Dans Anatomie d’une chute, Justine Triet exclut de son récit toutes les images qui ne constituent pas des pièces à conviction. Dès la première scène – une interview de Sandra, écrivaine à succès, par une jeune étudiante, la caméra consigne tous les éléments qui peuvent servir un témoignage, notamment l’enregistreur de l’étudiante. Pourtant, l’image principale au cœur de l’affaire, celle de la chute du mari de Sandra, Samuel, n’est jamais montrée sans être douteuse. La succession linéaire des interrogatoires de Sandra, accusée d’avoir assassiné son mari, se cantonne aux seuls faits qui seront disséqués par la défense et l’accusation sans résoudre définitivement la question de sa culpabilité. Cette exposition publique d’une vie commune met certes en évidence les difficultés d’un couple au bord de l’explosion mais sert aussi de support à une réflexion sur le sens de l’image et de la construction de la preuve.
Dans la narration de l’instruction puis du procès, Justine Triet assèche sa mise en scène. Point de bande originale, seule demeure le remix assourdissant de P.I.M.P de 50 Cent, Snoop Dogg et G-Unit, accompagnant les travaux de Samuel, ainsi que les mélodies d’Albéniz et Chopin que Daniel, le fils malvoyant de Sandra et Samuel, joue au piano. Justine Triet ne donne pas d’indices par des flashbacks et nous ne nous fions qu’aux seuls témoignages. En revanche, l’instruction génère son lot d’images. Celles-ci sont rendues en basse définition, issues des caméras numériques du personnel judiciaire qui filment la reconstitution et s’opposent à la haute définition du récit linéaire. Les témoignages et la reconstitution de la scène du crime sont filmés par la police tout comme les différentes hypothèses analysant la chute de Samuel sont modélisées en 3D. Les images tournées lors de l’instruction entendent se substituer à cette image manquante : celle de la chute et de la dispute qui l’aurait précédée. Aux images de l’enquête, Justine Triet adjoint celles du procès médiatique qui couvre en direct l’audience. Ainsi la chute devient-elle à la fois une énigme judiciaire et une absence cinématographique : une scène laissée hors champ par le regard clinique de la caméra de Justine Triet.
Lors du procès, les échanges visent moins à mettre au jour la matérialité des faits qu’à réfuter et éclaircir les prémisses des deux camps. Triet évoque, avec l’agacement de la juge à l’égard de la défense ou l’agressivité de l’avocat général, campé par Antoine Reinartz, l’irréductibilité des émotions dans le processus judiciaire. Quand il examine l’archive sonore d’une dispute suivie d’une scène de violence enregistrée par Samuel la veille de sa mort, l’avocat général contredit les explications de Sandra en citant l’un de ses romans dans lequel un personnage imagine l’assassinat de son époux. La discussion, initialement tournée autour de l’emprise que Sandra aurait sur Samuel et sur la finalité de la dispute, c’est-à-dire la chute, devient un mauvais commentaire de texte. Cette preuve, apparemment accablante, n’est pas traitée comme telle et le recours au roman de Sandra ramène la discussion moins à une impartiale anatomie qu’à une exégèse. Faute d’image entérinant la culpabilité de Sandra ou le suicide de Samuel, conjectures et fictions se substituent à de véritables pièces à conviction.
L’explication psychologique du texte littéraire – interdite au critique depuis l’essai Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust – devient l’attribut d’une justice fondée non pas sur l’examen méthodique des pièces à conviction mais sur un commentaire de la réalité. L’abondance de paroles et d’arguments fait écran aux preuves elles-mêmes ensevelies sous leur propre commentaire. À travers cette mise en procès de l’hypertrophie discursive, Justine Triet pourrait s’inspirer d’Ici et ailleurs de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville (1976) où les cinéastes opposent les images tournées en Palestine à leur commentaire écrit depuis Paris, l’image au son, le regard à la parole. Là est l’aporie : Justine Triet met en évidence le caractère fondamentalement discursif d’une preuve – il n’existe, dans Anatomie d’une chute, aucune preuve ontologique. Ainsi le discours judiciaire, dont Justine Triet met à nu la facticité, occulte-t-il le possible regard immédiat à porter sur l’image. Si le son supplante l’image, c’est que l’œil n’écoute pas.
Face à ce surcommentaire qui décrédibilise les arguments de l’accusation et de la défense, Daniel, le fils malvoyant, complète les vides laissés par l’instruction. À deux reprises, Justine Triet abandonne le récit de paroles pour figurer le passé à l’image. Le père apparaît pour la première fois vivant à l’écran lorsque la dispute est examinée par l’accusation. L’examen de l’enregistrement de Samuel précède l’ultime révélation de Daniel. Le garçon témoigne à nouveau face à la cour et évoque une conversation qu’il a eu avec son père où il évoque une tentative de suicide antérieure. Ces images, qui interviennent lors du dénouement du film, ne relèvent pas tout à fait du flashback car elles sont corrélées aux explications de Daniel – on devine qu’elles sont issues de sa subjectivité. Ces deux scènes se raccordent à des plans en contre-plongée filmant Sandra avec le public en amorce, du point de vue de Daniel qui assiste au procès. Elles s’interrompent dès qu’un élément soumis au doute est abordé, et servent ainsi à rendre visibles les points de certitudes du fils. Sans doute la confiance en ces images indique une aporie de la mise en scène de Justine Triet : filmés comme le récit principal, ces quelques souvenirs ne dévient pas de son dispositif académique. En ce sens, Anatomie d’une chute échoue à faire correspondre son programme initial à sa réalisation. Aux prétendues images anatomiques utilisées par l’accusation, Justine Triet ne parvient pas à opposer des images résolument subjectives. De même, pour le spectateur, le doute, eu égard à la culpabilité de Sandra, ne s’instaure jamais véritablement. Sous un certain aspect, celui-ci est absolument évacué du récit qui n’a pas pour horizon une quelconque révélation.
Hormis lors des séquences de souvenirs et quelques photographies, Samuel n’apparaît à l’image qu’en tant que cadavre, découvert par Daniel. L’image manquante de la chute correspond en général à la totale absence du personnage. De même, Sandra n’existe qu’en fonction de cette image manquante – celle de la chute – aux yeux du monde. La communication entre Samuel et Sandra avait elle-même cessé. Pour interrompre les interviews de sa femme dont il jalousait le succès, Samuel envahissait son espace sonore avec une musique assourdissante. Le son et la parole se faisaient déjà prédation de l’un sur l’autre et seule l’écoute développée par Daniel permet d’y échapper.
Le film se mue finalement en récit d’apprentissage à la fois du processus judiciaire et de l’intime conviction. Le garçon mène sa propre enquête, expérimentant sur son chien Snoop une hypothèse. Mais l’enquête est vite laissée de côté au profit de l’idée assez simple, rappelée par Marge, une assistante du Ministère de la Justice censée préserver son témoignage, selon laquelle la culpabilité relève moins de la matérialité des faits que de la formation d’une décision. Avant l’acquittement, le dernier témoignage de Daniel prend la forme d’un récit où il réinterprète une conversation avec son père à l’aune d’une nouvelle hypothèse. La voix-over de Daniel surplombe les images du passé et les organise. En miroir, la transcription de la dispute entre Sandra et Samuel émane du son enregistré par Samuel. L’interprétation, intimement corrélée au récit de Daniel, passe par une nouvelle image du passé : la visualisation de son récit et, en définitive, de son père.