Bird People fait d’abord l’effet d’un film très écrit, tellement écrit que l’on peut s’amuser à le découper en parties et sous-parties, en se demandant par quels chemins on passe de l’une à l’autre. Avant que ne commencent les deux chapitres essentiels (1/ Gary ; 2/ Audrey), un prologue a la lourde tâche de dresser un tableau de la solitude contemporaine à l’échelle d’une rame de R.E.R. La caméra circule d’un passager à l’autre, on saisit des bribes de monologues intérieurs, chacun songe à ce qu’il va faire de la morne journée qui s’annonce : un homme formule les phrases d’une lettre qu’il doit adresser à quelqu’un qui le somme de régler une facture, un autre fait ses comptes et Audrey (Anaïs Demoustier) fait aussi les siens. Elle calcule le nombre d’heures qu’elle perd dans les transports pour se rendre jusqu’à son lieu de travail, un hôtel Hilton se trouvant à Roissy, où elle est employée comme femme de chambre. Audrey salue ses collègues en arrivant, personne ne lui répond. Voilà comment le film pose – sans guère de finesse – la première moitié de sa fable sociale : Audrey est invisible, il faut que quelqu’un la voie.
L’autre moitié de la fable concerne Gary (Josh Charles), un ingénieur américain en transit dans l’hôtel où travaille Audrey. Pour lui le problème n’est pas de ne pas être vu. Tout montre au contraire qu’il est un homme que l’on considère dans son travail. Il lui faudrait plutôt réapprendre à voir. Gary ne perçoit plus du monde qu’un lointain reflet, filtré à travers des vitres : celle du taxi depuis lequel il aperçoit des voitures accidentées sur le périphérique, celles d’une salle de réunion d’où son regard s’évade vers les toits, au loin, ou encore celle de son écran d’ordinateur connecté à Skype, fenêtre par laquelle il annoncera à sa femme sa décision de la quitter. Car Gary décide brutalement de changer de vie, de rompre avec un rythme que le film n’a pas eu le temps d’installer et qu’il verbalise en ces termes : « Too much travels, too much work, too much stress ». Il s’agit donc de dresser le portrait d’un homme en plein burn-out et beaucoup de scènes en sont la plate illustration : Gary déconnecté lors d’une réunion de travail, Gary devant annoncer au téléphone à un de ses collègues qu’il n’a pas pris son avion pour Dubaï, Gary se réveillant en pleine nuit au bord de l’asphyxie.
Malgré ces faiblesses, ce chapitre produit une sensation assez étrange, comme s’il s’éloignait peu à peu de la fable sociale pour se muer en un huis-clos dépressif dans lequel un homme s’éteint peu à peu dans l’anonymat d’une chambre d’hôtel, le monde ne devenant plus que rumeur. On pense alors par moments à Her de Spike Jonze : même sensation d’un monde engourdi, vu depuis la fenêtre d’une tour, même impression, au fond, que les décisions prises ou subies par les personnages (quitter une femme devenue virtuelle pour Gary ; être quitté par une femme depuis toujours virtuelle pour Theodor) ne comptent plus vraiment, les deux films n’en retenant que l’écho étouffé : la femme de Gary pleure sur Skype, mais tout semble résonner de loin. Les images du monde, comme les voix, arrivent toujours filtrées par un moyen de communication ou une vitre : c’est sans doute ce qui explique l’atmosphère cotonneuse du chapitre 1 de Bird People, où la dépression du personnage est traitée elle aussi de loin. En témoigne le recours à la voix-off de Mathieu Amalric, qui surgit brutalement pour expliquer l’étrange sensation de vide et de soulagement éprouvée par Gary au moment de tout quitter, comme s’il n’y avait plus d’autre solution d’écriture pour appréhender l’intériorité du personnage. Ou plutôt, comme si cette intériorité ne pouvait être décrite que par un effet très littéraire (produit par l’association du texte, lu par Amalric, au phrasé de l’acteur) qui nous éloigne encore un peu plus du personnage.
Il faut donc opérer un changement de point de vue, se rapprocher des hommes, les voir de plus près, rétablir un contact. Par là s’explique aussi l’impression d’un film écrit, qui oppose très nettement ses chapitres pour poser sa dialectique : Gary / Audrey ; le lointain et le proche ; la perte de contact avec les hommes (réduits à des voix) et la quête d’un nouveau contact avec eux (celle-ci ne pouvant se passer de la voix[11] [11] Il est difficile de reprocher au film son recours à la voix-off une fois la métamorphose passée. On s’y habitue de fait assez vite, elle devient même, au fil des scènes, une sorte de bruit de fond. Le problème vient plutôt de l’usage qui est fait de cette voix, laquelle ramène l’expérience du personnage à des sensations primaires, exprimées de façon prosaïque : « Putain, j’ai faim », « Qu’est-ce que je fous ici? », « Tout est bizarre ». Cette dernière réflexion témoigne d’ailleurs de l’impuissance du film à faire exister la bizarrerie autrement que par le langage car, en réalité, rien n’est jamais bizarre dans Bird People. Les repères ne vacillent pas, le film a aussi peur du silence que de l’espace qui s’offre à son héroïne quand elle se trouve tout à coup dotée d’ailes. ). Au début du deuxième chapitre, Audrey s’évanouit pour renaître sous la forme d’un moineau : il est difficile de ne pas se dire qu’à cet instant précis, le film hésite, qu’il paraît presque sur le point de tout lâcher pour goûter à ce qui lui a tant manqué précédemment : l’air, l’espace, la liberté. Cela est souligné par la largeur étonnante des plans qui saisissent l’envol de l’oiseau autant que par le recours à Space Oddity de David Bowie. Pendant un instant, le film a voulu déployer ses ailes, être naïf plutôt que dissertatif, simple plutôt que dialectique.
L’effet lyrique, pourtant, ne fonctionne pas, sans doute parce qu’il n’est pas pleinement assumé : malgré ses beaux plans aériens sur les tours de Roissy et le renfort de David Bowie, Bird People rechigne à devenir une odyssée de l’espace. Un plan antérieur signe ce manque de désir. Lors de la très longue séquence où Gary quitte sa femme via Skype, celle-ci disparaît provisoirement de l’écran, laissant toute sa place au décor. L’attention de Gary se fixe alors sur un moineau qui s’est posé sur le rebord d’une fenêtre. Par cet effet d’écriture, le film nous indique son point de fuite, et la fonction qui sera celle du moineau par la suite. Sagement posé, il est toujours dans le voisinage des hommes. Et c’est dans ce même voisinage que se maintiendra Audrey tout au long de sa métamorphose, agissant toujours en oiseau curieux, se posant sur des poubelles pour saisir de près des bribes de conversations, papillonnant le long des tours pour voir, à travers les fenêtres, comment les gens vivent, veillant sur son collègue Simon (Roschdy Zem), qui dort dans sa voiture. S’il n’y a pas d’odyssée dans Bird People, c’est que l’oiseau n’a rien à découvrir, rien d’autre, peut-être, que la précarité, cliché du discours social illustré par le sort réservé au personnage de Simon. Vu du ciel, le monde paraît donc encore plus petit que la chambre d’hôtel de Gary et il est au moins aussi angoissant, les prédateurs (un chat dans un couloir de l’hôtel, une chouette dans une forêt) ayant peut-être remplacé les employeurs.
Dans ce sinistre tableau social, seuls les artistes sont épargnés, et ce à travers la figure d’un dessinateur japonais qui apprivoise le moineau et en trace le portrait en mouvement. Cette scène pourrait être belle si elle n’était accablante de naïveté. Que dit-elle en effet ? Que seuls les artistes savent voir ? Il n’est par ailleurs pas impossible d’y voir un autoportrait de la réalisatrice. Pascale Ferran pense peut-être en effet que le cinéma doit retrouver la naïveté du geste du dessinateur. Dans le mouvement dialectique du film, le portrait fonctionnerait comme l’antithèse de la scène de rupture sur Skype : mystère du corps sans voix d’un côté, voix d’un corps sans mystère de l’autre, d’un corps qui peut donc disparaître du champ, devenir invisible.
L’épilogue donne une réponse à la question posée au début : comment être vu ? Après la séquence du portrait, la jonction des chapitres 1 et 2 est marquée par un dernier effet d’écriture, comme si le scénario venait au secours du récit : c’était un conte, apprend-on, une référence très lourde à Cendrillon est là pour nous le faire comprendre. La jeune fille qui, dans son envol, a perdu ses chaussures, peut enfin rencontrer son prince charmant dépressif. Fin de l’histoire, Audrey peut dire à Gary : « Vous me voyez ? ». Au lieu de voir grand, le film retrouve en fait dans ce dernier tournant l’étroitesse initiale de sa scène dans le RER. La rencontre de Gary et d’Audrey a lieu dans une cage d’ascenseur, comme un symptôme de la faiblesse générale du film, de sa très grande fragilité. Bird people est un film-moineau, qui a eu tellement peur de son ambition qu’il ne s’ est envolé que pour retourner sagement dans sa cage.
D’où la très grande déception que l’on éprouve à la sortie de Bird People : voilà un film qui aurait pu, comme Holy Motors ou L’Inconnu du lac, s’élever très haut vers le lyrisme en assumant pleinement son basculement vers l’étrangeté, en le rendant fulgurant, tranchant, inoubliable, comme dans cette séquence de Holy Motors où des singes apparaissent dans un pavillon de banlieue sur On voudrait revivre de Gérard Manset. Au lieu de ce grand saut, le film se montre d’une sagesse presque exemplaire. Film de bonne élève, film du milieu, non plus au sens économique – c’est ainsi que Pascale Ferran avait défini Lady Chatterley en 2007[22] [22] Rappelons que ce « cinéma du milieu » était perçu, à l’époque du discours de Pascale Ferran aux Césars (en février 2007), comme un cinéma en voie d’extinction. L’expression était surtout à prendre dans un sens économique : les films du milieu, participant d’une économie moyenne, devaient poser un pont entre un cinéma bien portant, de plus en plus riche, et un cinéma de paria, de plus en plus pauvre : « Cette fracture est récente dans l’histoire du cinéma français, expliquait alors Pascale Ferran. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ce qu’on appelait les films du milieu – justement parce qu’ils n’étaient ni très riches ni très pauvres – étaient même une sorte de marque de fabrique de ce que le cinéma français produisait de meilleur. Leurs auteurs – de Renoir à François Truffaut, de Jacques Becker à Alain Resnais – avaient la plus haute opinion des spectateurs à qui ils s’adressaient et la plus grande ambition pour l’art cinématographique. Ils avaient aussi, bon an mal an, les moyens financiers de leurs ambitions. Or, ce sont ces films-là que le système de financement actuel, et en premier lieu les chaînes de télévision, s’emploient très méthodiquement à faire disparaître. » Etrangement, Bird People reconduit cette opposition au cœur de son histoire, chargeant son moineau de faire le lien entre le riche (Gary) et les précaires de Roissy. – mais esthétique. Le milieu comme norme (la fameuse fable sociale continue de servir de base à une grande partie de la production française, d’Un beau dimanche à Pas son genre). Et le milieu comme cage dans laquelle tout le cinéma français, avec Bird People, enterre un peu plus son rêve d’Icare[33] [33] Sans doute faudra-t-il trouver le temps de s’interroger sur le paradoxe de beaucoup de films français récents qui veulent se tourner vers le plus grand lyrisme (Les Rencontres d’après-minuit) ou la plus grande fantaisie (Tristesse club) et n’offrent à leurs personnages que le confinement, l’enfermement dans des appartements ou des maisons. Films symptomatiques d’une sorte de dépression ambiante, qui oblige les personnages à trouver refuge dans le souvenir (le personnage de Fabienne Babe dans Les Rencontres d’après minuit), ou dans les vestiges d’une enfance pleine de promesses (la chambre de Léon dans Tristesse club). En cela, l’enfermement de Gary dans sa chambre d’hôtel est symptomatique : dans un monde uniformément gris (ce que soulignent toutes les vues de Roissy saisies depuis la fenêtre de Gary), la chambre offre un espace de liberté raisonnable : on peut au moins s’y endormir. C’est ce que fait Gary dans Bird People, c’est aussi ce que fait Antoine, le concierge de Dans la cour : triste programme, tout de même, pour un personnage de cinéma, que celui de s’éteindre dans le sommeil, de ne plus être. .