Blue Prince, Dogubomb

Une énigme à soi

par ,
le 4 juin 2025

Cette lecture ne se fera pas sans spoilers.

Jour 3

Je me trouve actuellement dans l’Atelier, et les outils brillent de la lumière des torches électriques, celles qu’on trouve sur les chantiers. Hier, au même endroit dans le manoir, j’étais sur le patio qui donne sur le jardin Est. Au lieu d’une tronçonneuse aujourd’hui se trouvait un transat hier. Je comprends que l’espace se dérobe chaque jour qui passe, et que chaque élément que je crois maîtriser se métamorphose le lendemain. Toute l’énigme de mon oncle m’échappe.

Cependant, je comprends que je dois faire jouer ma chance et mes méninges. J’étais tout à l’heure dans la chambre de l’ancienne Comtesse, ma grand-mère. J’ai trouvé dans le Conservatoire un document, écrit à la main, sans délicatesse : « Aile Ouest, depuis une porte orientée plein sud : chambre de la Comtesse ». L’indication était vraie, mais trouvée par hasard.
De même que son journal intime, qui trônait sur la table… fermé à clef.

Peut-être trouverais-je la clef dans la grange ? De quoi manger dans la piscine ? Un livre dans la salle de bains ?
Quel espoir trouver dans ces couloirs inconstants ?

La solution est-elle encore quelque part, laissée par mon oncle, ou est-ce à moi de la construire ?

La solution est au jeu d’énigmes ce que le level up est au RPG ou le highest score au jeu d’arcade. Elle en constitue sa récompense et, par-là, son plaisir et la définition même de ce qui en fait un jeu. De la saga Professeur Layton (2007-2025) aux plus récents The Return of the Obra Dinn (2016), Outer Wilds (2019) et Lorelei with the Laser Eyes (2024), j’ai souvent pris du plaisir à me triturer le cerveau devant des casse-têtes et des devinettes dans l’espoir d’atteindre ce moment suprême où les pièces du puzzle s’agencent enfin. Aussi, la sortie du jeu Blue Prince n’a pas manqué de m’interpeller. Quand Le Monde titre sa critique du jeu « Le jeu vidéo pour les rois de l’énigme », ma curiosité (en même temps sans doute que mon orgueil) est piquée au vif. Je ne peux m’empêcher de penser alors : « Encore une énième itération d’un genre que j’aime, mais qui a du mal à se renouveler, notamment dans sa narration : je suis un personnage X qui doit résoudre un mystère Y en résolvant des énigmes Z. » Les structures narratives éculées du genre me poussent à me méfier de ces jeux portés aux nues, dont la narration et l’aspect novateur retombent souvent comme un soufflé. Puis la réputation du jeu se fait petit à petit, plusieurs personnes me le conseillent, des proches fans de jeu de casse-têtes l’encensent… Il était donc temps de s’y mettre.

Le jeu s’ouvre sur un enregistrement audio, le testament d’Herbert S. Sinclair, baron du domaine du mont Holly, dont le manoir de 45 pièces trône fièrement au cœur des montagnes. On y apprend que le domaine reviendra à son descendant, que nous incarnons, si celui-ci parvient à trouver et ouvrir la 46ème pièce du manoir, demeurée cachée jusqu’à maintenant. La structure narrative est classique pour le genre. L’héritage perdu constitue une motivation à la fois mystérieuse et intéressante pour le/la joueur·euse : la récompense classique du jeu vidéo maquillée sous une vaste énigme à décortiquer. De plus, on retrouve ici le trope du manoir, lieu à la fois intime et impressionnant. Le/la joueur·euse s’attend à y trouver des éléments du vécu intime de cet espace. Ce vécu sera la narration du jeu, dont les chapitres seront dévoilés au fil de notre progression, comme des actes de théâtre. Le/la joueur·euse sait également que ce manoir aura sa part d’uncanny et d’absurde, en mettant en scène des énigmes qui n’auront rien à y faire, des pianos qui cachent des passages secrets, des chandeliers à abaisser pour ouvrir un coffre ou des armures qui s’animent si vous ne résolvez pas l’énigme de la salle où elles se trouvent. On s’attend ainsi à devoir découvrir un espace caché, mais accessible.

Cependant, Blue Prince arrête ici la narration classique du jeu à mystères, et l’expérience de jeu n’aura rien des classiques du genre. Le manoir du Mont Holly s’éloigne de la géométrie attendue et rassurante du genre qu’il représente. Il en adopte une autre, quasiment non euclidienne. La rationalité de l’énigme rencontre l’aléatoire d’un genre qu’on attendrait plus dans un jeu inspiré de l’arcade : le rogue-like. Le jeu d’énigmes construit par les mécaniques du rogue-like, voilà un cocktail que l’on n’attendait pas forcément. Ce genre, popularisé dans les jeux indépendants à partir des années 2010 (mais dont l’histoire ancienne est encore à faire), se fonde sur un mélange d’arcade, de répétition de niveaux et de hasard : les niveaux sont générés aléatoirement, de sorte que le/la joueur·euse ne sache pas ce qu’iel va rencontrer d’une partie à l’autre. On se retrouve alors autant inquiet que fasciné par ce projet peu commun. Comment un jeu d’énigmes, qui doit pourtant rester cohérent et accessible dans sa progression et sa narration pour ne pas perdre davantage son public, parvient-il à utiliser ce système ?

Premier jour, nous arrivons dans le hall d’entrée du manoir, une lettre nous attend. Le manoir est divisé en 45 pièces. À chaque porte franchie, le/la joueur·euse « tire » trois plans de construction (blueprints) et en choisit un. La porte s’ouvre, et dévoile la pièce choisie, ses items et d’autres portes à ouvrir. Le but est de parvenir à la 46ème pièce, dissimulée quelque part dans les entrailles du manoir. L’espace du jeu à mystères est en général un espace qui cache une logique que le/la joueur·euse devra révéler, en résolvant des énigmes, en combinant des items ou en parlant à des PNJ. Dans Blue Prince, l’espace est reconfiguré chaque jour. Comment peut-on y trouver une logique, comment peut-on maîtriser cet espace instable ? Ce sera là le but du jeu. On trouve toutes sortes d’informations qu’il reviendra au/à la joueur·euse d’assembler (plus que de rassembler) pour résoudre les mystères.

Le concept du jeu apparaît comme novateur de prime abord : il ne s’agit plus tant pour nous de dévoiler une immense intrigue cachée dans les mailles de ce que la simulation ne nous dit pas d’emblée, mais plutôt de construire chaque jour une tentative de réponse à ce que nous met la simulation dans les mains. Aurons-nous tort ? Aurons-nous raison ? Le jeu lui-même ne le dit pas. Les jours s’enchaînent en autant de structures anarchiques, mais impliquées dans une narration où l’on grappille des miettes de savoir. De ce fait, tout devient énigme dans Blue Prince : non seulement les interactions avec la simulation, mais également son espace et sa structure même. Le rogue-like permet de faire passer le jeu d’énigmes à une dimension supérieure, où tout devient énigmatique, et où la narration doit se construire dans la résolution de chaque puzzle.

Jour 14

Hier, j’ai ouvert la porte de la bibliothèque pour la première fois. Qu’elle soit connectée au garage et à la salle à manger n’a pas de sens. L’odeur d’huile de vidange m’empêche de contempler les rayonnages. Demain, c’est peut-être depuis la chambre d’ami que je pourrai y accéder, ou depuis le machinarium. J’y serai alors plus tranquille, si les machines ne font pas de bruit. Dans la salle à manger, chaque jour, un plat m’attend. Qui le cuisine ? Qui hante ces murs en même temps que moi ?

Dans la bibliothèque, j’ai trouvé un formulaire, une liste de livres. J’ai pensé que je pouvais faire une requête, demander à lire un livre du catalogue. J’ai coché un ouvrage d’histoire.

Aujourd’hui, j’ai tiré une nouvelle fois la bibliothèque et le livre d’histoire m’attendait. Il était censuré. Ce n’est pas du genre de mon oncle. Encore une énigme… Y a-t-il une librairie dans le manoir ? Espérons qu’en la tirant, j’aurais assez d’argent pour me procurer l’ouvrage non censuré. Un chemin se dessine, mais reste insaisissable.

Le jeu propose cependant une narration bien ancrée, et ne nous laisse pas perdus au milieu d’un océan de questions, comme dans un Myst. Au contraire, le but est simple : hériter du manoir de notre oncle. Cet héritage constitue notre quête, dans laquelle nous, joueur·euse, n’avons pas grand-chose à dire. Cependant, au fil de nos visites du manoir, des éléments du récit de la famille se font jour, et apparaissent cachés derrière d’opaques énigmes. Ces éléments, au même titre que des items permettant d’avancer dans les pièces du manoir, sont répartis dans chaque pièce. Avancer dans le manoir c’est ainsi composer deux narrations : le récit de chaque journée d’exploration, que l’on peut consulter dans le menu principal du jeu et l’histoire de la famille du personnage principal. On touche ici au cœur des mécaniques du rogue-like : le plaisir à décortiquer l’énigme du jeu et à la comprendre ne peut se faire qu’en multipliant les journées passées à arpenter le manoir. C’est même souvent l’échec sur une journée qui permettra la réussite sur une autre : comment comprendre les mécaniques complexes d’ouverture de la 46ème pièce sans expérimenter, se tromper, manipuler les autres pièces pendant des heures et des heures ? Avec l’aide de cette narration des journées, de plus en plus informée sur les mécaniques qui régissent le manoir, nous pouvons espérer recomposer la narration du jeu. Le gameplay, ainsi que notre expérience, construisent nos opportunités de comprendre l’intrigue, et d’en dévoiler les zones d’ombre.

Jour 23

Concentrons-nous. Qu’ai-je appris ces derniers jours ?

Que l’antichambre était la seule pièce, avec le hall d’entrée, qui ne changeait pas chaque jour. Qu’il y a trois accès à l’antichambre depuis le manoir. Que ces accès ne peuvent être ouverts que par des leviers. Que ces leviers se trouvent dans des pièces précises. Que l’un d’entre eux se trouve dans le grand hall. Que l’un d’entre eux est cassé et que je peux essayer de le réparer. Que le levier du grand hall ouvre la porte Est. Que je dois atteindre l’antichambre et ouvrir le levier dans la même journée. Que l’antichambre n’est pas la fin. Qu’elle m’offre une autre clef. Celle de la cave. Comment aller à la cave ? J’en sais peu et beaucoup. La seule fin est la 46ème pièce. Pour l’instant.

Notre progression dans le manoir et dans les journées qui défilent suivent notre cheminement de pensée et notre compréhension. Difficile dès lors de définir la narration du jeu, car, là encore, l’œuvre se plaît à la renverser : lever le voile sur un mystère ne suffit plus. Il faut maintenant parvenir à construire ce mystère, à comprendre ses limites et son but, dissimulés d’emblée. Tout est caché, enfoui, terré dans les pièces du manoir, l’énigme, mais également son énoncé.

Tout cela me pousse à penser que le jeu d’énigme trouve ici un représentant unique et stimulant. On pourrait parler d’un archi-mystère : les mécaniques du rogue-like diluent le principe même du jeu à mystère dans un ensemble assez addictif. L’exploration du manoir constitue pour moi un des plaisirs principaux du jeu. L’aspect visuel du manoir semble pensé dans le cadre de la résolution de casse-têtes. La direction artistique a opté pour un rendu inspiré du cell-shading et qui donne aux pièces visitées une tonalité douce et accueillante. Nous sommes invités chaleureusement à parcourir le manoir, dans des tons qui ne sont pas vifs. Certaines runs, notamment les premières, prennent des airs de walking simulator, où l’on se déplace avec plaisir entre les pièces. Tout est douceur dans le visuel du manoir, sans doute afin de mieux nous amener aux complexités et à la difficulté des énigmes.

Cependant, tout y fourmille de sens, tout est énigmatique, tout peut faire énigme et les sens du/de la joueur·euse sont constamment en éveil. Blue Prince joue sur la notion d’énoncé de l’énigme, car nous ne savons jamais vraiment ce qui relève de l’énigme ou ce qui relève du simple décor. On peut d’ailleurs se demander, quand tout demande réflexion et tout est indiqué par des indices, s’il y a encore une différence entre énigme et non-énigme. J’ai été surpris autant qu’émerveillé plus d’une fois en découvrant que ce que je prenais pour un banal élément de décor cachait en réalité une énigme à explorer. Le rogue-like permet ainsi de nouer toujours plus de nœuds dans nos cerveaux, l’espace du jeu devenant lui-même un espace à agencer selon une logique énigmatique. Ce qui rend le jeu unique, c’est l’abolition de l’opposition entre énigme et non-énigme. Nous sommes dès lors poussé·es à toujours plus de réflexion, de recherches et de solutions à espérer trouver. Blue Prince signe ainsi un tour de force mécanique.

Jour 40

Je me souviens des lectures que me faisait mon oncle. Je me souviens des soirées dans le salon, devant le foyer crépitant. Les yeux de mon oncle, embrasés, parcouraient les ouvrages d’Italo Calvino, son auteur favori. Il lisait à voix haute Les villes invisibles, comme une doctrine philosophique à géométrie variable, à laquelle je ne comprenais rien, mais dont la poésie m’entraînait.

Je crois aujourd’hui, en contemplant le même foyer éteint, Les villes invisibles laissé ouvert sur le fauteuil de mon oncle, qu’il ne faisait pas que me lire à voix haute. Il apprenait. Il pensait à son manoir et à mon héritage.

Le laboratoire contient une machine qui fonctionne seulement à l’électricité. La solution est sur les murs de la pièce. La machine doit être alimentée depuis la chaufferie, dont les tuyaux de ventilation ne parcourent pas toutes les pièces.

Résoudre une énigme de mon oncle, c’est inventer une ville invisible, perdue dès le lendemain de sa construction.

On devient l’opérateur de l’énigme en même temps que son interprète. Umberto Eco ne rêvait pas moins dans L’Œuvre ouverte : un lecteur constructeur de l’œuvre, capable d’en agencer à la fois la forme esthétique et la pensée critique. Blue Prince est en cela l’exemple le plus abouti d’œuvre ouverte : tout est ouvert, rien n’est jamais fermé, tout est possibilité d’interprétation, jamais sens donné. Se dessine alors, en guise d’expérience de jeu, une ligne biscornue, mais fascinante, car intime. On arpente des heures les différentes pièces du manoir pour en déceler tous les secrets, toutes les ouvertures laissées par les développeur·euses et en comprendre les logiques. Cela n’est cependant qu’une première étape, un « tutoriel » presque, à partir de laquelle il faut construire l’énigme et la résoudre. On y découvre ses propres méthodes pour parvenir à avancer davantage, ses réponses à soi et son plaisir de jeu intime.

Chez Calvino, la narration se plaît à tromper le lecteur, à lui faire questionner le concept même de littérature qu’il est en train d’expérimenter et de reconfigurer constamment sa boussole intellectuelle. Le/la joueur·euse de Blue Prince tire à chaque pièce du manoir un plan de construction dans l’espoir de voir un jour se profiler celui qu’il/elle attend et la résolution de l’énigme. Où est la différence avec le/la lecteur·ice de Si une nuit d’hiver un voyageur de Calvino, où chaque chapitre amène un fragment d’un livre perdu, dont le narrateur espère un jour recomposer la totalité ? Si ces auteurs s’emparent des possibles narratifs pour les faire advenir simultanément, Blue Prince, lui, s’empare des possibles énigmatiques, et en fait le sujet même du jeu. Le plaisir du jeu vient autant du fait de résoudre les énigmes que de composer et assurer soi-même le cadre de sa résolution. Le plaisir suprême du jeu d’énigmes est repoussé encore plus loin : on n’a plus seulement la joie de résoudre l’énigme, mais d’en avoir construit l’énoncé, à travers notre multiplication des runs. Blue Prince n’est un énième héritier du jeu d’énigme, il en est un nouvel architecte.

Jour 46

Quiconque lit ce compte-rendu de ma quête, celle de mon héritage perdu, se demande sans doute si j’ai atteint un jour la fameuse pièce, la 46ème.

Je ne crois pas que je le dévoilerais ici, si ça devait jamais arriver.

Je ne suis désormais là que pour les villes d’air et de sable qui se dessinent sur les plans bleus. J’en admire les tracés, et m’essaie moi-même à la composition de certains d’entre eux.

Les mots de mon oncle reviennent, ou peut-être étaient-ce ceux de Calvino lui-même : « Les signes forment une langue, mais pas celle que tu crois connaître. »