Sorti le 24 janvier dans quelques salles françaises dont l’Espace Saint-Michel à Paris, Ici Brazza d’Antoine Boutet relate la transformation de la friche industrielle Brazza à Bordeaux en projet immobilier d’ampleur. Objet complexe, Ici Brazza s’éclaircit à travers les mots de son réalisateur, fasciné par les territoires et leur transformation.
Débordements : Votre œuvre se concentre sur des territoires dans une perspective écologique, au sens large du terme. Comment avez-vous choisi la friche du quartier Brazza comme lieu de cinéma ?
Antoine Boutet : C’est d’abord pour des raisons personnelles. Au moment où j’ai fait le film, j’habitais à côté. C’est un endroit que je connaissais bien et que je traversais quand j’allais dans le centre-ville. J’appréciais cet endroit parce qu’il était en même temps à l’écart de la ville et dans la ville. Il y avait un rapport à la nature assez troublant. Ensuite, je travaille depuis toujours sur des problématiques de la ville confrontées à des grands projets humains : projet hydraulique en Chine ou d’aménagement dans d’autres villes. J’aime bien ces moments durant lesquels la ville est en attente d’une décision prise mais pas encore réalisée.
D. : Le territoire est autonome de la ville de Bordeaux qui n’est clairement mentionnée qu’au bout d’une heure de film.
A. B. : Le projet a des particularités et des spécificités mais ce même processus est en marche partout. Ce n’est pas un film régionaliste. Je suis parti de cet exemple que je connaissais pour m’insérer dans une histoire plus globale qui pouvait interpeller au niveau de Bordeaux mais aussi ailleurs. Dans la présentation du film, nous n’avons jamais parlé de Bordeaux.
D. : En combien de temps avez-vous fait ce film ?
A. B. : Le tournage s’est échelonné sur quatre ans mais de l’écriture à la sortie du film, il s’est passé six ans.
D. : Dans votre film, les images numériques anticipent et prolongent les transformations. Vous utilisez des projections publicitaires que vous retrouvez dans le projet final. Comment avez-vous utilisé ces images publicitaires ?
A. B. : Ces images participent de tout ce que je peux glaner sur le projet et que je vais utiliser au même titre que ce que je filme. Quand, à la fin du film, j’utilise des images de sites immobiliers, ce qui m’intéresse c’est comment produire du sens en associant Internet : la manière dont l’appartement est présenté sur le site, dont il y a des animations de grue et des photographies, contribue à une esthétique. C’est un produit d’appel que l’on retrouve dans les panneaux publicitaires dans la manière de mettre un slogan sur le logement.
D. : À la fin, on voit un écart entre ces images publicitaires et le projet achevé que vous filmez.
A. B. : Tout le film consiste à passer du projet à la réalité, du rêve de l’architecte et du politique à la réalité du terrain. Et cette réalité c’est moi. Je fais des allers-retours avec un certain humour. Je ne veux pas dresser un tableau implacable en disant que c’est raté. Le projet sera fini dans une dizaine d’années. Mais il façonne une manière de vivre dans l’avenir. Ça m’intéressait de montrer le décalage entre le projet et la réalité avec la question sous-jacente : a-t-on envie de cet avenir-là ? Cela reste une interrogation : est-on dedans ou à côté ? Les squatteurs, les Gitans, les pigeons, les grenouilles et la végétation vont être virés sans exception pour être remplacés par une végétation agencée, ordonnée. On passe du désordre à l’ordre. A-t-on envie de faire ce pas en avant avec le projet ?
D. : Votre film laisse peu entendre les voix humaines. Dans la première partie, les quelques voix que nous entendons sont celles des squatteurs, des Roms et de deux habitants. Il se crée alors une opposition entre le mouvement silencieux du temps et la voix de ceux qui vivent sur la friche.
A. B. : Je ne l’ai pas perçu comme ça au final. Je suis parti de ce territoire que je voulais incarner. Je ne voulais pas que ce soit un décor et je voulais montrer l’essence même du lieu. Je voulais comprendre la spécificité de ce lieu avant qu’il ne disparaisse et que les rencontres qui pouvaient avoir lieu soient traitées comme n’importe quel événement. Que la parole d’un architecte, d’un squatteur ou d’une grenouille se fasse au même niveau. Les rencontres sont les intermédiaires. Ce n’est pas que je ne donne pas d’importance à la parole mais les personnes que j’ai interrogées avaient une parole attendue. Je n’avais pas l’impression qu’elle ait été nécessaire pour montrer ce qui s’est passé. En revanche, les rencontres improbables ramenaient des éléments plus intéressants que les personnes.
D. : Lors de l’expulsion d’un camp de Roms, un policier vous demande de partir et vous interdit de filmer. Votre film met en scène un conflit d’usage au cœur d’un territoire.
A. B. : Il y a un conflit d’usage mais je dirais que c’est de bonne guerre, c’est-à-dire qu’il est logique que cet espace soit investi par des squatteurs, des raves party et des camps de Roumains et de Bulgares mais il est aussi logique qu’ils soient expulsés. Cela fait partie du cycle normal de ce type d’espace en ville. La pression foncière est énorme et tout le monde le sait. Les gens ne sont pas dupes sur le fait qu’ils vont se faire virer. Cela amène une certaine violence mais quand le flic m’arrête, c’est dans la logique des choses. Je sais que je n’ai pas à être là à filmer. Mon but est d’être à chaque fois au bon moment au bon endroit et de rester ouvert. Ça décrit, à l’échelle de ce petit territoire, la transformation en cours et la violence faite aux gens qui y sont, au sol et à la nature. Les architectes sur place m’ont dit que ça commençait toujours par une destruction.
D. : Dans La Ville bidon, Jacques Baratier filme une décharge parisienne qui abrite des bidonvilles et des ferrailleurs sur laquelle doit être bâtie une ville nouvelle qui se vend sur l’idéal de société sans classes. Dans votre film, l’extension foncière se fonde aussi sur une prédation sur une société qui lui préexistait.
A. B. : La différence aujourd’hui avec les habitants temporaires sur place est qu’à quelques exceptions près, il sont là pour un temps puis ils s’en vont. Il y a une organisation interne mais il ne s’est pas passé un an ou deux avant que les caravanes soient expulsées. Ce n’est pas un bidonville au sens mini-ville. C’est organisé : il y a une église parce que ce sont des Roumains pentecôtistes. Mais ça reste très éphémère. C’est différent des années 1960 où il y avait des structures d’entraide. La pression foncière vient de là. Il n’y a pas tellement d’émotion de la part des habitants par rapport à ce qui se passe. Les expulsions n’émeuvent plus grand monde.
D. : Le premier et le dernier plan du film consistent en un écran noir sur lequel vous dessinez des chemins. Est-ce pour décrire la réduction de la pratique du territoire qu’entraînent ces projets ?
A. B. : C’est ouvert à l’interprétation. J’ai voulu montrer, avec ces deux panneaux-là, le tracé de mes cheminements – le fait d’arpenter le territoire et de trouver des chemins fabriqués par l’usage, la part de hasard et de déambulation – et le tracé des rues et des routes qui correspondent aux axes du projet urbain. Il y a une différence nette dans le dessin que ça produit. Est-ce que ça induit une limitation ? On peut l’imaginer mais je pense qu’un troisième plan est possible où il y aura toujours les chemins officiels et les chemins intermédiaires. Il y a des sens plus pratiques à l’usage pour les habitants. Eux-mêmes vont détourner certains endroits parce que ce sera plus pratique de couper à travers tel ou tel endroit. Il reste toujours une marge d’espoir.
D. : Votre cinéma cherche donc à s’approprier le territoire et retranscrire son vécu.
A. B. : Faire un film sur un territoire sans arriver à se l’approprier, c’est dur. Je ne sais pas si j’ai réussi. Ça passe par la caméra et l’imagination d’un dispositif qui permette de rendre compte d’un territoire. Les sensations que j’ai ressenties sur place m’ont conduit à y aller plusieurs fois. Je suis tout seul et je passe ma vie avec la caméra comme un pêcheur ou un mec qui promène un chien. J’essaie de représenter cette sensation que j’ai à ce moment-là parce que c’est une manière d’habiter le lieu et si j’arrive à le partager avec des spectateurs, c’est encore mieux. C’est un espace que j’aime.
D. : Le film est très complexe formellement et il se renouvelle énormément. Pourtant, il suit un fil narratif sans s’égarer. Comment le processus d’écriture du film s’est-il déroulé ?
A. B. : Je voulais inventer une forme cinématographique et trouver un peu de ce qui me plaît dans les documentaires et les films expérimentaux : un travail autant sur la forme que sur le fond. Je voulais trouver des stratagèmes qui me permettaient de me projeter dans les années qui allaient venir et de trouver des choses qui n’étaient pas intéressantes à filmer en 2018 mais qui pouvaient l’être en 2022. Je voulais documenter et quadriller certains éléments en sachant que j’allais laisser ça dans un coin mais que, confronté à ce qui se transformait, cela pouvait me servir des années après. Au montage, j’ai voulu montrer comment la transformation se produisait. J’ai testé différents processus et j’en ai gardé certains et pas d’autres.
D. : Est-ce dans ce cadre que vous avez pensé l’usage du drone ?
A. B. : Ce plan au drone devait être refait une deuxième fois. Il n’y avait pas encore les routes mais je les avais tracées et élaboré un plan de vol qui survolait le quartier. On devait passer du tracé à l’identique par le drone mais ça ne s’est pas fait. Mes tracés n’étaient pas si précis et des bâtiments avaient poussé là où ils ne devaient pas. Un projet urbain change régulièrement. Ce n’est pas grave. J’ai quand même gardé le travail avec le drone en réduisant considérablement l’image et en zoomant à 800% à l’intérieur. Je voulais me centrer sur la terre et avoir une vue aérienne qui reprend les maquettes en 3D du plan d’urbanisme. Je voulais adopter le point de vue de l’architecte. Vu du haut c’est l’architecte, vu du bas, c’est plutôt moi.
D. : Quand vous filmez le matériel publicitaire, vous l’utilisez pour en faire un collage.
A. B. : Oui, et il y a les jeux de mots qui sont sous nos yeux. Cette propagande est tournée en dérision. Ce sont des choses qu’on ne voit pas quand on passe devant. Moi-même je ne m’arrête pas devant ça. Mais ça n’est pas parce qu’on ne s’y arrête pas que ça n’infuse pas en nous. C’est le principe même de la publicité. À force, les choses rentrent. Je voulais que le ton du film soit grave sur le sujet et léger sur la forme, avec assez de distance et d’ironie pour que les choses soient prises avec un effet d’accumulation et une touche de poésie dans les couleurs. J’avais la sensation qu’il y a quand même du jeu. Les gens se prennent très au sérieux parce qu’il y a des enjeux énormes. Mais, quand on le regarde avec distance, il y a quand même du jeu : on offre un terrain à des architectes sur lequel ils doivent imaginer quelque chose et le quartier de demain. Ça me faisait penser à une espèce de bac à sable. Je me suis dit « Faisons la même chose avec la caméra ». Je voulais filmer en prenant leurs propres codes pour que ça ne soit pas un film plombant. Il me semblait que ce n’était pas la peine de rajouter de la misère à la misère.
D. : À la fin du film, l’humour rappelle Tati dans la façon dont il oppose un univers standardisé et les bruits des travaux.
A. B. : D’une certaine manière, un des enjeux du film est d’être toujours entre le réel et l’imaginaire, le trompe-l’œil et les illusions. Je voulais rentrer dans la tête de l’architecte et des décideurs. Ça crée une sorte de fragilité. La ville a beau être en béton mais elle est construite sur des strates. Ça a été une friche, un terrain de maraîchers et demain ce sera autre chose. L’idée était de montrer que ça n’est pas éternel. Cet élément de carton-pâte est véhiculé par le son d’où l’idée de rapprochement avec Tati où l’image et le son sont trafiqués. Comment, à partir du réel, arriver à quelque chose de protéiforme ?
D. : Le nom du quartier « Brazza », qui évoque le colonisateur du Congo français, n’est pas traité dans le film. C’est un élément qui dit quelque chose de la ville de Bordeaux.
A. B. : Il est parti de Bordeaux. D’où le nom de ce quartier. Ce qui m’intéressait était que personne ne parle du rapport au nom historique Brazza, c’est acquis. J’ai volontairement gardé le titre Ici Brazza pour créer un paradoxe dessus en laissant croire qu’on allait en Afrique. À mon avis, il y a un côté exotique qui plaît bien et c’est pourquoi ils ont gardé ce nom-là. Et ils l’ont fait sans jamais questionner le passé. Les gens se sont appropriés ce nom comme un élément de communication.
D. : Comment votre parcours de plasticien vous a-t-il aidé dans la réalisation d’Ici Brazza ?
A. B. : Je n’ai jamais appris à faire de films et j’en ai toujours fait avec des erreurs de narration et de structure. Ça m’a permis de faire des films où je ne me posais pas la question de la durée des plans ou de comment placer ma caméra. J’avais une grammaire plastique qui m’a servi à faire du documentaire. J’ai toujours gardé une certaine liberté d’action. Dans ce film, j’ai voulu revenir à des choses que je pouvais faire il y a très longtemps et travailler la forme. J’essaie de défendre ce film comme un film documentaire et pas expérimental. J’ai voulu pousser ce rapport entre le fond et la forme.
D. : Votre film mêle une conscience aiguë de ce qui se joue à Brazza et une haute exigence formelle.
A. B. : Il y a une haute exigence mais c’est sur le fil. Il y a toujours le risque d’une démonstration technologique, illustrative. J’ai essayé de rester vigilant sur ce qu’apporte telle image ou tel outil. Ça a été épuré au fur et à mesure et j’ai enlevé des tentatives qui allaient trop loin dans une forme graphique. Peut-on aujourd’hui redonner un peu de place à la forme dans le cinéma documentaire ?
D. : Ainsi, la mise en image des processus se passe de commentaire.
A. B. : Le commentaire est parfois redondant avec ce que l’on voit à l’image. La formule « ça se passe de commentaire » pourrait être un deuxième sous-titre du film. Tout n’est pas dit mais l’essentiel de ce que je veux dire se passe comme ça. On ne rentre pas dans la nuance ou dans le détail du projet architectural comme on pourrait avoir avec un film d’entretiens. Ce film essaie sans commentaire de raconter une histoire.