Le barouf politique autour de Black Panther, hymne féministe et afrofuturiste, est tel qu’on ne sait plus vraiment qu’en faire sinon constater distraitement – sans dénigrer une seconde le mouvement insufflé – qu’à l’instar de la majorité des productions Marvel, on ne tient pas là un bon film mais l’illusion réussie d’un bon film.
Telle est en effet la marque de fabrique d’un studio qui a su faire passer les fourre-tout verbeux et laids que sont Avengers et Avengers : Age of Ultron pour des événements planétaires, grâce à une “mise en place” composée de plusieurs autres films supposément plus petits – ce que le studio appelle les “phases”, chaque “phase” conduisant à un nouvel épisode d’Avengers où réunir le plus grand nombre de personnages possible.
Cette fois cependant, pour donner l’illusion de la grandeur, Marvel s’appuie non seulement sur ses films précédents (l’exceptionnellement réussi Captain America : Civil War sorti en 2016, où Black Panther fait son apparition) mais aussi sur le monde réel : du Black History Month aux USA au premier “Festival Marvel” à Abidjan, en passant par les fameuses séances non-mixtes (dont il ne s’agit pas de contester l’existence) et les références à l’Histoire (la costumière est celle de Malcolm X et d’Amistad ; la mère du héros est jouée par Angela Bassett, qui incarna Rosa Parks), tout hurle au monument historique. Et si le design de l’affiche du film rappelle les enluminures art déco du Gatsby le Magnifique de Baz Luhrmann, c’est que Marvel compte bien inviter le monde entier à la plus grande fête possible (le film a coûté 200 millions de dollars ce qui, pour un premier épisode, est particulièrement élevé).
Mais qu’avons-nous vu ? D’abord, une Afrique sans poussière : dans les avenues agrandies par ordinateur du Wakanda, les vaisseaux volants sont flambant neufs, tout droit sortis du disque dur ; les costumes, melting-pot d’ethnies du continent entier, semblent n’avoir jamais été portés. Tout est propre, jusqu’à la jungle où pas un membre de l’équipe n’a mis le pied : comme le Tarzan de David Yates, qui évoquait lui aussi les génocides liés à la colonisation de l’Afrique par les pays d’Europe, la volonté de ne surtout pas s’apparenter aux colons se traduit par une sorte de phobie du sol qui renvoie les cinéastes entre quatre murs, fonds bleus et environnements numériques obligent.
Tel est en effet le propos du film : donner à imaginer une Afrique de synthèse, une Afrique idéale qui n’aurait jamais été pillée, un continent devenu aussi riche qu’il pouvait l’être – mais à l’échelle d’une enclave type Vatican, Suisse ou Qatar, cachée sous un dôme magique quelque part au Soudan du Sud, si l’on en croit une carte du monde dans Captain America : Civil War. Que la langue nationale soit un dialecte d’Afrique du Sud et l’une des premières scènes d’action située en Corée du Sud ne tient pas du hasard, puisqu’il s’agit ici de s’opposer au Nord – le Wakanda venant ainsi réparer l’hapax du Soudan du Sud, aujourd’hui inverse exact de l’utopie.
Depuis qu’Avatar a réécrit l’Histoire en imaginant une adaptation de Pocahontas dans laquelle les colons finissaient chassés du Nouveau Monde, la science-fiction se détache volontiers du futur habituel pour se réapproprier allègrement les siècles passés. Wonder Woman, qui fut aux femmes le blockbuster porte-étendard que Black Panther est aujourd’hui aux personnes racisées, imaginait en effet qu’une femme avait combattu dans les tranchées aux côtés des hommes. Diana Prince comme le roi T’Challa viennent d’ailleurs chacun d’un monde progressiste resté coupé du reste de l’humanité par la même bulle invisibilisante, comme s’il n’existait qu’une seule manière de dire : héros et héroïnes ont toujours été là, le monde ne pouvait simplement pas les voir.
Dans les deux cas, l’histoire est celle d’un isolationnisme qui prend fin : l’oppression n’était donc pas tant le fait d’un système dominant que d’une minorité puissante qui choisissait, pour avoir la paix, de ne pas se faire voir ni entendre. Or l’inévitable friction avec la réalité constitue un point faible plus important que l’absence de poussière : quand T’Challa tue finalement son cousin, il euthanasie quelqu’un qui, habité par une juste colère, prônait l’interventionnisme musclé et le renversement des rapports de pouvoir dans le monde (excellent Michael B. Jordan – on aperçoit d’ailleurs brièvement chez son “Killmonger” un poster de Huey P Newton, véritable Black Panther). Seulement euthanasier la colère, est-ce au fond si recommandable ?
Quelques mois après Les Derniers Jedi, dernière production Disney à avoir phagocyté l’espace médiatique et porté haut la bannière de tous les progressismes, il y a quelque chose d’ironique à retrouver cette fable dans laquelle le héros du peuple, Killmonger, n’est pas le bon, où la dynastie passe justement son temps à lutter pour conserver ses droits – T’Challa doit combattre pour éviter les coups d’états, au contraire du dernier épisode de Star Wars, qui racontait comment une femme et un Noir se découvraient des pouvoirs équivalents à ceux de la noblesse galactique. Ici, ça n’a pas l’air de déranger tant que cela : et quand le roi T’Challa se pose à Oakland avec son vaisseau spatial, les gamins des rues sont bien content de découvrir sa Lamborghini volante.
Voilà le secret : faire du social avec du bling-bling, comme si Gatsby avait organisé les Restos du Cœur. Évidemment, c’est hideux, mais ça fonctionne. Marvel préfigure peut-être ainsi ce jour où les VRP à dents longues, les blondes et les milliardaires ne constitueront plus seulement l’arsenal des pires réactionnaires, mais aussi des progressistes, aujourd’hui coincés avec Sanders, trop intègre pour être honnête. Black Panther est ainsi le symptôme d’une société malade du départ d’Obama, attisant l’espoir d’une présidence à la Oprah Winfrey, dont on n’est pas certains de la vouloir autant que Marvel aimerait le laisser croire.