Après Quentin Tarantino (Once upon a time… in Hollywood, 2019) et Paul Thomas Anderson (Licorice Pizza, 2021), et avant Steven Spielberg (The Fabelmans dans quelques mois), James Gray se risque lui aussi à l’exercice nostalgique. En narrant l’amitié entre un jeune garçon juif (Paul, Banks Repeta) et un jeune garçon noir (Johnny, Jaylin Webb) dans son Queens natal, Gray ne cherche pas à idéaliser, des étoiles plein les yeux, le temps de son enfance. Dans une filmographie peuplée d’ombres, en particulier celle des pères qui engloutissent leur progéniture, à l’image de ce plan dans The Lost City of Z où Percy Fawcett (Charlie Hunnam) recouvrait de la sienne le berceau de son fils, Armageddon Time ne fait pas défaut. Toutes les silhouettes du film sont à la frontière des ténèbres, prêtes à basculer d’un côté ou de l’autre, telle Esther Graff (Anne Hathaway) complètement assombrie au seuil de la chambre de son fils. L’expérience faite par Paul Graff de la violence et du racisme, épisode aussi fondateur que fugace dans son existence, permet au réalisateur de dérouler, avec une aisance souveraine, son art de la mélancolie (à laquelle se mêle parfaitement la musique toujours sublime de Christopher Spelman) et du lâcher prise. Ni émerveillement lumineux à la Tarantino, ni euphorie amoureuse façon PTA, mais l’apprentissage d’un renoncement. La noirceur des leçons tirées par Paul n’a rien d’une découverte, elle est déjà en germe dans la maison des morts qu’il habite.
La cellule familiale a toujours été synonyme chez Gray d’étouffement, en dépit de moments d’amour et de ferveur (le Nouvel An de Two Lovers). L’aspect ouaté et duveteux de l’image (ici de Darius Khondji, mais l’effet était le même avec celle de Joaquín Baca-Asay), s’il confère aux appartements un caractère réconfortant, renferme souvent, à l’exception notable de Two Lovers, des parents violents. On retrouve dans Armageddon Time de grandes tablées festives et pittoresques, par exemple lorsque Paul décide de commander chinois car ne voulant toucher à ce qu’a concocté sa mère, mais y transparaît une brutalité, un legs morbide. La richesse de l’écriture de James Gray se niche dans sa manière de dépeindre cette douceur spectrale, à la fois protectrice et restrictive. La figure du grand-père maternel, interprété par Anthony Hopkins, qui ne pourrait rien faire d’autre que marmonner pour bouleverser, illustre bien cette complexité. Aaron, confident bienveillant et bienfaiteur, renvoie à une part tragique de l’histoire. Cette dernière ressurgit lorsqu’il raconte à son petit-fils, là encore dans la pénombre, la jeunesse de sa mère en Ukraine, dont les parents furent exécutés sous ses yeux. Même après sa disparition, il continue de hanter la maison, Paul l’apercevant dans le reflet de son miroir, assis sur son lit. Il en va aussi de la mère de Paul, figure aimante et consolatrice, mais qui livre ses enfants aux mains d’un père colérique, avant de disparaître de la fiction à la mort du sien, n’adressant plus un mot à personne. Irving Graff (le formidable Jeremy Strong), le patriarche, n’échappe pas non plus à cette dualité. S’il ne se prive pas de taquiner ses fils à travers un concert matinal de casseroles, il menace sans cesse d’exploser pendant les repas face à leur insolence. C’est par cette écriture qui ne tombe jamais dans le manichéisme que se dessinent les fondations fragiles de la demeure des Graff, ce monde qui sert de repère à Paul.
La gravité du cinéma de Gray n’est jamais feinte. Elle repose toujours sur des événements dramatiques concrets : la mort (The Yards, La Nuit nous appartient), la maladie (Little Odessa, Two Lovers) ou encore la folie (Ad Astra) rôdent en permanence. Dans Armageddon Time, advient un moment où la violence s’incarne frontalement. Pris dans les toilettes du collège en train de fumer un joint en compagnie de Johnny, Paul n’est cette fois-ci plus couvert par sa mère qui, face à l’attitude nonchalante de celui-ci, bascule dans la rage et l’empoigne par la gorge. À la maison, Paul se rue terrifié dans la salle de bain pour s’y enfermer. Avant même que les coups ne pleuvent, il est déjà en larmes dans la baignoire. Pour contrecarrer une possible banalisation des faits, pour ne pas renvoyer cet épisode à l’insignifiant, Gray bascule alors dans le film d’horreur en s’en appropriant la grammaire : regards subjectifs de Paul vers l’entrée, gros plans sur son visage apeuré, hurlements du père derrière la porte qu’il finit par défoncer. La relation filiale semble presque une réminiscence du meurtre de Psychose. Alors que Marion Crane cédait sous la lame de Norman Bates, Paul subit des coups de ceinture de plus en plus intenses. Tout comme ce dernier n’est pas idéalisé en poupon innocent, Gray ne met jamais en scène cette vie de famille tel un lieu d’harmonie absolue. C’est en cela que le film déjoue le programmatique coming-of-age movie, nulle révélation face aux déchaînements dont est capable son père, à la menace de détraquement du foyer.
Armageddon Time tourne beaucoup autour de la question du « potentiel » des enfants. Le manque dont en ferait preuve Paul inquiète ses parents. Faut-il le laisser à l’école publique ou le mettre dans le privé ? Gray paraît presque se muer en Frederick Wiseman, mettant à nu les dysfonctionnements du système éducatif américain, son incapacité à faire fonctionner l’ascenseur social. L’obsession pour ce dernier, qui se retrouve chez ceux qui ont « réussi » à le prendre (Aaron) comme ceux qui y ont « échoué » (Irving), influence le choix de parents qui au fond ne savent comment procéder. Face aux bêtises de Paul, ils naviguent d’un établissement à un autre et ne le renvoient qu’à des lieux contraignants, tout aussi suffocants que son domicile. En réponse à cette idée de potentiel émerge celle de « retour sur investissement », auquel doivent répondre les générations futures. La pression qui repose sur ces dernières résonne avec celle qu’ont probablement déposée sur leurs épaules ceux qui débarquèrent à Ellis Island au début du siècle. Cette crainte de voir ses enfants ne pas être rentables semble, par effet de propagation, frapper les parents d’un désabusement indépassable.
Les pères grayiens imposent, plus ou moins, à leurs fils leur vocation (le pressing de Two Lovers, le métier d’astronaute dans Ad Astra), voire les entraînent au bout de leurs croyances (Percy Fawcett qui disparaît dans la jungle avec son fils). Un échange entre Paul et le sien est significatif de cette emprise liée à une angoisse de l’avenir. Avant son départ pour son nouvel établissement, Paul, honteux de s’y rendre avec un attaché-case, reproche à son père de le destiner à une vie identique à la sienne. Irving lui rétorque que non, il veut qu’il soit bien mieux que lui. C’est cette quête du « bien mieux » qui travaille le film, cet horizon d’élévation sociale entretenu par le rêve américain. Et c’est par le biais d’un autre patriarche, figure lointaine et foncièrement contemporaine, qu’elle va prendre corps. À son entrée dans son nouveau collège (plutôt onéreux), Paul a le droit à un grand discours du magnat de l’immobilier Fred Trump (père de l’ancien président) et de sa fille Maryanne Trump (apparition surprise de Jessica Chastain), assistante du procureur fédéral. Le discours a pour but de galvaniser les foules, d’expliquer à tous, y compris aux femmes, qu’ils sont capables d’arriver à des postes importants. Fred Trump n’a rien d’un emblème bienveillant, il fait peser sur ces visages à peine adolescents le poids des responsabilités. Pour appartenir aux élites, ils doivent se fondre dans ce moule capitaliste encore intacte aujourd’hui. Et c’est par le biais de son amitié avec Johnny, parfois chancelante, que Paul, entre abdication et rébellion, va chercher à s’en extraire.
Le benjamin des Graff évolue donc dans un monde fait de seuils qu’il souhaite ou qu’on lui pousse à franchir, une logique de dépassement mise en évidence par sa trajectoire et celle de Johnny. Même si leurs rêves paraissent inatteignables (Johnny veut entrer à la NASA, Paul être artiste), leur amitié fait vaciller des barrières, aussi microscopiques soient-elles. En outrepassant les contraintes sociales ils découvrent des mondes qui leur échappent, de l’épisode trivial du joint dans les toilettes à la fugue plus ambitieuse vers la Californie. C’est Paul qui donne à Johnny l’argent (volé à sa mère) afin qu’il puisse venir à la sortie scolaire à Guggenheim. Et c’est le second qui, à cette occasion, les emmène faire l’école buissonnière dans le Bronx. Mais ces échappées utopiques s’inscrivent dans l’idéal américain et ses désirs de grandeur. La vocation artistique de Paul (il est d’ailleurs amusant que les super-héros qu’il dessine n’aient rien d’exceptionnel) est plus liée à la gloire qu’elle induit, comme en témoigne cette séquence fantasmée (peut-être la première du cinéma de Gray), où la vision d’un Kandinsky le projette en peintre acclamé, plus sensible à l’aspect commercial qu’artistique de cette révélation. De la même façon, Johnny pense à l’argent qu’ils pourront se faire grâce au talent de Paul. Si ce dernier regarde d’en bas la grande aventure capitaliste vendue par les Trump, Johnny occupe une même position vis-à-vis des Graff. Quand celui-ci finit par venir chez ces derniers, ce n’est qu’à la frontière de la maison, dans la cabane de Paul située dans le jardin. Ces franchissements vont d’ailleurs devenir de plus en plus impossibles, en particulier lorsque Paul se retrouve confronté à une forme de ségrégation. Lui qui a changé d’école, voit un jour débarquer Johnny à une récréation. Séparés par le grillage, Paul comprend bien, face aux deux amis qu’il vient de se faire, qu’il vaut mieux minimiser son lien avec l’Afro-américain. Il lui fait donc comprendre, un peu gêné, qu’il ne doit pas rester ici, et se range du côté d’un certain racisme ordinaire. Ces avancées et ces reculs participent à cette impression d’odyssée stagnante propre au cinéma de Gray (les voyages inachevés dans l’espace et la jungle). Pour preuve, lorsque certains seuils symboliques sont franchis, ils n’ont pas la valeur pressentie, espérée. À l’image de la découverte du domicile des Graff par Johnny, qu’il imagine probablement bien plus heureux que le vétuste appartement qu’il partage avec sa grand-mère. Alors que la famille revient du cimetière, il aperçoit son ami en haut de l’escalier, impuissant face aux cris de ses parents qui se désespèrent de son avenir. Ce que chacun convoite du regard n’est qu’une forme d’illusion que le film ne cherche pas à entretenir. Le souvenir ne saurait être fardé.
Le seul apprentissage que fait Paul, c’est celui du renoncement. Renoncement face au racisme, face à la possibilité de faire bouger les lignes. Après avoir tenté de voler un ordinateur pour financer leur fugue, les deux amis finissent au poste. Paul, après avoir dit la vérité (c’est son idée, son collège), est contredit par Johnny, qui prend pour lui la totale responsabilité de leur fiasco. Et tandis que Paul est raccompagné chez lui par son père, Johnny, dans un geste d’abandon et d’amitié d’une pudeur inouïe, retourne à sa condition sociale, celle d’un enfant modeste, noir, en proie avec les services sociaux et les relents racistes de la société américaine. Toutes les considérations éducatives qui auront alimenté le film paraissent dès lors dérisoire face à ce visage à la candeur captive. Par un travelling au ralenti qui arrache Paul à son ami, séparés d’une vitre, le plan se transforme instantanément en lointain souvenir endolori. C’est encore une fois la figure paternelle qui acte cet ancrage dans l’immobilisme. La leçon transmise n’a rien de glorieuse, elle n’est qu’un héritage poisseux. Dans la voiture stationnée devant chez eux, Irving explique à son fils la fatalité de certaines choses, la victoire des forts sur les faibles. C’est à sa connaissance du chef de police, à qui il n’avait pas facturé une intervention de plomberie, qu’ils doivent d’avoir pu quitter le commissariat. Le visage de Paul résigné rentre alors en résonance avec celui de Johnny, désormais disparu de la fiction. Si Gray ne paraît pas dépasser ce statu quo, dans un constat d’impuissance, il est loin de tout cynisme. Il le doit à la tendresse de son regard, à ces quelques travellings arrière, à la douceur sidérante, qui concluent le film. En s’éloignant du collège, Paul quitte aussi la salle de classe, son salon ; ces lieux oppressants peuplés de spectres errants. Ils accompagnent, sans tambours ni fracas, sa nouvelle trajectoire, au creux de laquelle se loge une amitié éteinte.
Le film n’est pas simplement une façon de parler de l’Amérique d’aujourd’hui depuis celle du passé, il permet de formuler ce que l’histoire ne cesse de refouler. Face à un dessin de son petit-fils, Aaron lui explique qu’il doit poser sa signature dessus, c’est ce qui lui donnera sa valeur. Dans son école privée, Paul se fait recadrer en cours d’arts plastiques car il ne respecte pas la consigne. Il ne s’est pas perdu dans son imagination, il a au contraire été trop scolaire (faut-il y voir un parallèle avec l’attachement de Gray à ses modèles, Coppola en tête ?). Si son enseignante lui demande de recommencer, elle garde cette fusée coloriée de bleu pour l’afficher dans la vitrine du couloir. Malgré le caractère désabusé et l’échec auquel renvoie tout ce tissu mémoriel, souvenir incapable d’illuminer le présent, Gray y appose sa signature. À la manière de son double juvénile, le metteur en scène trace sa voie sans se complaire dans l’autobiographie romantique, simplement en laissant s’envoler une dernière fois cette réminiscence. Comme la fusée que Paul fait décoller avec son aïeul, traînée de fumée en direction des étoiles, aussitôt évanouie et perdue dans les nuages.