All We Imagine as Light, Payal Kapadia

Mirages de la ville

par ,
le 2 octobre 2024

En s’ouvrant par un travelling latéral, laissant défiler les étals d’un marché informel, All We Imagine As Light présente son décor, la grande ville de Mumbai, comme un lieu de transit. Ce travelling, accompagné d’un léger flou, rend difficilement lisibles les visages des passants. Ainsi le générique du film assemble-t-il des trajectoires en mouvement, de cette rue bondée aux postures lasses des passagères d’un métro aérien. Cette ouverture, rappelant les symphonies urbaines du premier XXe siècle, est accompagnée au son par les témoignages d’immigrés, venus de partout en Inde pour travailler à Mumbai. En voix-over, un homme confie son angoisse de projeter son avenir dans ce territoire : « J’ai toujours la sensation que je vais partir ». À la fin de la séquence, l’apparition de Prabha, l’héroïne du film, statique et bien accrochée à la barre verticale du métro, apparaît comme une illusion de stabilité : ce faux plan fixe voit, à l’arrière-plan, la ville se dérouler à grande vitesse.

Infirmière dans un hôpital de Mumbai, Prabha partage son appartement avec une collègue plus jeune, Anu. Cette tendre coexistence se structure néanmoins selon un rapport différent à l’espace-temps de la grande ville. Alors que Prabha, par son ancienneté, se montre assidue aux tâches requises par son travail, naviguant de chambre en chambre, Anu occupe un poste d’accueil qui l’ennuie et passe ses journées à trépigner d’impatience sur son siège. La vie de Prabha alterne entre deux espaces : l’hôpital et son appartement, qu’elle joint par le métro. Cette vie rangée et recluse (classiquement : métro, boulot, dodo) l’exclut en partie des autres infirmières. C’est par devoir plutôt que par aliénation que Prabha semble se restreindre à cette vie : mariée, elle attend des nouvelles de son époux, parti travailler en Allemagne. Cette femme, entre deux âges, s’astreint à un mode de vie hindou, fidèle à un mari absent, dont les numéros ne sont plus attribués et dont le seul signe de vie est l’envoi d’un autocuiseur, cadeau censé compenser le silence. Sa cadette, Anu, se plaît à refuser chacune des propositions de mariage que lui soumettent ses parents. Au lieu de faire son service jusqu’à la tombée de la nuit, elle vit une relation clandestine avec Shiaz, un jeune homme musulman. Cette relation permet à la jeune femme de découvrir une autre facette de la ville et une autre façon de la vivre. À cette occasion, elle revêt une burqa pour rejoindre Shiaz dans son appartement que sa famille a laissé libre le temps d’un soir. Cette succession de transgressions de la morale traditionnelle et de la ségrégation religieuse renforcent l’écart générationnel avec Prabha dont on apprend que le mariage était lui aussi arrangé.

Remarquée pour le documentaire Toute une nuit sans savoir (2022), Payal Kapadia réalise ici son premier long-métrage de fiction. Alors que l’Inde contemporaine s’enfonce dans un nationalisme hindou, Kapadia a pris à deux reprises le parti d’opposer au projet politique de Narendra Modi une vision à ras de terre, présentant la complexité des relations au plus bas de l’échelle. Toute une nuit sans savoir, par le prisme de lettres lues par une voix acousmatique, décrivait les amitiés inter-religieuses nouées lors d’un ciné-club. En contraste, des images d’archives, collectées à partir de 2015, présentaient le raidissement du pouvoir du nouveau directeur de l’école publique de cinéma « Film and TV Institute of India », d’obédience nationaliste, et les luttes des élèves contre ses mesures. L’échelle affective devient la contradiction radicale du projet autoritaire indien. Dans All We Imagine As Light, le fractionnement des personnages qui partagent un même espace-temps, celui de Mumbai, tend à dissimuler leurs origines, leur diversité de provenance, que pourtant Payal Kapadia s’évertue à révéler, creusant les écarts entre Prabha et la réalité du monde qui l’entoure.

La sédentarité ambiguë de Prabha nie en définitive son statut de migrante auquel ses rencontres ne cessent de la ramener. Elle s’écarte progressivement de sa routine en aidant Parvaty, une collègue plus âgée, expulsée du logement qu’elle a toujours occupé. Comme une provocation, le projet affiche le slogan « Class is a privilege, reserved to the privileged » (« La classe est un privilège réservé aux privilégiés ») jouant ironiquement sur le double-sens du mot « classe ». Le grignotage urbain des projets immobiliers gentrificateurs vise précisément à repousser ces populations immigrées : un logement habité toute une vie peut disparaître du jour au lendemain. Ces vies fugitives, rassemblées par des circonstances socio-économiques, parcourent une ville qui leur est étrangère, jusque dans leur langue, l’hindi, qu’un docteur avec qui Prahba sympathise confie ne pas maîtriser.

Assez brusquement, l’intrigue bifurque du décor urbain à un village maritime, celui de Parvaty que Prabha et Anu aident à déménager. Ce changement géographique se traduit par un recentrement de l’intrigue autour du casting principal. Plus de figurants, plus d’agitation : contrairement à la ville, présentée comme lieu de transit, ce nouveau décor a le rôle de point d’ancrage. C’est le cas pour Parvaty qui espère y finir sa vie, mais aussi pour Anu qui y fait venir Shiay en secret. Alors qu’ils s’isolent du monde dans un temple troglodyte orné de statues révélées par la lumière furtive de leurs lampes torches, Anu, qui cherchait à échapper à son « destin » selon Prabha, semble traversée par le frisson de l’avenir. Mais, comme par ironie, les éclats de la lampe torche révèlent les graffitis apposés par des couples qui les ont précédés : cette grotte, hors du temps, est finalement sécularisée. D’autres relations clandestines ont voulu se graver sur les parois de ce temple, créant un mélange incongru d’éternité et de prosaïsme, de sacralité altérée.

En sortant de la grotte, Anu et Shiay couchent pour la première fois ensemble. Eux qui déployaient des stratagèmes pour espérer s’isoler à Mumbai, s’ébattent à découvert, au milieu d’une nature censée les soustraire aux regards extérieurs. Plus tôt dans le film, à l’hôpital, Anu conseillait à une femme issue des milieux populaires qui souhaitait ne plus avoir d’enfants de prendre la pilule. On découvre, à l’occasion de cette scène, la politique de contrôle des naissances en Inde : Anu renseigne la patiente sur les démarches à suivre pour que son mari fasse une vasectomie et la récompense à la clé (1000 roupies et un seau d’eau offerts par le gouvernement). La sexualité est doublement réglementée par l’institution du mariage et par l’État. C’est pourquoi la sensualité maladroite des deux amants surprend : elle s’oppose à sa relégation, à son invisibilisation.  En parallèle, Prabha, comme une voyeuse, a découvert la relation d’Anu et Shiay. Puritaine, Prabha se refuse à tout contact physique. Par exemple, elle détourne le regard lorsqu’Anu se change face à elle ou se soustrait à toute embrassade. Abandonnée par son mari, elle ne dévie pas de son sacerdoce. C’est par ce sens du devoir que rejaillit la sensualité : un homme échoué sur la plage a besoin qu’on lui fasse les premiers secours et Prabha, après un massage cardiaque, le réveille grâce à un bouche-à-bouche. Par miracle, cet homme, inconnu, s’avère être le mari de Prabha et cette situation d’autant plus incongrue que Prabha s’était évertuée à préciser l’inverse aux villageois avant cette révélation.

Le dernier plan du film s’oppose inévitablement à ceux qui l’initient : filmés à distance, Prabha, Parvaty, Anu et Shiay sont réunis sous une paillotte sur la plage, attendant qu’un orage passe. En plan fixe, le plan promeut une stabilité au sein d’un plan unissant enfin les protagonistes du film. Prabha a refusé de partir avec son mari en Allemagne et a accepté de rencontrer Shiay. Ce retournement du personnage promet une réconciliation : trois générations cohabitent ensemble et s’acceptent mutuellement. La conclusion du film ne se fait pas sans une certaine mièvrerie : dans ce dernier plan, un figurant danse et déambule autour des quatre protagonistes. Aussi la résolution du film (au sens propre) apparaît-elle comme un peu automatique, cherchant le miracle à tout prix par une succession de fausses surprises pour unir une société fractionnée.

Payal Kapadia manie habilement deux échelles de récit différentes. La première se situe à hauteur de ces femmes et de leurs sentiments, celui de l’amour naissant, de l’amitié. La seconde est bien évidemment l’échelle structurelle, sociale, qui rend les personnages prisonniers d’une condition partagée. C’est le sens qu’accorde Payal Kapadia à cette multitude de plans documentaires sur lesquels elle superpose des voix-over collectionnant des récits sans visages. Dans la lignée du mélodrame sirkien – et sa prolongation fassbinderienne – où les enjeux sociaux, les transformations des mœurs, tiraillent les individus, l’atmosphère mélancolique d’All We Imagine As Light provient évidemment de leur vie dans une ville dans laquelle ils ne parviennent pas à habiter.

Ce qui présageait d’une fin mélodramatique s’achève comme un feel-good movie. Si elle précipite une réconciliation, la conclusion du film pourrait révéler quelque chose de subversif. Payal Kapadia achève son récit en restituant à ses personnages une trajectoire émancipatoire. Alors que Toute une nuit sans savoir suivait sans cesse le fil glaçant d’une radicalisation de la société, la fiction permet à Kapadia d’élaborer un nouveau contrat social et affectif. Chez cette cinéaste, la fiction se construit à partir d’une matière documentaire dont elle vient dédire la tragédie, métamorphoser le pessimisme de l’état de fait. Cet optimisme béat détone dans l’économie du film, certes, mais c’est parce que Payal Kapadia se place dans la continuité de ses prédécesseurs dans l’histoire du mélodrame, dont la fonction fut souvent de mettre à nu les différences sociales et de tracer des perspectives de recomposition. En quittant son mari, Prabha rompt avec l’institution qui règle ses jours, en dépit du monde qui l’entoure. Ce retournement soudain la ramène à l’échelle interpersonnelle, à ce mirage de la vi(ll)e qui défilait à côté d’elle. Jusqu’alors, la réalité s’écoulait sans Prabha, à présent, Prabha coule avec elle.

All We Imagine as Light, un film de Payal Kapadia, avec Kani Kusruti, Divya Prabha, Chhaya Kadam, Hridhu Haroon...

Scénario : Payal Kapadia / Image : Ranabir Das / Montage : Clément Pinteaux / Musique : Topshe

Durée : 1h55.

Sortie française le 2 octobre 2024.