de le faire maintenant, et que passer de cette jeune fille-là à celle qui va converser dans le film avec Pierre Bergounioux dit aussi quelque chose d’une trajectoire, d’une possibilité.
Quand mon père me raconte sa première journée en France, et que je filme Ismaël qui a passé 20 ans de sa vie dans une casse, cela dit quelque chose de ce qui s’est fermé en France. Mes parents sont arrivés en France dans les années 60, être immigré aujourd’hui ce n’est plus la même chose. Mais avoir une fille qui puisse un jour aller discuter avec un écrivain tel que Pierre Bergounioux alors qu’on est un ouvrier sans-papier, c’est ce que je souhaite à Ismaël.
D : Le film réunit la cinéaste de Seine-Saint-Denis et l’écrivain de Corrèze, et il réunit aussi des choses qui appartiennent à des dimensions historiques distinctes : la micro-histoire et la macro-histoire, des histoires individuelles et des lieux de mémoire…
AD : C’est toute la question du récit qu’on se fait de l’histoire française, ce qu’on y retient ou pas, ce qu’on célèbre ou ce qu’on veut effacer. C’est aussi à nous de prendre en charge le récit, car ça ne peut pas être seulement un récit officiel, dans lequel on n’existe pas. C’est à nous de rappeler que nos mémoires, nos traces, nos corps s’additionneront aux autres, qu’on le veuille ou non. De ce point de vue « nous » est à la fois une affirmation politique, un question, une provocation.
D : Tout en montrant une coexistence qui fait partie du présent, Nous tisse des liens entre présent et passé, il crée des échos entre personnages, le rapport entre votre père et Ismaël étant un bon exemple. Est-ce que pour faire le montage vous aviez écrit quelque part les différentes lignes ou les sous-thèmes parcourant le film ?
AD : Pas du tout. Le film est extrêmement construit, mais avec ma monteuse on n’a pas eu besoin de formuler les choses. Je sais qu’il y a un écho entre mon père et Ismaël : mais on le sait tellement toutes les deux qu’on n’a pas besoin de l’exprimer. Et on a un dialogue très silencieux : Amrita David a monté tous mes films et on se connaît tellement qu’on ne fait pas de théorie, on est dans quelque chose de paradoxalement très cérébral et de très instinctif.
Le fait que je sois rentrée dans le film a éclairci les choses. À partir du moment où j’ai utilisé mes archives, tout s’est articulé. Et le film n’était plus construit sur la ligne, le trajet, mais sur la question de la trace, de la nécessité de filmer ces lieux. C’est presque un film qui fait l’archéologie de mon cinéma, qui dit pourquoi je filme toujours au même endroit. D’ailleurs un jour en tournant je me suis demandée si je n’avais pas déjà tourné un plan pour un autre film… Quand j’ai filmé le parc du Sausset, je n’avais pas vu les archives avec mon père. J’ai indiqué à ma cheffe opératrice les plans à faire, sans savoir pourquoi. Mais quand j’ai vu les archives, c’étaient les mêmes endroits…
> Lire ici la seconde partie de l’entretien.
> Lire ici l’entretien avec Amrita David, la monteuse de Nous.